Zitiervorschlag: Jean Castilhon (Hrsg.): "No 3.", in: Le Spectateur français, ou Journal des moeurs, Vol.1\003 (1776), S. 145-216, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4208 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Discours.

Ebene 2► Savez-vous pourquoi l’antiquité peignoit la Fortune avec un bandeau sur les yeux ? Ce n’est point, comme on l’a cru, parce qu’elle distribue ses bien-faits sans choix & sans discernement ; c’est au contraire parce que ne pouvant se conduire elle-même, elle suit avec docilité, quiconque veut lui servir de guide. En s’aveuglant, elle s’est mise à la discrétion de tout le monde. Parmi beaucoup d’exemples dont je pourrois appuyer l’explication de cette allégorie, je ne m’arrêterai qu’à celui d’un homme esti-[146]mable, connu par les services essentiels qu’il rend à la Noblesse Françoise, & duquel on peut dire qu’il a trouvé la fortune dans un cornet de papier.

Ebene 3► Allgemeine Erzählung► M. le Chevalier Blondeau, Gentilhomme Franc-Comtois, avoit embrassé fort jeune l’état Militaire ; il s’y étoit acquis de l’honneur ; c’est beaucoup pour la gloire, mais on ne vit point de lauriers. Il sollicitoit depuis long-temps une récompense plus solide : il attendoit, il languissoit dans l’espérance. Un jour qu’il avoit envoyé chez un Epicier, acheter je ne sais quoi, dont il avoit besoin, on le lui apporta dans un cornet de vieux papier barbouillé d’une écriture Gothi-[147]que. Par un mouvement involontaire, par fantaisie ou par caprice, il s’amuse, en déployant ce cornet, à déchiffrer l’antique griffonage. Ce qu’il peut lire l’intéresse au point de regretter de n’avoir que ce lambeau ; il va lui-même chez l’Epicier, s’informe s’il reste encore quelques feuilles du manuscrit d’où l’on a pris le fragment qu’il présente ; heureusement le manuscrit se trouve entier ; il le parcourt avec avidité, il se convainc que ce papier, destiné à envelopper du poivre, est un acte qui intéresse une Maison illustre. Il conjecture qu’il peut y en avoir d’autres : il se fait représenter tous les papiers achetés à la livre, que l’Epicier avoit [148] dans sa boutique ; il y trouve, parmi des livres vendus à la rame, & parmi d’autres choses inutiles, plusieurs actes importans ; il les rassemble, les met de côté, & propose à l’Épicier de les lui racheter le double de ce qu’il les avoit payés. Le marché fut bien-tôt conclu, & l’Épicier content d’un gain auquel il ne s’attendoit guère, offrit de n’employer désormais le papier & parchemin de ses enveloppes, couvertures & cornets, qu’après les avoir soumis à l’examen de M. le Chevalier Blondeau : il conçut le projet qu’il a exécuté depuis, & auquel il travaille encore, de former la plus ample collection qu’il pourroit, de titres égarés. [149] Il s’adressa à plusieurs Épiciers, Beurrières, en un mot à tous les acheteurs de vieux papiers. C’est certainement chercher des diamans dans le fumier d’Ennius ; mais ce travail, tout dégoûtant qu’il est, lui a si bien réussi, qu’en peu de temps il est parvenu à former un trésor de chartes & titres, où plusieurs familles ont trouvé ceux de leur Noblesse, de leurs prérogatives & de leurs Terres, dont elles auroient été peut-être bien embarrassées de prouver la propriété. Le Roi Louis XV estima sa première collection si précieuse, qu’il la lui acheta. Il y avoit des actes depuis les siècles les plus reculés de la Monarchie jusqu’au nôtre, & [150] quelques-uns qui intéressoient nos Rois ; un des principaux est l’original même du contrat de mariage de Louis XIV. Les incendies arrivés en différens tems au Palais, ont exposé à la dispersion bien des titres échappés aux flammes ; d’autres événemens, des déprédations, l’ignorance des personnes entre les mains desquelles tombent ces papiers à la mort des Seigneurs, & souvent de leurs gens d’affaires, les font mettre au rebut, à la beurrière & à l’Épicier. M. le Chevalier Blondeau en a sauvé beaucoup du naufrage, & il en sauve tous les jours. Il a déjà une seconde collection plus riche & plus abondante que la première. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3

[151] Le travail de M. le Chevalier Blondeau, offre au Philosophe une foule de réflexions. A quoi tient donc cette Noblesse, cet orgueil d’une illustre origine, qui porte sur une base si peu solide ? à quoi tient-il qu’un homme soit un Noble de la première classe, ou un roturier de la dernière ? A la conservation d’un papier que rongent le temps, les souris & les vers, ou d’un vieux parchemin, qui, après huit cents ans de vétusté, finit par boucher un bocal dans la boutique d’un Apothicaire. Quelle pauvre Noblesse que celle dont toute l’existence est attachée à un papier ; qui demain, humble cornet, sera trop heureux d’envelopper une once [152] de tabac, pour le nez d’un Bedeau de Paroisse !

Je ne me suis jamais enquis de mes ayeux ; je les ai toujours crus de fort honnêtes gens, aussi peu soucieux que moi, de savoir où remontoit leur origine commune : mais si jamais M. le Chevalier Blondeau trouvoit quelque titre qui en fixât l’époque au tems de Clovis, ou seulement de Charlemagne, je ne sais si je dois le prier de m’en avertir, afin que j’aie un droit de plus qui m’autorise à me moquer d’une Noblesse de Parchemin ; ou si je ne dois pas plutôt lui recommander de brûler ma généalogie, de crainte que mes ayeux ne me fissent rougir de n’avoir aucune de leurs vertus. [153] Je ne trouve rien de si humiliant, que l’état d’un très-haut & très-puissant Seigneur, qui n’a rien de ses pères que leur nom, leurs titres & leurs Fiefs. Je ne permets à un Gentilhomme de s’énorgueillir de sa naissance, que lorsque l’exemple des vertus de ses ayeux, perpétué jusqu’à lui de génération en génération, est un frein à ses penchans, & lui sert de règle pour se conduire : je permets qu’un tel homme ait sa généalogie sans cesse sous les yeux, & qu’il se vante d’être Noble.

[154] L’envieux,
Fable.

Ebene 3► Fabel► Periclès, qui réunissoit le génie le plus vaste pour les affaires de la République, l’éloquence la plus sublime, & l’amour le plus passionné pour les arts, venoit d’ajouter aux morceaux précieux dont il avoit orné son jardin, un beau vase de marbre blanc de Paros, chef-d’œuvre du célèbre Alcamène, disciple & rival de Phidias. Il l’avoit élevé sur un petit socle de marbre noir. Il ne pouvoit se lasser d’admirer la beauté des reliefs sculptés autour du vase, & qui représentoient les [155] principales actions de sa vie. L’estime qu’il avoit pour Alcamène, le lui rendoit encore plus précieux.

Le jour de l’anniversaire de la naissance de Périclès, Aspasie, qu’il aimoit éperduement, & qui devint ensuite son épouse, lui envoya un rosier qu’elle avoit cultivé de sa main. On a blâmé Periclès d’avoir épousé cette fille charmante, dont le cœur tendre faisoit, dit-on, suspecter la vertu ; mais qui joignoit à la beauté la plus parfaite, les talens les plus rares de l’esprit, & les qualités de l’ame les plus séduisantes. L’amour, dans une ame vulgaire, eût pesé les avantages & les inconvéniens de cette union ; dans [156] une ame telle que celle de Periclès, il ne consulte que l’objet aimé : d’ailleurs Periclès avoit bien acheté le droit d’avoir une foiblesse. Il contemploit le vase d’Alcamène, lorsqu’on lui porta le rosier d’Aspasie. Quelqu’amour qu’il eût pour les arts, il eût donné dans ce moment Phidias, son disciple & leurs chef-d’œuvres, pour une feuille du rosier. Il fit mieux, il concilia son amour & son goût, il planta l’arbuste dans le vase même : il se réserva le soin de l’arroser, & défendit à ses esclaves d’en approcher. Aspasie vint quelques jours après voir le vase dont tout le monde parloit dans Athènes. Périclès la conduisoit ; elle parut surprise qu’on eût [157] prophané ce chef-d’œuvre qui n’étoit fait que pour l’ornement, en y faisant croître un arbuste ; elle craignoit que la blancheur du marbre ne fût altérée par la terre & l’eau qui le remplissoient : mais quand Periclès lui eut dit qu’il n’y avoit point de vase assez précieux pour le bouquet d’Aspasie, elle rougit, & ne put s’empêcher de lui dire que Vénus s’honoreroit d’un tel hommage. Aspasie, depuis ce jour, revint plus souvent dans le jardin, pour aider Periclès à cultiver le rosier.

Un buis qui rampoit obscurément contre un mur voisin, & qui ne devoit son existence qu’à l’oubli, ou peut-être au mépris des Jardiniers, ne put voir, sans [158] envie, les soins que prenoient Aspasie & son amant d’un arbuste auquel il se croyoit fort supérieur. Par où, disoit-il, mérite-t-il la préférence ? Est-ce par ses épines déchirantes, par ses fleurs écloses & fanées le même jour ? par ses feuilles, qui ne sortiroient jamais de la tige, si les zéphirs ne venoient les couver de leurs aîles ? Et moi, dont la verdure résiste aux rayons les plus ardens du soleil, & aux froids les plus piquans de Borée, on me dédaigne ; & comme si on me faisoit un crime de ma fécondité, au retour du printemps & de l’automne, la serpe impitoyable, coupe & moissonne mes rejetons ! & l’art aura épuisé toute son industrie pour [159] faire un vase à ce frêle rosier, l’unique objet des soins de Periclès ! Non, il ne m’aura pas vu impunément méprisé. Puisqu’on le veut, je consens de ramper encore ; mais malheur à l’insolent qui me brave ! Aussi-tôt l’arbrisseau rampant dirige ses racines, & s’insinue, sans être apperçu, entre le socle & le pied du vase ; les racines s’accrochent, la tige se forme, grossit, fait tous les jours de nouveaux progrès, & soulève insensiblement le chef-d’œuvre d’Alcamène, qui déjà penche, & menace d’une chûte prochaine. Periclès s’apperçoit que le vase a perdu son à-plomb ; le péril est pressant, il remonte à la cause & ne la trouve pas. Il [160] appelle Alcamène ; à force de leviers, on soulève doucement le vase, on le soutient en l’air, on découvre enfin le buis perfide. Periclès ne se contenta point d’ôter la tige & les racines qui causoient le mal, il fit impitoyablement extirper l’arbuste jaloux, & le fit brûler. Il eût végété plusieurs années dans une obscurité paisible, si l’envie & le plaisir de nuire ne l’avoient pas fait connoître. ◀Fabel ◀Ebene 3

[161] Du Merveilleux.
Dialogue.

Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Un long hiver avoit affligé la nature : depuis quelques jours les zéphirs l’avoient délivré de ses frimats & de ses vapeurs malfaisantes. Eugène vint m’inviter de profiter du retour du printems. C’étoit un beau jour du mois de Mai, qui promettoit un lendemain encore plus beau, & nous décidâmes de le passer à la campagne. Eugène étoit encore chez moi, lorsqu’on m’apporta le Poëme de Théodon qui venoit de paroître. Nous en remîmes la lecture au lendemain. Dès les [162] cinq heures du matin, chacun se rendit de son côté du Pont-Royal, & un batelet, en une heure & demie, nous rendit à Meudon.

Nous nous enfonçâmes dans le parc, & nous lûmes avec avidité le Poëme annoncé depuis si long-temps ; mais qui bientôt après avoir paru, malgré les efforts d’une cabale protectrice, a perdu les deux tiers de sa célébrité. Nous en trouvions la versification charmante : le Poëme étoit semé de vers sententieux, de ces maximes philosophiques dont on voudroit meubler sa mémoire ; la langue y étoit par-tout respectée ; il n’y avoit pas une pensée qui ne fût juste, pas un mot qui ne fût à sa place ; c’étoit [163] une sagesse, une régularité irréprochables, qui ne laissoient pas le mot à dire à la critique. Malgré toutes ces choses, nous avions une peine extrême à lire l’Ouvrage de suite ; il nous enchantoit en détail, & nous fatiguoit à la longue. Nous ne concevions rien au sentiment qui nous affectoit. Nous en cherchâmes les causes ; nous crûmes les avoir trouvées dans la monotonie des beautés, dans le défaut d’enthousiasme, & dans la négligence que l’Auteur avoit affecté du merveilleux.

Dialog► Eugène.

Je conviens avec vous que des beautés trop régulières n’intéressent qu’un moment ; que l’enthousiasme est essentiel à la Poé-[164]sie ; mais quoique j’aime beaucoup que le Poëte occupe mon imagination, je crois qu’à la rigueur il peut se passer du merveilleux. Car vous savez que la Poësie est, comme la Peinture, une imitation exacte de la nature, & que le merveilleux est une nature idéale ; il est vrai que pour la peindre, le Poëte est obligé de se servir des mêmes traits & des mêmes couleurs que s’il avoit à peindre la nature véritable, & qu’il doit mettre dans la fiction une vraisemblance qui ne se trouve pas toujours dans la vérité ; mais le Poëte n’est-il pas aussi intéressant, n’atteint-il pas le même but, quand il peint fidélement la nature qu’il a sous les yeux, & qu’il [165] vivifie ses tableaux par la chaleur de l’enthousiasme ? Qu’est-ce que le merveilleux peut ajouter de plus au plaisir ?

Le Spectateur.

Vous convenez cependant que le Poëte doit occuper votre imagination ; le merveilleux est donc, selon vous, nécessaire au Poëte. Je regarde l’Art sublime de la Poésie, comme celui qui tient de plus près à la nature. Je suis persuadé que le premier homme qui jeta un coup-d’œil attentif sur la création, fut Poëte. Son premier sentiment fut l’admiration ; son ame s’éleva ; & quelle idée ne dut-elle pas se former de l’Auteur de l’Univers ! Les merveilles qu’il voyoit, dûrent lui [166] faire concevoir, au-delà des limites du monde, un monde plus étonnant encore, réservé pour l’Être infini, Créateur de tous les êtres. Voilà sans doute la cause, de ce penchant qu’ont tous les hommes pour le merveilleux, & pour les choses qui paroissent au-dessus de la nature.

Eugène.

Il semble, en effet, qu’ils aient un attrait invincible pour le surprenant & l’extraordinaire. La vérité leur paroît chose trop commune ; ils la méprisent, la laissent de côté, & lui préfèrent le mensonge ; c’est même sous les traits de ce dernier, qu’il faut leur présenter la vérité, si l’on veut la leur faire aimer : mais ce qui m’é-[167]tonne, & qui ne s’accorde pas avec la cause que vous donnez à l’amour du merveilleux, c’est qu’il leur est indifférent que les objets que crée leur imagination, soient gais ou tristes, odieux ou plaisans, il suffit qu’elle soit occupée, qu’elle puisse les orner s’ils sont agréables, oules <sic> enlaidir s’ils sont affligeans.

Le Spectateur.

L’influence du physique sur le moral qui produit plus de variété dans les caractères, que dans les productions de la nature, met aussi des différences essentielles dans la manière de sentir & de voir. Cette influence détermine nos penchans & nos goûts ; elle accélère ou ralentit l’activité de notre imagination ; met entr’elle [168] & les objets sur lesquels elle s’exerce, un prisme qui les peint de couleurs plus ou moins vives, plus ou moins gaies, plus ou moins sombres ; & si la raison ne venoit au secours, nous ne verrions, nous ne jugerions qu’au gré de l’humeur qui nous domine, ou des affections que nous tenons de l’influence physique. Comment celui-ci né dans un climat rigoureux, ou dans la misère, élevé dans la pauvreté, au sein des privations, ne contracteroit-il pas dès l’enfance, une certaine dureté ? Comment, formé dans l’habitude de la tristesse, n’auroit-il pas une imagination sombre ? De quelles couleurs peut-il se peindre la nature idéale, quand la vé-[169]ritable ne leur en offre que d’affligeantes ? Voilà ce qui explique le progrès des Beaux-Arts, portés à leur perfection dans les beaux climats de la Grèce & de l’Italie, tandis que dans le Nord ils n’ont fait que languir. La raison pourra y acquérir plus d’énergie, la réflexion pourra s’enrichir des privations que le spectacle d’une nature presque toujours triste, fait éprouver aux peuples septentrionaux ; mais l’imagination engourdie n’y déploiera jamais les beautés d’Homère, de Virgile, du Tasse, de Michel-Ange, de Raphaël & du Guide ; Borée n’offre point de couleurs pour des tableaux si grands & si variés. Dans les climats les plus doux, [170] l’imagination exige encore, pour être brillante, une santé robuste, une constitution vigoureuse, une ame exempte de chagrins ; le Poëte né avec des organes foibles & délicats, livré à une souffrance habituelle, privé des bienfaits que la nature répand sur ses semblables, voit leur bonheur avec un œil d’envie ; il contracte malgré lui un caractère sombre & mélancolique ; son imagination s’arrête avec plaisir sur les effets les plus atroces des passions, elle se fait des chimères cruelles, & ne voit qu’une nature irritée & des merveilles sanglantes. J’ai toujours regardé comme fort suspecte, la santé ou la tranquillité d’ame des Auteurs de nos Drames modernes.

[171] Eugène.

Êtes-vous bien assuré que nos meilleurs Poëtes aient joui des avantages de l’aisance & de la santé ?

Le Spectateur.

Non ; mais ces avantages étoient bien compensés par cette paix de l’ame qui résulte de la bonne conscience, ce repos que ne troublent ni les intrigues de l’ambition, ni la soif des richesses, ni les manœuvres de l’envie ; leur imagination, qui prenoit ses couleurs dans un caractère aimable, ne leur offroit que des objets charmans ; & lors même qu’ils avoient à peindre les funestes effets des passions, le sentiment [172] du calme dont ils jouissoient, fournissoit à leur imagination des traits plus énergiques du désordre qu’elles occasionnent. Ainsi l’homme sensible, qui du rivage voit un vaisseau lutter contre la tempête, en goûtant le plaisir de la sécurité, partage, & sent peut-être plus vivement le danger & les alarmes de l’équipage.

Eugène.

Vous ne reprocherez pas du moins à l’Auteur que nous venons de lire, de manquer de cette tranquillité d’ame que vous louezdans <sic> nos meilleurs Poëtes ; de ce calme d’esprit, de ce grand fond de raison qui se montre à chaque pas dans son Poëme.

[173] Le Spectateur.

Elle n’y paroît que trop à découvert ; le Poëte a trop contraint son imagination. Il n’a pas assez songé que le voile le plus parant de la vérité, est la fiction ; que triste ou gai, rampant ou sublime, l’esprit humain se repaît d’illusion : je n’excepte personne, le plus sage comme le plus fou.

Eugène.

Je ne suis ni l’un ni l’autre ; mais, je vous l’avoue, je ne donnerois pour rien au monde mes châteaux en Espagne : & j’ai souvent observé que les rêves les plus extravagans n’étoient pas ceux qui me plaisoient le moins.

[174] Le Spectateur.

Ce penchant pour le merveilleux, est un des premiers qui se manifestent dans l’homme. Voyez avec quelle avidité les enfans saisissent toutes les folies que leur racontent leurs nourrices ou leurs bonnes ; non-seulement leur petite imagination leur rend les objets aussi présens que s’ils les voyoient ; mais elle y ajoute tout ce qui peut les rendre ou plus effrayans ou plus agréables, suivant l’intention de la conteuse ; & remarquez, qu’ainsi que vous, c’est sur-tout aux récits les plus absurdes & le plus au-dessus de la nature qu’ils s’attachent. La raison a bien de la peine à affoiblir ce penchant ; & à cet égard [175] nous sommes presque tous enfans jusqu’à la mort.

Eugène.

Et quand elle est parvenue à l’affoiblir ou à le détruire dans quelques Philosophes, je ne sais s’ils y ont plus gagné que perdu.

Le Spectateur.

S’il n’y avoit pas tant d’exemples que cet amour du merveilleux a été suivi d’une aveugle crédulité, pour les choses même que l’imagination avoit créées, & que cette crédulité a dégénéré en une superstition cruelle & barbare, j’oserois croire que les hommes sont plus heureux sous l’empire de l’imagination, que sous celui de la raison. Interrogez tous ceux qui cultivent les sciences & les [176] arts qui sont du ressort de l’imagination ; Poëtes, Peintres, Sculpteurs, Musiciens, faiseurs de systêmes & de projets, Métaphysiciens, Conteurs, Romanciers, que sais-je. Interrogez ensuite ceux qui cultivent les sciences exactes : demandez-leur auxquels le résultat de leur travail donne plus de plaisir.

Eugène.

Il me semble que le Géomètre qui cherche ou qui trouve une vérité, est bien content de lui-même.

Le Spectateur.

Sa satisfaction ne dure guère qu’autant qu’il est à la poursuite de cette vérité. Il jouit quand il la trouve ; mais si-tôt qu’il l’a dé-[177]couverte, le plaisir s’évanouit ; au lieu que l’Artiste, l’homme à projets, le Métaphysicien, se plaisent dans la chimère qu’ils ont créée ; plus elle est extraordinaire, plus elle les flatte ; & ceux pour qui les Artistes, tels que les Poëtes, les Peintres, les Romanciers, les Métaphysiciens, ont travaillé, croyez-vous qu’ils ne soient pas plus sensibles à leur merveilleux, qu’aux vérités mathématiques ou morales exposées dans toute leur nudité ? Oh ! que j’ai du regret aux fictions dont on a dépouillé notre Poësie & nos Romans ! On a cru augmenter l’intérêt & parler plus directement au cœur, inspirer au lecteur plus de confiance, en écar-[178]tant tout ce qui avoit l’apparence du mensonge, & l’on a produit sur lui un effet tout contraire.

Eugène.

On est parvenu à un tel point de sévérité, qu’il semble que nos Ecrivains aient déclaré la guerre à l’imagination ; & je connois des raisonneurs, qui se donnent pour philosophes, parce qu’ils font peu de cas des Beaux-Arts.

Le Spectateur.

Oui, comme Malebranche, qui empruntoit de son imagination, la plus brillante & la plus belle qu’il y ait peut-être jamais eu, des armes contre l’imagination même. Le Philosophe n’est pas de bonne foi, s’il n’avoue que dans ses spéculations, même les [179] plus sublimes, il cède malgré lui à son penchant pour le merveilleux : il a beau déclamer contre les fictions des Poëtes ; s’il est sensible comme un Philosophe doit l’être, il doit les aimer, parce que leur objet est d’intéresser pour la vérité. Exemplum► Platon, le divin Platon, n’a pu se résoudre à banir Homère de sa République imaginaire, avant de l’avoir couronné de fleurs. ◀Exemplum Contradiction singulière, & le plus fort argument peut-être en faveur de la Poésie. Eh ! pourquoi bannir Homère de sa République ? Platon blâmoit ce Poëte d’avoir donné à ses Dieux les passions des hommes ; mais c’est peut-être en cela qu’Homère s’est montré le plus grand des Philosophes, [180] & qu’il méritoit les hommages de Platon. Homère avoit un génie trop vaste, une raison trop sublime, pour croire à des Dieux passibles & sujets à toutes les foiblesses de l’humanité ; comme Socrate, il croyoit à un Être suprême, unique, incréé ; il devoit regarder la Divinité sous ce point de vue, ou ne croire à l’existence d’aucune Divinité ; & il paroît qu’Homère ne donna point dans les absurdités de l’athéisme. Comme il eût été dangereux pour lui de manifester ses opinions, il se servit de la superstition, qu’il ne pouvoit pas détruire, comme du seul moyen de rendre les hommes meilleurs. Il prêta quelques-unes des foiblesses humaines aux Dieux [181] de son Olympe, afin de les rapprocher des hommes, d’en faire des modèles qu’ils ne crussent pas impossible d’imiter, & de persuader aux Grecs, qu’avec des vertus, malgré les défauts inséparables de l’humanité, l’homme pouvoit partager avec les Dieux le culte des mortels, & les honneurs de l’apothéose. Malheur à qui le merveilleux d’Homère paroîtroit insipide ! Un tel infortuné, s’il existe, est un être que le ciel, dans sa colère, a privé de toute sensibilité.

Eugène.

J’ai connu des hommes assez mal constitués pour ne pas sentir le merveilleux d’Homère, & pour en trouver dans les choses les [182] plus communes ; vous en voyez tous les jours des exemples.

Le Spectateur.

Des sots qui s’étonnent de tout ! des petits maîtres qui s’extasient par air ! des ignorans !

Eugène.

Non, des gens qui ne sont rien de tout cela, qui sont de bonne foi, & se stupéfient de la meilleure foi du monde. Ils voyent du merveilleux, où vous & moi serions embarrassés de voir de l’extraordinaire.

Le Spectateur.

C’est que quelque bornée que soit leur imagination, elle soupçonne toujours quelque chose au-delà de ce qu’elle voit, car l’a-[183]mour du merveilleux est si naturel à l’homme !

Eugène.

En cela comme en beaucoup d’autres choses, on ne peut que former des conjectures ; mais si ce penchant est aussi universel que vous le dites, il pourroit servir aux Philosophes à prouver l’immortalité de l’ame, & sa destination après cette vie. Alors on pourroit regarder ce penchant comme une inquiétude de l’ame, que la jouissance des choses créées ne peut satisfaire, & qui conçoit au-delà de la création quelque chose de plus sublime encore ; mais ce qui m’embarrasse, c’est de concilier la stupidité d’une partie du peuple, qui adopte des [184] récits sans vraisemblance, préférablement à des vérités utiles & démontrées, des superstitions absurdes & grossières, parce qu’elles sont incroyables, de concilier, dis-je, toutes ces choses avec un motif aussi noble & aussi grand.

Le Spectateur.

Je vous ai fait connoître un homme qui aime mieux croire aux maléfices des sorciers, que d’imaginer que Comus puisse opérer ce que notre enthousiaste appelle des prodiges, par les secours seuls de la Physique. Voilà le Peuple. Plus il est ignorant, & plus il est près de la nature. Moins il a de connoissances acquises, & moins il sait varier ses jouissances ; il est moins distrait & [185] plutôt rassasié que nous. Son inquiétude pour ce qu’il ne connoît pas, est plus tourmentante & se manifeste plus brusquement ; il soupçonne par-tout du surnaturel. Voilà l’origine de l’Astrologie, de la Nécromancie, & de tant d’autres folies qui ont bouleversé les têtes, d’un pôle à l’autre. Après un orage qui aura dévasté la moitié d’une Province, interrogez les tristes habitans des hameaux : ils vous diront dans leur affliction, que la grêle est un effet des maléfices ; il <sic> vous citeront le scélérat qui l’a attirée, & le motif qui l’y a engagé. Vous venez d’en voir tout récemment un exemple en Pologne. Les malheureux Juifs, accusés par le peuple d’a-[186]voir excité une tempête, n’ont pas encore pu se justifier. Notre raison plus éclairée, nous empêche d’ajouter aucune foi à ces imputations superstitieuses ; mais notre esprit n’en est pas moins enclin à se plaire dans les choses merveilleuses sans les croire ; & tandis que nous jouissons froidement du spectacle du monde physique, nous faisons nos délices du monde idéal des Poëtes. ◀Dialog ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3

[187] Discours.

On appeloit, il n’y a pas encore long-tems, Philosophes, les Physiciens, les Médecins, & généralement tous ceux qui s’appliquoient à l’étude de la nature. Les Philosophes de l’antiquité réunissoient, presque tous, les connoissances naturelles, la science des mœurs, & la pratique de la vertu. Aujourd’hui la morale & la science de la nature n’ont rien de commun ; & quoiqu’elles se trouvent encore dans quelques hommes privilégiés, chacune veut avoir son domaine à part, & être indépendante de l’autre.

[188] J’ai vu des Philosophes rougir & se croire compromis, parce qu’on donnoit devant eux le nom de Philosophe à Descartes & à Newton. C’étoient, disoient ils, des hommes très-savans, dont le génie, à force d’importunités, avoit forcé la nature à leur révéler une partie de ses secrets, & qui ont essayé de deviner le reste, à qui les conjectures tenoient lieu de démonstrations ; en un mot des Observateurs attentifs : mais pour Philosophes… C’est une autre affaire… Il y a bien de la différence entre savoir & être sage.

Sans doute la science de la nature & la Philosophie, ne sont pas la même chose : mais l’une [189] conduit nécessairement à l’autre ; & je ne sais si l’on peut se dire vraiment Philosophe, quand on a vieilli dans l’ignorance & l’insensibilité des phénomènes de la nature. Voyez comme le sublime Buffon réunit la sagesse & la science, de manière qu’elles ne puissent se passer l’une de l’autre. Il voit dans la nature une marche si simple & si majestueuse à la fois, qu’il ne lui est pas possible d’y méconnoitre le sceau d’un premier principe, auquel tout aboutit, où commence la chaîne des êtres, les animant & les vivifiant tous, donnant aux uns plus d’intelligence, aux autres plus de sensibilité ; mais à tous des rapports qui manifestent une com-[190]mune origine, une famille universelle.

Le desir de savoir conduit à l’observation, & l’observation mène le Savant, comme par la main, des effets physiques à la cause morale. C’est alors que le Naturaliste & le Philosophe ne diffèrent plus. Il voit, il saisit, il compare, & le résultat est toujours un mouvement nouveau d’admiration & de reconnoissance pour la cause première.

Les hommes & les animaux ont toujours été ce qu’ils sont, dit l’ignorance ; & sur ce principe elle croit connoître le monde depuis la création ; mais le Philosophe ne se contente pas de regarder autour de soi ; il ne con-[191]sulte pas les fastes de l’Histoire. Il s’élance, il parcourt l’Univers, cherche des climats inconnus où il puisse consulter la nature dans sa première énergie ; partout il voit l’instinct éprouvant les mêmes révolutions que la raison. Dans les climats où l’homme est encore sauvage, les animaux ont conservé leur férocité ; dans les lieux où la société a poli les mœurs de l’homme, la domesticité a adouci la férocité de l’animal. Partout il voit que quoique chaque être ait ses mœurs, ses inclinations, son caractère, ils ont entr’eux des rapports qui les rapprochent. L’insecte, l’oiseau, le quadrupède diffèrent en tout, & ressemblent en tout à l’homme. [192] Exemplum► Voyez, dans M. de Buffon, l’histoire du moineau : vous y trouverez un rapport si étonnant entre cette espèce incommode, vorace, égoïste, & certaines sociétés humaines, malfaisantes, avides, inutiles, que vous êtes tenté de douter si ces sociétés ont pris les mœurs & les inclinations des moineaux, ou si les moineaux ont pris les mœurs de ces bizarres sociétés. ◀Exemplum

Il y a des arts qui sont naturels aux hommes, parce qu’ils ne demandent qu’un peu d’imagination mise en effervescence par beaucoup de sensibilité ; tels sont la Poésie, la Musique & la Danse. Il paroît par l’Histoire de toutes les Nations, que ce sont les pre-[193]miers arts que les hommes aient connus. Ils furent long-temps unis, ils le sont encore chez la plûpart des Peuples sauvages. Partout où ces peuples vivent en société, ils ont leur Jongleurs qui composent, chantent & dansent en même temps. Nous ne pouvons pas juger du degré d’intelligence & d’imagination des oiseaux ; mais il est visible que leurs voix & leurs chants varient au gré des passions qui les agitent, & que leurs mouvemens suivent leurs chants.

M. Guenau de Montbeillard, l’ami, l’élève, & peut-être bientôt le rival de M. de Buffon, décrit un oiseau qui réunit les talens du meilleur Musicien, & [194] ceux du Danseur le plus accompli. Il donne à son chant & à sa danse une expression que nos meilleurs Artistes seroient bien flattés de mettre dans leur pantomime & dans leur musique. La description qu’il en fait, est si séduisante, que nos lecteurs ne nous sauront pas mauvais gré de la rapporter ici. Cet oiseau est le Moqueur d’Amérique, de moyenne grosseur, de 11 pouces de long.

Ebene 3► « C’est, dit M. de Montbeillard, le chantre le plus excellent parmi tous les volatiles de l’Univers, sans même en excepter le rossignol ; car il charme comme lui par les accens flatteurs de son ramage ; & de plus, il amuse par [195] le talent inné qu’il a de contrefaire le chant, ou plutôt le cri des autres oiseaux ; & c’est de-là sans doute que lui est venu le nom de Moqueur. Cependant, bien loin de rendre ridicules ces chants étrangers qu’il répète, il paroît ne les imiter que pour les embellir ; on croiroit qu’en s’appropriant ainsi tous les sons qui frappent ses oreilles, il ne cherche qu’à enrichir & à perfectionner son propre chant, & qu’à exercer, de toutes les manières possibles, son infatigable gosier. Aussi les Sauvages lui ont-ils donné le nom de Cencontlatoli, qui veut dire, quatre cent langues, & les Savans celui de Polyglotte, qui signifie à peu-près la même chose. Non-[196]seulement le Moqueur chante bien & avec goût, mais il chante avec action ; avec ame, ou plutôt son chant n’est que l’expression de ses affections intérieures ; il s’anime à sa propre voix, & l’accompagne par des mouvemens cadencés, toujours assortis à la variété de ses phrases naturelles & acquises. Son prélude ordinaire est de s’élever d’abord peu à peu, les aîles étendues, de retomber ensuite la tête en bas, au même point d’où il étoit parti, & ce n’est qu’après avoir continué quelque temps ce bizarre exercice, que commence l’accord de ses mouvemens divers, ou si l’on veut, de sa danse, avec les différens caractères de son chant. [197] Exécute-t-il avec sa voix des roulemens vifs & légers ; son vol décrit en même-temps dans l’air une multitude de cercles qui se croisent ; on le voit suivre en serpentant les tours & retours d’une ligne tortueuse sur laquelle il monte, descend & remonte sans cesse. Son gosier forme-t-il une cadence brillante & bien battue ; il l’accompagne d’un battement d’aîles également vif & précipité. Se livre-t-il à la volubilité des harpages & des batteries ; il les exerce une seconde fois par les bonds multipliés d’un vol inégal & sautillant. Donne-t-il l’essor à sa voix dans ces tenues si expressives, où les sons, d’abord pleins & éclatans, se dégradent [198] ensuite par nuances, & semblent enfin s’éteindre tout à fait, & se perdre dans un silence qui a son charme comme la plus belle mélodie ; on le voit en même temps planer moëlleusement au-dessus de son arbre, rallentir encore par degrés les ondulations imperceptibles de ses aîles, & rester enfin immobile & comme suspendu au milieu des airs…. C’est un oiseau assez familier, qui semble aimer l’homme, il s’approche des habitations, & vient se percher jusque sur les cheminées ». ◀Ebene 3

Si nous voulions suivre exactement le parallèle des mœurs de l’homme avec celles des animaux, nous y trouverions des rapports qui nous étonneroient bien plus encore.

[199] Lettre
Au Spectateur.

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Je ris, Monsieur le Spectateur, des guerres qui désolent votre république des Lettres. Ce n’est pas d’une bonne ame, j’en conviens ; mais ma philosophie, à moi, est de chercher le côté plaisant de toutes choses, & quand je l’ai trouvé, je ne les considère que sous ce point de vue. La question de savoir si l’esprit philosophique est utile ou nuisible aux Lettres & aux Arts, a fait rompre bien des lances, causé bien des haines, des divisions, & rien n’est encore décidé.

[200] Les Gens de Lettres, c’est-à-dire, les Poëtes, les Orateurs, Conteurs, Romanciers, en un mot, tous les Ecrivains qui vivent sous l’empire de l’imagination, & que pour cette raison j’appelle les imaginaires, afin de ne pas les confondre avec les Philosophes, qui prennent aussi le titre de Gens de Lettres, exclusivement aux premiers ; les Gens de Lettres, dis-je, ou les imaginaires, continuent de tourmenter, de harceler les Philosophes de les chicaner sur tout, de jeter du ridicule sur leurs opinions, décrient, honnissent leur morale ; que sais-je ? Comme la guerre ne connoît que l’excès, ils s’en prennent à la Philosophie. Il faut convenir que [201] les Philosophes, que j’appellerai les raisonneurs, pour les distinguer de leurs adversaires, le leur ont bien rendu. Ils ont d’abord opposé le mépris à la haine ; mais ils se sont lassés de mépriser ; ils ont opposé l’injure à l’injure ; aujourd’hui ils font tout ce qu’ils peuvent pour leur couper les vivres ; des partis se répandent d’un côté & d’autre, & leur enlèvent leurs convois ; il est vrai qu’il y a je ne sais combien de volontaires qui combattent à l’insçu des Généraux, & ce ne sont pas ceux qui contribuent le moins à entretenir la division : Dieu seul sait quand elle finira.

J’ai long temps hésité si je prendrois parti : je me suis décidé pour [202] la neutralité, comme plus conforme à ma paresse & à mon goût. Ce n’est pas que l’une & l’autre faction n’ait cherché à m’attirer, par cette vieille maxime de je ne sais quel ancien, qui prétendoit que c’étoit être traître à la patrie que de n’adopter aucun parti, quand la discorde la divisoit en deux ; mais je ne me décide guère par les autorités ; & d’ailleurs cette maxime m’a semblé un vrai sophisme ; car enfin la neutralité est un tiers parti, qui grossissant par les transfuges des deux autres, finit souvent par les réunir & les forcer à la paix.

Quoi qu’il en soit, les Imaginaires & les raisonneurs se battent à outrance, & dites-moi pourquoi ? [203] Ils en seroient eux-mêmes bien en peine. Ils ne se sont jamais entendus : & c’est là le plus plaisant, pour moi du moins, qui n’ai aucun intérêt en cause.

Ebene 4► Allgemeine Erzählung► Il y a quelques jours que s’étant rencontrées, les deux armées étoient sur le point d’en venir aux mains ; déjà elles s’ébranloient, lorsque Richardson l’Anglois, apparut aux Imaginaires fort supérieurs en nombre. « Arrêtez, leur dit-il, suspendez vos fureurs ; si c’est une folie aux hommes de se battre, de se persécuter, parce qu’ils ont des opinions différentes, c’est une extravagance bien plus impardonnable encore, de s’entredéchirer lorsqu’ils sont d’ac-[204]cord, & qu’ils ne diffèrent que sur des misères. Qu’exigent de vous les Raisonneurs ? que vous n’abjuriez point l’empire de la raison. Si vous prétendez la bannir de vos écrits, allez, persécutez, détruisez vos adversaires, & que le Temple de Mémoire ne soit plus qu’un hôpital de fous ; mais si vous croyez que le génie ne puisse se passer d’elle, qu’elle soit nécessaire à l’imagination pour régler son essor, à la critique & au goût pour les éclairer, vous pensez comme vos adversaires, & vous leur faites une guerre inutile & injuste. Votre Rousseau en a-t-il moins de chaleur parce qu’il est raisonnable ? [205] Quelques-uns de vous prétendent que la raison est quelquefois préjudiciable au génie, & vous citez pour exemple Lamothe. Croyez-moi, la raison n’a rien gâté dans lui ; elle l’a trouvé sans chaleur & sans enthousiasme ; elle ne l’a rendu ni pire ni meilleur. C’est trop long-temps combattre sans sujet : cessez donc une guerre vaine ; ne vous donnez plus en spectacle à l’ignorance, qui se félicite de vos discordes. Réunissez-vous avec vos ennemis, & apprenez, les uns par les autres, à devenir plus raisonnables, ou du moins à faire un meilleur usage de la raison ? »

Tandis que Richardson parloit [206] ainsi aux Imaginaires, l’ombre du Poëte Rousseau, couverte d’une souguenille d’oripeau, qu’il avoit dérobée à Lamothe, haranguoit les Raisonneurs, qui s’extasioient devant le faux Houdard. « Mes amis, leur disoit-il, vous mettez un peu trop d’acharnement à persécuter les Imaginaires ; vous vous irritez contr’eux, parce que vous les croyez d’une opinion différente de la vôtre ; & dans le fond ils pensent comme vous ; car assurément vous ne voulez pas que le génie étouffant ses feux, écartant les grâces, renonçant au don de plaire, & ne se proposant que le pénible emploi d’être utile, s’assujettisse à une marche qui [207] n’est pas la sienne ; vous n’exigez pas non plus que l’Imaginaire allant tout droit à son but, propose la vérité sans avoir disposé les cœurs à la recevoir. Vous laissez au génie la liberté de prendre la route qu’il veut, pourvu qu’il arrive sûrement au même point que le Raisonneur ; car vous savez aussi bien que lui qu’un chemin tortueux, mais agréable & facile, fatigue moins qu’un chemin plus court & plus droit, quand il est hérissé de rochers & d’épines. Je viens de lire un Ouvrage de Richardson, à qui je sais que vous accordez le premier rang parmi les Romanciers modernes ; il m’enflammoit de l’amour de la [208] vertu, en m’inspirant l’intérêt le plus tendre. Ne regarderiez-vous pas tous les Imaginaires comme vos amis, si comme lui ils parvenoient, à l’aide du plaisir, à faire aimer la sagesse ? Si tous les Imaginaires ne produisent pas le même effet, c’est qu’ils n’ont point ses talens : mais faut-il persécuter les gens, parce qu’ils ne sont pas tous également habiles ? Les chefs des Imaginaires ont prétendu que la marche à laquelle vous vouliez les assujettir tous, ne convenoit qu’à ceux d’entr’eux qui avoient le moins d’esprit, parce qu’elle étoit la plus facile. Ils ont tort sans doute ; mais enfin ne pardonnerez-vous rien [209] pour avoir la paix ? Votre marche philosophique a son prix ; pourquoi celle des Imaginaires n’auroit-elle pas le sien ? La lecture des Ouvrages de Richardson m’a fait naître des idées singulières. Je me suis apperçu que depuis que la guerre a commencé, au sujet des avantages & des désavantages de l’esprit philosophique, relativement aux Lettres & aux Arts, il y avoit les deux tiers des combattans de chaque parti, qui ne savoient pas au juste ce que c’étoit que l’esprit philosophique. Ils disent bien en général que c’est cette raison austère qui écarte tout ornement, comme inutile ; qui ne suppose rien & [210] veut que tout soit prouvé, démontré, analysé, calculé, d’où résulte une méthode entièrement opposée à la marche régulière du génie. Mais est-ce bien là ce que vous entendez ? Je compare, moi, le travail du Philosophe, à celui du Charpentier, qui, après avoir pris ses dimensions, commence par poser les pièces qui doivent supporter l’ouvrage, & finit par celles qui sont le plus éloignées, & qui, en apparence, sont les moins nécessaires. La marche du génie me paroît être celle de l’araignée, du ver-à-soie & de la chenille, qui ont des procédés tout opposés. Ils commencent par jeter de droite & [211] de gauche, les fils les plus éloignés du centre de l’ouvrage ; ils les attachent & les fixent de manière que quoique nécessaires à l’économie générale, ils paroissent inutiles au premier coup-d’œil, & cependant forment un accord parfait avec le corps de la machine. C‘est ainsi que Richardson, dans les premières Lettres de Clarisse, jette des traits en apparence isolés, & qui semblent ne tenir à rien, mais qui ne sont pas moins utiles à l’échaffaudage de son Roman. C’est ainsi qu’Horace, dans ses Odes, (pardon si je parle de ce genre de poésie que vous avez proscrit,) s’éloigne en partant, de [212] la route qu’il se propose de suivre, & vous y ramene tout à coup, de manière que les détours qu’il vous a fait faire, & que vous aviez cru inutiles, vous paroissent absolument nécessaires ».

Quand Rousseau vit qu’on l’écoutoit sous le nom de Lamothe, il quitta son manteau ; mais les Raisonneurs indignés d’avoir été trompés par un homme qu’ils n’aimoient point, jetèrent des pierres à son ombre, qui prit aussitôt la forme d’un météore étincelant. Tous les yeux en furent éblouis, & avant qu’ils n’eussent reprise l’usage de la vue, il eut disparu. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 4

Metatextualität► Vous jugez bien, Monsieur, [213] que je n’irai pas me mêler dans ces querelles ; le rôle de Spectateur est bien plus intéressant ; quand je me distinguerois par quelqu’action d’éclat, qu’en arriveroit-il ? On en parleroit un ou deux jours, on l’oublieroit ensuite, au lieu que j’aurai le privilége de me moquer des deux partis, tant que la guerre durera, & je puis vous assurer qu’elle durera long-temps ; car tous les jours il s’élève entr’eux de nouvelles disputes. Je vous conseille de faire comme moi, sans quoi je ne vous réponds pas que je ne m’amuse à vos dépens, quelque parti que vous embrassiez, & quelque rôle que vous jouïez. ◀Metatextualität

J’ai l’honneur d’être, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

[214] Addition
au Discours sur l’Engouement.

Il est une classe d’hommes si orgueilleux & si exigeans, qu’ils veulent tout assujettir à leurs opinions : ils n’affectionnent que ceux qui pensent comme eux ; & comme il n’y a pas d’opinion qui n’ait son opinion contraire, ils sont toujours divisés en deux ou plusieurs factions. L’opinion est pour ces différens partis, ce que l’intérêt est pour le commun des hommes : leurs liaisons, & leurs amitiés ne sont l’effet, ni d’une douce sympathie, ni du rapport d’humeurs & de carac-[215]tères. Leur tyrannie est si étrange, qu’ils regardent celui qui n’adopte pas une opinion, comme s’il étoit d’une opinion différente. Quiconque, par exemple, croit aux tourbillons de Descartes, est un homme très-méprisable aux yeux de celui qui croit à l’attraction de Newton ; & l’apôtre des tourbillons ne fera jamais son ami du Newtonien. Celui qui pense que l’Agriculture mérite plus de faveur que le Commerce, est nécessairement l’ennemi de celui qui croit que le Commerce doit être plus protégé que l’Agriculture. Un tiers qui voudroit persuader à l’un & à l’autre qu’il ne faut croire ni Descartes ni Newton, & qu’il faut protéger l’Agri-[216]culture & le Commerce, se feroit honnir des deux partis.

Mais si dans cette classe d’hommes, les opinions influent sur les affections, les affections influent presqu’aussi souvent sur les opinions. Tel qui depuis long-temps étoit attaché à une opinion, s’il vient à savoir qu’une secte qu’il n’aime pas l’a adoptée, commence par la regarder comme une erreur, s’en détache, trouve, pour s’en prouver à lui-même l’absurdité, mille raisons auxquelles il n’avoit jamais pensé.

Heureux les hommes assez raisonnables, pour n’être jamais, ni les dupes de leur esprit, ni les esclaves de leurs passions ! ◀Ebene 2

Fin du N°. 3. ◀Ebene 1