Zitiervorschlag: Laurent Angliviel de la Beaumelle (Hrsg.): "Amusement XXXVII.", in: La Spectatrice danoise, Vol.1\037 (1749), S. 321-333, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4218 [aufgerufen am: ].


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Amusement XXXVII.

Zitat/Motto► Tel est devenu Fat, à force de lecture,
Qui n’eût été que Sot en suivant la nature. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► La Lecture gâte quelquefois la Jeunesse. A cela près, elle est extrêmement utile. Elle étend nos connoissances, elle éclaire notre esprit, elle donne à notre raison le pli du vrai ; elle l’entretient dans son penchant pour l’indépendance, & la guérit du préjugé.

Pour tirer de la Lecture tous ces avantages, il faut sçavoir l’Art de Lire. Fremdportrait► Les uns ne lisent pas assez ; ils ne remplissent point leur esprit d’un grand nombre d’idées. Leurs lumières ne s’élevent jamais hors d’une certaine sphére. Leur raison tourne, pour ainsi dire, autour d’un cercle fort étroit ; souvent la dose de leur esprit est plus forte que celle de leurs connoissances. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► D’autres lisent trop. Leur Génie se repose sur leur mémoire. Ils se dispensent de raisonner, contents de feuilleter des Auteurs qui ont pensé pour eux. Ils retiennent beaucoup de choses d’autrui, & ne tirent rien de leur propre fonds. Ils ne sçavent rien, parcequ’ils sçavent mal tout ce qu’ils sçavent. Leur Mémoire est un rendez-vous monstrüeux de vérités & d’erreurs. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► La plupart lisent sans choix. Tout ce qui leur tombe sous la main, ils le dévorent ; mais ils ne le digérent pas. Ils ne réfléchissent point sur la matière. Il leur tarde d’avoir fini un Volume pour en commencer un autre. Ils aiment la variété. On peut les comparer à un Voїageur, qui pour connoitre les mœurs & les coutumes des Européens, parcour-[322]roit en poste tous les paїs de l’Europe. Ces Lecteurs conservent d’un ouvrage une foule d’idées foibles, confuses, desassorties, qui venant s’offrir tumultuairement à leur esprit, leur font former sur mille objets des jugemens déplacez & bizares. Ils ne se rapellent les choses que confusément & raisonnent de même. Il semble, que diverses erreurs ou diverses verités se livrent, dans leur cerveau, surchargé des combats continuёls. Leurs lumières ne sont qu’une fausse lueur, qu’un feu volant, qui conduit au précipice le voïageur, qui le prend pour gnide <sic> durant la nuit. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► Il y en a, qui ne lisent que des Romans. Leur esprit se repait de cent Contes frivoles, de cent avantures, ou le merveilleux domine aux dépens du vraisemblable, de mille Historiettes antiques, tous les mois habillées de neuf. Le revenu le plus clair des Libraires & des Auteurs est fondé sur la passion qu’on a aujourdhui pour les Romans, lecture souvent pernicieuse, toujours inutile, quelquefois ennuїante, jamais fructueuse (*1 ). Cette sorte de Lecteurs ne lit que pour le plaisir ; & souvent elle le cherche envain. Les femmes sont plus avides des Romans que les hommes. Elles ont l’esprit plus minutieux. Et puis, les matiéres de Galanterie qu’on y traite sont plus de leur ressort. Cette lecture leur est très dangereuse. Elle a sçu apprivoiser bien des Vertus farouches. Surtout, elle humanise les Tendrons. Combien de jeunes Filles se sont hâtées de réaliser les chimeres qu’elles lisoient ? Les Romans laissent presque toûjours au fonds d’un jeune Cœur une impression de tendresse, un goût pour le [323] plaisir, un attrait pour les belles Passions & ce qui s’enfuir, un penchant pour la Coquetterie, qui ne tarde guére à se développer, au préjudice de la tranquillité des Péres ou de l’honneur des Maris. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► Quelques-uns lisent sans goût. Les trois quarts des beautés d’un ouvrage sont perduёs pour eux. Ils ne sentent point le prix des plus beaux endroits. Les charmes du naїf, les éclairs d’une saillie, la finesse d’une réfléxion, le piquant d’unée <sic> Ironie, la délicatesse d’un sentiment, tout cela se dérobe à leur épaisse intelligence. Ils ne sont affectés que d’un trait grossier. La légéreté du Pinceau leur échappe. ◀Fremdportrait Fremdportrait► Il en est d’autres, qui traitant le solide de pompeuse bagatelle, ne cherchent dans un Livre que du Clinquant, qu’ils préférent à tout l’or des ouvrages sensés. De l’esprit, de l’esprit, partout de l’esprit. Sans cesse ébloüis du brillant des expressions, ils ne sçauroient voir le vrai ou le faux des pensées. Bien plus : le faux leur plaît, pourvû qu’il soit embelli d’images riantes, de mots précieux & néologiques, de tours bizarement nouveaux. Aulieu d’éxaminer, avec attention le corps d’un ouvrage, ils n’en considérent que l’habit ; si cet habit n’est pas orné de Rubans, de Falbalas, de Pretintailles, ils bàillent, ils jettent le Livre à un coin, & jurent contre l’auteur. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► D’autres lisent par humeur & par boutade. Ils veulent se des-ennuїer. Il ne leur faut que des fariboles. Ils trouvent des leçons. L’impatience les saisit. Ils ne font que parcourir le livre, & traitent le solide, de refléxions surannées, le sérieux de pedanterie ; tout leur déplait ; ils ne se mettent en peine de rien retenir. La disposition d’esprit qu’ils apportent à la lecture leur ferme les yeux sur les beautés les plus sensibles d’un ouvrage. ◀Fremdportrait

[324] Fremdportrait► Il en est, qui dégoutés de ce qui les a autrefois le plus charmez, ne veulent que du Neuf. Ils ne liront jamais une piéce du siécle passé. Ils n’en reliront pas deux fois une nouvelle. Toutes les brochures qui paroissent sont d’abord logées honorablement dans leur Cabinèt ; Quelques jours après, elles sont mises au rang des bouquins & sont remplacées par d’autres qui on bientôt après le même sort. Ces sortes de Lecteurs ne jugent du mérite d’un ouvrage que par la datte, comme il en est qui n’en jugent que par le Titre. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► Quelques-uns s’attachent aux Journaux ; & nourris de cette lecture, ils s’érigent en demi savans, quoiqu’ils n’aїent pas les premiers Principes des sciences. Cette méthode est assez commode. A l’aïde d’un journal, on lit dans une demi-heure une douzaine de volumes sur différentes matières. On retient quelques morçeaux des Extraits ; on régle son jugement sur la décision du Journaliste, ordinairement partial, quelquefois ignorant, souvent infidelle. On trouve ses arrêts fort sensés, parcequ’on ne les éxamine pas. On saisit l’occasion d’en étourdir les oreilles de ses amis. On fait étalage d’une érudition qui n’a couté que quelques minutes d’application. On prononce sur les auteurs, comme si on les avoit lûs d’un bout à l’autre. On loüe, on critique à tort & à travers, toûjours sur la parole d’autrui. Le monde est plein de ces faux Erudits. Les Journaux se sont extrêmement multipliés depuis cinquante ans. N’en soions pas surpris. Les hommes sont naturellement curieux & paresseux. Ils veulent sçavoir ; mais ils ne veulent pas qu’il leur en coute, d’apprendre. Or, les Gazettes littéraires flattant également la paresse & la curiosité, il est naturel que leur nombre augmente tous les jours.◀Fremdportrait

[325] Fremdportrait► Il y en a qui lisent avec choix, ni trop, ni trop peu ; mais ils ne méditent point : ils ne pénétrent point le sens des expressions, ils ne pèsent point les preuves. Ils ne réfléchissent pas sur l’enchainement des conséquences avec les principes, ils n’éxaminent point jusqu’à quel point un raisonnement est juste, en quel sens il est vrai, à quel degré de certitude ou de probabilité l’Ecrivain a porté son systême. Ils ne puisent dans la lecture que des idées légères, que des nüances d’idées. Tout cela s’efface bientôt. Apeine <sic> sont-ils à la dernière Page, qu’ils ont oublié le contenu de la Pénultiéme. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► D’autres retiennent tout ce qu’ils lisent. Leur mémoire est un vaste magazin de toutes les lumières d’autrui. Leur esprit habitué à cette servitude se repose sur les Auteurs de la peine de penser. Leur cerveau est si plein d’idées étrangéres, qu’il n’y reste plus de place pour les <sic> leurs propres. Il est affaissé sous le poids des connoissances d’autrui. Méditent-ils sur quelque sujèt ? une foule de pensées viennent s’offrir en désordre à leur esprit. Ils sont embarassez du choix. S’ils choisissent, leur raison qu’ils ont d’autant moins cultivée, qu’ils ont plus cultivé leur mémoire, leur joüe un mauvais tour ; s’ils s’opiniâtrent à attendre des idées originales, des idées qui leur appartiennent, ils attendent envain ; il ne s’en présente aucune. Leurs connoissances sont fort étenduёs, mais leur génie est rétréci. Voilà pourquoi une grande mémoire & un grand esprit sont des ennemis presque irréconciliables. ◀Fremdportrait

Allgemeine Erzählung► Un sot, de ce Paїs, qui s’imagine être pourvû de beaucoup de savoir, parcequ’il a lû beaucoup de livres, & dans l’esprit duquel la lecture a formé un amas de crudités inutiles, tombe à chaque instant, dans des bévüёs qui feroient [326] rire la gravité même. Il est grand parleur, & s’avise souvent de vouloir briller aux dépens de sa Bibliothéque. Mais les Gasconades de sa mémoire devroient humilier son amour propre. Je viens de lire, disoit-il un jour, les Lettres Persannes. «  Un seigneur Anglois en est l’Auteur. C’est Mylord Montesquieou. Je n’y ai pas trouvé autant d’esprit que dans les Lettres Judaїques, que je soupçonne partir de la même main. C’est le même style. Je ne vois rien, qui en approche plus, que la Boucle des cheveux enlevée, de Voltaire. C’est bien dommage qu’elle ne soit pas en vers ! Pour la Poёsie, il faut convenir que les Anglois l’emportent : mais aussi, les François sont beaucoup plus versez dans les sciences. »

Mon homme parla sur ce ton-là deux heures entières. Que de sottises ne dit-il pas ? Comme son rang demandoit les dehors du respect, il mît à la torture les lêvres de toute la Compagnie. Ce fût bien pis quand, se rapprochant du Dannemarc, il se perdît dans les Antiquités de Ticho-Brahe, & dans le systême du Monde de Bartholin. Qu’il me tardoit, qu’il fût sorti, pour avoir le plaisir de rire à mon aise de toutes ses impertinences ! ◀Allgemeine Erzählung

La Lecture a gâté l’esprit à bien des femmes. Elle a produit les Précieuses & les Scavantes, que Moliére a si bien turlupinées. Nous puisons dans les livres un tour d’esprit romanesque ; souvent un faux goût, quelquefois un stile guindé, & une conversation qui frize la Pédanterie. Pourquoi s’éloigner de cet aimable naturel, que nous embelissons si fort par nos graces, quand nous nous y livrons tout uniment ? Fremdportrait► Une de mes Amies, qui se pique de briller par son esprit, affecte de répandre de l’obscurité sur toutes ses phrases. J’entends bien tous ses termes, séparément ; mais elle les unit [327] d’une manière si bizare, que je n’y puis rien comprendre. Chaque phraze est un Enigme. Quand je m’émancipe à lui en demander l’explication, elle chasse ces tenèbres par de nouvelles tenèbres. Je doute qu’elle s’entende elle-méme. Peut être a-t’elle un certain nombre de mots, qu’elle jette au hazard. Cette méthode dispense du sens-commun. Je suis surprise, qu’elle n’aїt pas la vogue parmis nous. ◀Fremdportrait

La lecture forme les Pédans. Fremdportrait► Alidor est bouffi de Grec & de Latin. Quelque sujèt qu’on mette sur le tapis, il a toûjours prèt un vers de Virgile ou d’Horace, dont il vous assomme avec sa prononciation scientifique. Des Citations a tout propos. S’agit-il d’une Anecdote galante ? Macrobe, Martial, Apulée ont dit ceci & cela. D’un trait de l’Histoire Aucienne <sic> ? Hérodote, Ctesias, Thucydide viennent sur les rangs, & font les honneurs de son sçavoir. Vous êtes heureux, s’il n’y ajoute pas les réfléxions de Rollin. De Philosophie ? Aristote, Platon & toute la sequelle entrent en danse, suivis du Ferio Baralipton. Il ne vous feroit pas grace d’un їota de ce qu’il a lu & retenu. Envain vos bâillemens continuels voudroient-ils couper par le milieu ses infinies périodes, il ne se taira qu’il n’aît tout dit. Il ne pense point ; mais il sait ce que les autres ont pensé. Ecoutez jusqu’au bout ce Polyanthea vivant. ◀Fremdportrait Il faut, que j’engage ma spirituelle & inintelligible Amie à s’atteler avec le savant & trop entendu Alidor. C’est un mariage à faire.

La Lecture rend tant de personnes impertinentes & ridicules, que je me félicite quelquefois de mon ignorance. Cependant l’envie de savoir l’emporte. Mais je tâche de ne pas donner contre les écueils sans nombre, qui se présentent dans ce vaste Océan. Malgré mon attention, je ne puis les eviter tous. Je m’apperçois de mes écarts. Je me releve [328] & je retombe. Avare de mon loisir, je m’étois promis de renoncer à la Lecture, parceque je n’en recüeillois pas assez de fruit ; mais c’étoit parole de Joüeur. On ne peut pas toûjours rêfléchir. On revient machinalement à ses Livres. Quand on aime à lire, il est essentiel de sçavoir bien lire. Metatextualität► Mais voions aprésent les régles de cet art ; nous entrerons dans quelque détail : si cet art étoit plus connu, on verroit moins d’ignorans Lecteurs, & par conséquent moins de mauvais Livres. Les Auteurs subalternes n’écriroient plus, dès-que l’argent des sots n’éblouiroit plus les yeux des Libraires. ◀Metatextualität

La Lecture fournit à l’esprit des matériaux d’idées, en lui communiquant celles d’autrui. Elle lui donne de l’étenduё, & le rend capable de mieux envisager les objets de ses méditations ; elle le rend souple, actif, & lui fait prendre insensiblement le goût du beau. Un homme qui medite sans cesse doit tout tirer de son propre fonds ; & ce fonds s’épuise bientôt. Un homme qui lit a plus de ressources ; il augmente tous les jours son capital. Le profit qu’il tire des bons ouvrages sert de revenu solide à sa raison. Le premier est ordinairement roide dans ses opinions, parcequ’elles lui appartiennent ; L’amour-propre lui donne cette roideur. Le second est plus fléxible : Il change aisément d’avis, parceque ses sentimens lui appartiennent moins. Dailleurs, les fautes d’autrui l’eclairent sur les siennes. Il se console de s’être trompé, par l’éxemple de tant de grands hommes qui ont, comme lui, paїé, malgré leurs lumiéres, le tribut de l’erreur à l’humanité. L’un ne pardonne aux auteurs aucun défaut, aucun mauvais raisonnement. L’autre est d’ordinaire plus indulgent. L’un ne sait que l’Histoire de ses propres pensées, dans lesquelles il est concentré ; l’autre apprend [329] l’histoire des pensées & des progrès de l’esprit humain, science qui a des agrémens infinis, & qui seule feroit l’éloge de la Lecture.

Un des plus grands avantages de la lecture, c’est, à mon avis, la connoissance du cœur humain, qu’on acquiert par l’étude de l’Histoire. Quelques personnes traitent cette étude d’inutile, & la regardent comme un océan d’incertitudes & de contradictions. Mr. de Voltaire (*2 ) a osé étendre les tenèbres du Pyrrhonisme sur la plupart des faits de l’Histoire Ancienne, qu’il rélègue dans le paїs des Fables. Ebene 3► «  Traiter cette Histoire, dit-il, c’est compiler, me semble, quelques vérités avec mille mensonges. Elle ne peut ètre utile, que de la mème maniére que la Fable. Il faut sçavoir les exploits d’Alexandre, comme on sçait les travaux d’Hercule. » ◀Ebene 3

Je ne m’arrèterai point à venger l’Histoire ; mais je ne saurois m’empècher de remarquer avec Mr. Crevier, digne Elève & Continuateur de M. Rollin, que ne mettre aucune différence entre la bataille d’Arbelles, & la victoire sur l’Hydre de Lerne, c’est une licence Poёtique, qui n’auroit pas du échapper à Voltaire, qui se mèle de Philosopher. Ebene 3► «  (**3 ) Ce n’est point l’éloignement des tems, qui répand l’incertitude sur les faits, c’est le defaut d’Ecrivains contemporains : si des événemens ont été consignés à la postérité par des hommes des sens, qui en aїent été témoins au acteurs, ou qui fussent à portée de s’en instruire avec éxactitude, alors, en lisant leurs ouvrages, nous devenons, en quelque façon, nous mèmes contemporains de ces faits. Cela posé, pour-[330]quoi mettrions-nous l’Histoire d’Alexandre de niveau avec les travaux d’Hercule ? » ◀Ebene 3

Déclamer contre l’utilité de l’Histoire, c’est presque avoüer, qu’on ne la sait pas ; c’est appeller la vanité au secours de l’ignorance. Il y a de l’imbécillité à tout croire : il y a de la déraison à tout rejetter.

L’Histoire acquerroit bien des dégrés de certitude, si elle étoit luё, comme il faut ; mais elle en acquérroit encore plus d’utilité, si elle étoit bien réfléchie. Comme les faits particuliers sont le fondement, sur lequel les connoissances naturelles sont bâties, il en revient à l’esprit cet avantage, qu’il en tire des conclusions, qui lui servent de régle fixe & pour la Théorie & pour la pratique ; mais il n’en profite pas toujours, parcequ’il est trop promt. On aime à lire l’Histoire ; mais pour le gros des Lecteurs, tout ce qu’ils lisent est purement historique. Ils passent avec rapidité sur les faits les plus importans ; ou ils les logent dans leur mémoire, sans que leur raison en tire la moindre conséquence.

D’autres, au contraire, tirent de tous les faits particuliers des conséquences à perte de vuё, des conséquences générales, qu’ils érigent en axiomes.

Les uns & les autres ne perçoivent aucuns fruits de leur Lecture. La lenteur de leur esprit nuit aux premiers : la vivacité de leur esprit nuit encore plus aux seconds ; car il vaut mieux ne point suivre de régle qu’en suivre une mauvaise ; & l’erreur est beaucoup plus pernicieuse que l’ignorance. Les premiers, en retenant simplement ce qu’ils lisent, se chargent la mémoire d’une rapsodie de Contes, qui ne sont bons, qu’à ètre débités l’hiver, autour d’un Poёle. Les seconds, en réduisant tout en maximes, se remplissent d’observations contradictoires, qui, comparées ensemble, jettent dans l’embarras ou dans l’erreur,

[331] Il faut garder un milieu. Ce milieu consiste à n’établir des principes que sur un grand nombre de faits avérés & paralléles, & à ne donner, s’il se peut, à ces principes, que le degré de vérité qu’ils ont.

La plupart des Lecteurs apportent dans la lecture mème de l’Histoire les préjugés de leur naissance ou ceux de leur éducation. Après s’ètre dévüés à un parti, ils ne cherchent que ce qui peut favoriser leurs opinions. Ils ne lisent pas pour s’instruire ; mais bien pour se fortifier dans ce qu’ils croїent. Leur esprit inaccessible à tout ce qui n’est pas marqué au coin de leur prévention, se frustre volontairement de la vérité.

Un grand inconvénient, c’est que l’esprit n’aime pas de lui-mème à suivre chaque raisonnement jusqu’à sa source, pour voir, si les conclusiont <sic> sont bonnes ou non. Nous sommes naturellement paresseux : Et, il faut l’avoüer, cette maniére de lire est assés pénible. Mais dès-qu’on y a accoutumé l’esprit par la sévérité de quelques bonnes régles, l’éxercice la rend bientôt facile. Ceux qui en ont contracté l’habitude, voїent, sans interrompre le cours de leur lecture, le principe bon ou mauvais sur lequel un raisonnement est appuїé. L’action & les vuёs d’un esprit fait à cet éxercice sont plus promtes qu’un éclair. Un homme, familiarisé avec la réfléxion, penètre si avant du premier coup d’œil, qu’il lui faudroit un long discours pour expliquer ses idées à un autre. La méditation est la véritable clé des Livres, & le fil qui peut conduire l’esprit à la certitude & à la vérité, au travers d’une infinité d’opinions & d’auteurs.

C’est en vain qu’on lit avec réfléxion, si tout échappe. Il faut donc de la mémoire. La mémoire est un trésor, où l’on retrouve les richesses acquise dans la Lecture, & en [332] offrant & retraçant à notre esprit le passé, elle nous éclaire sur l’avenir. Or la mémoire est le fruit de l’attention. Ce que l’on n’a fait qu’effleurer, on l’oublie bientôt : mais on se rappelle aisément ce qu’on a lu avec application. Réfléchir sur ce qu’on lit, consulter l’usage pour s’assurer du sens des expressions, distinguer avec soin le littéral d’avec le figuré, n’acquiescer qu’à ce qu’on entend, ne rien admirer sur la parole d’autrui, n’en croire que sa raison, ne se passionner que pour le vrai, se faire une habitude de s’arrèter de tems en tems pour se demander ce qu’on lit, comment l’Auteur traite son sujet, quelles preuves il donne, quelle force elles ont, comment les Articles sont enchaînés, ce sont autant de voїes efficaces pour retenir ce qu’on lit, pour y démèler le vrai, pour former son gout, pour perfectionner sa raison.

Quelques-uns s’attachent à faire des Extraits de tout ce qu’ils lisent : Les Adversaria sont fort utiles ; mais ils doivent ètre faits avec jugement, & avec sobriété ; avec jugement, pour ne pas tomber dans le défaut de ceux qui ne tirent d’un Livre que ce qu’il y a de plus mauvais ; avec sobriété, parceque de trop longs extraits emportent trop de tems, & parceque la mémoire contracte une espéce de fainéantise. Elle se repose sur le Papier ; & ne se souvient plus des choses qu’elle lui a confiées. Le meilleur seroit, à mon avis, de noter simplement la Page du Livre, où se trouve le passage qu’on veut retenir, ou dont on veut faire usage.

Mais, avant que d’entamer un Livre, il faut voir, je le repète, s’il vaut la peine d’ètre retenu. La plupart jugeat de la solidité des choses qu’ils lisent par le plaisir qu’ils y prennent. Ce plaisir est un garant infidelle. Défions nous des paroles artistement arrangées, du stile brillant, & des [333] figures de Rétorique, qu’on appelle les lumiéres du discours, quoiquelles en soient souvent ténèbres. Ces pompeuses bagatelles sont autant de piéges tendus à notre raison. L’auteur les substituё à des raisonnemens solides, afin de surprendre notre approbation. Souvent, à l’aide d’un tour spirituel, il nous fait avaler un sophisme. Que je plains une mémoire chargée de mots vuides de sens, de riens, ou d’erreurs pires encore que l’ignorance la plus profonde ! ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1(*) J’en excepte un petit nombre, tels que Télémaque, Séthos, Gulliver, Gil-Blas, le Doїen de Killérine, Mariane, Cléveland, & quelques autres qu’on ne se lassera jamais de lire.

2 (*)V. Considérations sur l’Histoire.

3 (**)V. Preface du X. Tome de l’Hist. Romaine