Amusement X. Laurent Angliviel de la Beaumelle Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Karin Heiling Mitarbeiter Elisabeth Hobisch Herausgeber Mario Müller Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 25.07.2019 o:mws.6589 La Beaumelle, Laurent Angliviel de: La Spectatrice danoise, ou l'Aspasie moderne, ouvrage hebdomadaire. Tome I. Copenhague: s.i. 1749, 73-80 La Spectatrice danoise 1 010 1748 Dänemark Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Freundschaft Amicizia Friendship Amistad Amité Amizade Denmark 10.0,56.0

Amusement X.

Qu’un Ami véritable est une douce chose !Il cherche vos besoins au fond de votre cœur.Il vous épargne la pudeurDe les lui découvrir vous-même :Un songe, un rien, tout lui fait peur,Quand il s’agit de ce qu’il aime.

La Fontaine.

I.

L’amitié est la fille du Besoin & de la vertu. L’homme peut rarement se suffire à lui-même. A peine ses sentimens commencent-ils à se déveloper, qu’il cherche un autre lui-même ; & cet autre lui-même, il ne peut le trouver qu’en un Ami vertueux.

Il n’y a de véritable amitié, que celle qui n’a pour fin que l’amitié même, & pour convenance que la vertu. Chercher des amis dans le sein de la Grandeur & de l’opulence, c’est chercher un intérêt grossier, c’est avilir le plus beau présent que nous aïons reçu du Ciel.

II.

Dans tous les siécles, on a connu le prix & les charmes de l’Amitié. Dans tous les siécles, on s’est plaint du petit nombre de véritables Amis. C’est que dans tous les siécles, l’homme a été ce qu’il est aujourd’hui, lié par l’interêt, occupé de l’ambition, ennemi de la vertu, attaché aux dispensateurs des bienfaits de la fortune ; il faut pourtant avoüer, que les anciens tems nous offrent des Pilades & des Orestes, modèles parfaits d’Amitié, dont nous ne trouvons point de copies dans le notre ; sommes-nous moins vertueux, que ne l’étoient les païens ?

III.

Les caractères médiocres ne sçauroient porter l’amitié au degré de perfection, qu’elle demande. Il n’appartient qu’à ces ames marquées au coin de la noblesse & de la grandeur de partager avec leurs amis fortune, richesses, credit, santé, vie, parce qu’il n’appartient qu’à elles de faire consister le souverain bien dans l’accord de deux volontés vertüeuses, dans les sentimens mutüels d’un cœur droit, dans l’agrément de remplir des devoirs qu’on s’est prescrit. On croit faire beaucoup aujourd’hui, en offrant son bien à son Ami. La véritable amitié demande bien d’autres efforts. Tout lui doit hommage, excepté l’honneur.

IV.

Il est si vrai, que l’Intérêt ne sçauroit être le fondement solide de l’Amitié, que pour l’ordinaire les liaisons, que le vice forme & entretient, sont plus durables que celles, qui sont appuïées sur l’intérêt.

Le goût produit bien souvent l’amitié ; mais ce n’est qu’une Amitié momentanée, une amitié que l’inconstance forme, & que l’inconstance détruit. Le simple penchant ne suffit pas. Il faut du mérite, & peut-être la même sorte de mérite.

V.

Que l’image des effets de l’Amitié est séduisante ! Quelle douceur d’avoir quelqu’un, dans le sein duquel on peut verser toutes ses pensées, devant qui on peut penser tout haut, à qui on découvre ses foiblesses, dont la pitié compatissante adoucisse nos peines, dont la gaïeté dissipe notre tristesse, dont la présence seule ouvre notre ame à la joïe, dont les avis fixent notre incertitude dans les affaires, qui partage nos plaisirs, qui lit dans notre cœur, qui previent le mortifiant aveu de nos besoins, qui nous oblige avec cette adresse, qui nous remplit d’une reconnoissance d’autant plus vive, qu’elle est, pour ainsi dire, refusée ! Est-il rien de comparable à ce plaisir ? L’Amitié est une source intarissable d’agrémens. Il faut avoir aimé, pour s’en faire une idée. Que les heures coulent rapidement avec un Ami ! Quand on le quitte, il semble qu’on s’éloigne de soi-même ; & quand on le revoit, il semble qu’on s’en rapproche. Que de plaisirs perdus pour ceux, dont l’ame insensible & paîtrie d’un limon grossier est fermée aux douceurs de l’Amitié, & n’est ouverte qu’à l’amour-propre, l’antipode de la délicatesse & du sentiment !

VI.

L’Amitié a tous les plaisirs de l’Amour, sans en avoir les peines. L’Amour diminuë à chaque faveur, l’Amitié augmente à chaque service. L’un se soutient par l’illusion, & finit avec elle. Le goût s’use, l’habitude émousse la pointe du sentiment. L’autre se forme & se nourrit des qualités du cœur. Le tems & la familiarité, loin d’en rompre les nœuds, ne font que les resserrer de plus en plus. L’Amour est une passion toûjours accompagnée de trouble. L’Amitié est une passion douce, reglée & toûjours subordonnée à la raison. L’Amour énivre l’Ame d’un poison, qui pour être délicieux, n’est est <sic> pas moins funeste. L’Amitié la remplit d’une joïe sensée, moins vive à la vérité, mais plus durable. L’Amour devient souvent vice. L’Amitié ne cesse jamais d’être une vertu.

VII.

Qui s’aime excessivement soi-même, aime rarement les autres. L’Amitié doit être une espéce de commerce de sentimens, où chacun puise & verse. Or, ceux, en qui l’amour-propre domine, ne pensent qu’à prendre sur les fonds de cette société, & les personnes délicates ne cherchent qu’à y mettre toûjours du leur.

La jeunesse étourdie, inconstante, évaporée, dont chaque moment voit changer les goûts, n’est pas propre à l’Amitié. Ils sont distraits par chaque objet. Tout ce qui leur plaît leur enléve une portion de sentiment, au préjudice de l’Amitié. Les ames tendres, sensibles & constantes sont seules dignes de lui appartenir. Aussi en fait-elle ses favorites.

VIII

La vertu, la pureté de mœurs, une vie éloignée de la dissipation, la conformité des caractéres font les liens de l’Amitié. L’esprit n’y est pas essentiel ; l’esprit plaît, mais c’est le cœur qui unit, qui forme & conserve les engagemens.

On se lie à des hommes. Il faut donc supporter les foiblesses de ses amis, & ne pas craindre de se ruiner en indulgence. S’égarent-ils ? ramenons les adroitement. N’ont-ils pas assez de génie pour se bien conduire ? Soïons leurs guides ; mais cachons leur la main qui les mène, dérobons leur notre supériorité ; qu’ils ne sentent point leur dépendance. L’Amitié n’éteint point l’amour-propre ; & l’amour-propre veut être ménagé. S’éloignent-ils du chemin de la vertu ? aïons le courage de leur dire la vérité ; si la vérité sur cet article leur déplaît, si la franchise les choque, ils ne sont plus dignes de nous.

IX.

Les favoris de la fortune ne le sont guéres de l’Amitié. Ces ambitieux, que l’amour de la gloire tyrannise, que la prosperité enorgueillit, qu’ébloüit l’élevation, qui passent toute leur vie à flatter leurs supérieurs, à être flattés de leurs inférieurs, à s’élèver au-dessus de leurs égaux, ne connoissent ni la valeur ni les agrémens de cette vertu.

Les Rois sont aussi sevrés de ce doux sentiment. Ils n’en goûtent jamais toute la pureté, parce qu’ils n’ont jamais aucune certitude à cet égard. Ils peuvent s’assurer de Cent mille hommes prêts à répandre leur sang pour leur service. Mais ils ne sçauroient s’assurer d’un seul cœur. Toûjours incertains, s’ils sont aimés pour eux-mêmes, ils doivent toûjours craindre, que ce ne soit le Roi & non l’homme, qu’on aime en eux. Plus ils comblent un sujet de leurs bienfaits, plus il <sic> l’approchent du Thrône, plus sa sincérité doit leur être suspecte. Ils ne font que trop souvent des ingrats ; tout au plus, ils peuvent faire des cœurs reconnoissans. Jamais ils ne pourront se flatter d’avoir fait de vrais amis.

Loüis XIV. est peut-être le seul Souverain, qui aît été assuré, qu’il joüissoit des plaisirs du véritable amour & des douceurs de la sincére Amitié. Le Duc de la Feüillade, un de ses Favoris, donna plusieurs fois des preuves, ce me semble convaincantes, d’un attachement désintéressé : aussi Loüis le Grand lui dit-il un jour : « je vous félicite comme votre ami de la charge, que je vous ai donnée aujourd’hui comme votre Maître. »

Quant à l’Amour, tout le monde sçait qu’il étoit le plus bel homme de son Roïaume, & par conséquent le plus capable d’en inspirer. Mais malheureusement pour les Princes, ils choisissent en Princes leurs Maîtresses : aussi ne put-il jamais s’assurer, qu’il étoit véritablement aimé, que lorsque Mlle. de la Valiére l’aima la prémiére, & souhaita, que le Roi fut berger, pour pouvoir lui offrir son cœur. L’Histoire de ses amours nous apprend, à quel point il portoit la délicatesse sur cet Article.

Quoiqu’il en soit, ce Prince fut une exception à la régle. Le Duc de Bourgogne, son Petit Fils, le sentoit bien. Un jour en sortant de son Cabinet, où il avoit lu le Traité de l’Amitié de Mr. de Sacy, il dit à un de ses Courtisans ; « Je viens de lire un livre, qui m’a fait connoître le malheur de notre Condition. Nous ne pouvons espérer d’avoir des Amis. Les Princes doivent renoncer au plus doux sentiment de la vie. »

Les Amis, a dit quelqu’un, sont les vrais Sceptres des Rois ; si cela est vrai, les Rois n’ont point de Sceptre. Ils doivent toûjours appréhender, que leurs Courtisans les plus zélés en aparence ne soient dans le fonds leurs flatteurs. Tant il est vrai, que le rang le plus propre, ce semble, à rendre l’homme heureux le rend souvent plus misérable !

X.

Un Ami doit être constant, parce qu’il doit toûjours aimer la supériorité ou la sorte de mérite, qui l’a attaché à son Ami. Un Amant au contraire peut être inconstant, parce que la beauté, les graces, les agrémens, qui l’ont attaché à sa Belle, ne cessent que trop-tôt de l’y fixer.

L’Amitié est fondée sur l’estime, & l’estime sur le mérite ; de sorte que le mérite étant toûjours le même, l’Amitié doit l’être aussi ; au lieu que l’amour n’est apuïé que sur des choses qui sont l’inconstance même.

Un même homme peut être Ami fidèle, & amant volage, parce que l’Amitié dépend du cœur, & l’amour des yeux. Un objet aimable peut cesser de plaire. Un objet estimable a sur nous des droits, qui ne s’aliénent point.

XI.

Ce n’est pas vivre, que de vivre sans Ami. La Nature nous fais <sic> sentir le besoin que nous en avons. Notre bonheur est imparfait, si nous n’avons quelqu’un, à qui en faire part. Quel est le bien, qui nous plairoit, si nous le possédions seuls ?

Quand l’aveugle destin auroit fait une loi,Pour me faire vivre sans cesse,J’y renoncerois par tendresse.Si mes Amis n’étoient immortels comme moi,

disoit Mademoiselle Scudery. . Tous les hommes sentent qu’un Ami leur est nécessaire ; pourquoi donc dans un intérêt commun ne sont-ils pas tous d’intelligence ? Pourquoi ne se réunissent-ils pas tous pour joüir de l’Amitié ?

Oter aux hommes cette vertu, dit un Ancien, c’est comme si l’on ôtoit le soleil à l’Univers. Mais y pense-je de citer, moi, qui ne suis qu’une femme ? Je prie mes lecteurs de regarder mes citations comme des débauches littéraires, dans lesquelles je ne tombe que rarement.

XII.

Quand je refléchis sur l’Amitié, (ce qui m’arrive assez souvent) je trouve, que les femmes en sont plus capables que les hommes. Elles seules peuvent tirer d’un sentiment tout ce qui peut s’en tirer. Nous avons l’ame naturellement tendre. La douceur fait l’essence de notre caractère. La constance semble faite pour nous. Ces qualités nous conduisent à l’amour ; mais à un certain âge, cet amour se change en une parfaite amitié. Nécessairement il nous faut un attachement ; & quand la fureur du jeu ou la folie de la dévotion ne nous séduit pas, nos sentimens cherchent un azyle dans une amitié vertueuse. Plus nous avancons <sic> vers le tombeau, plus notre Raison se perfectionne, plus notre esprit devient délicat, plus notre cœur s’épure, & plus le sentiment de l’Amitié devient nécessaire. Les cœurs bien-faits n’ont guéres d’autre plaisir dans la vieillesse. Mais celui-là ne suffit-il pas en tout tems ?

XIII.

Qu’est-ce que l’Amitié dans le siécle où nous sommes ? C’est une chimére, que nous voulons faire passer pour un être réel ; c’est un jargon de politesse ; c’est un vice, que nous parons de tous les attraits de la vertu. C’est un manteau, dont nous couvrons nos noirceurs ; & nos perfidies méditées ; c’est une liaison d’intérêt ; c’est une piége que nous tendons à la crédulité de nos ennemis. C’est l’art de tromper plus surement. Oh ! que l’Amitié a degénéré ! Mais non, elle est invariable : Mais les principes qui nous font agir ne le sont pas.

XIV.

Le titre d’Ami est avili & profané. L’on se le donne réciproquement sans s’aimer ni s’estimer. Il ne signifie plus rien. Il signifiera bientôt un Traître. L’éxil de l’Amitié prouve l’éxil de la vertu, qui en est inséparable.

Chacun se dit Ami ; mais fou qui s’y repose !Rien n’est plus commun que le nom,Rien n’est plus rare que la chose.

Sujet donné.

Contre les traits d’Amour, & contre son bandeauSans raison les amans murmurentToutes les peines, qu’ils endurentSont les crimes de son bandeau.

La Visclede.

Amusement X. Qu’un Ami véritable est une douce chose !Il cherche vos besoins au fond de votre cœur.Il vous épargne la pudeurDe les lui découvrir vous-même :Un songe, un rien, tout lui fait peur,Quand il s’agit de ce qu’il aime. La Fontaine. I. L’amitié est la fille du Besoin & de la vertu. L’homme peut rarement se suffire à lui-même. A peine ses sentimens commencent-ils à se déveloper, qu’il cherche un autre lui-même ; & cet autre lui-même, il ne peut le trouver qu’en un Ami vertueux. Il n’y a de véritable amitié, que celle qui n’a pour fin que l’amitié même, & pour convenance que la vertu. Chercher des amis dans le sein de la Grandeur & de l’opulence, c’est chercher un intérêt grossier, c’est avilir le plus beau présent que nous aïons reçu du Ciel. II. Dans tous les siécles, on a connu le prix & les charmes de l’Amitié. Dans tous les siécles, on s’est plaint du petit nombre de véritables Amis. C’est que dans tous les siécles, l’homme a été ce qu’il est aujourd’hui, lié par l’interêt, occupé de l’ambition, ennemi de la vertu, attaché aux dispensateurs des bienfaits de la fortune ; il faut pourtant avoüer, que les anciens tems nous offrent des Pilades & des Orestes, modèles parfaits d’Amitié, dont nous ne trouvons point de copies dans le notre ; sommes-nous moins vertueux, que ne l’étoient les païens ? III. Les caractères médiocres ne sçauroient porter l’amitié au degré de perfection, qu’elle demande. Il n’appartient qu’à ces ames marquées au coin de la noblesse & de la grandeur de partager avec leurs amis fortune, richesses, credit, santé, vie, parce qu’il n’appartient qu’à elles de faire consister le souverain bien dans l’accord de deux volontés vertüeuses, dans les sentimens mutüels d’un cœur droit, dans l’agrément de remplir des devoirs qu’on s’est prescrit. On croit faire beaucoup aujourd’hui, en offrant son bien à son Ami. La véritable amitié demande bien d’autres efforts. Tout lui doit hommage, excepté l’honneur. IV. Il est si vrai, que l’Intérêt ne sçauroit être le fondement solide de l’Amitié, que pour l’ordinaire les liaisons, que le vice forme & entretient, sont plus durables que celles, qui sont appuïées sur l’intérêt. Le goût produit bien souvent l’amitié ; mais ce n’est qu’une Amitié momentanée, une amitié que l’inconstance forme, & que l’inconstance détruit. Le simple penchant ne suffit pas. Il faut du mérite, & peut-être la même sorte de mérite. V. Que l’image des effets de l’Amitié est séduisante ! Quelle douceur d’avoir quelqu’un, dans le sein duquel on peut verser toutes ses pensées, devant qui on peut penser tout haut, à qui on découvre ses foiblesses, dont la pitié compatissante adoucisse nos peines, dont la gaïeté dissipe notre tristesse, dont la présence seule ouvre notre ame à la joïe, dont les avis fixent notre incertitude dans les affaires, qui partage nos plaisirs, qui lit dans notre cœur, qui previent le mortifiant aveu de nos besoins, qui nous oblige avec cette adresse, qui nous remplit d’une reconnoissance d’autant plus vive, qu’elle est, pour ainsi dire, refusée ! Est-il rien de comparable à ce plaisir ? L’Amitié est une source intarissable d’agrémens. Il faut avoir aimé, pour s’en faire une idée. Que les heures coulent rapidement avec un Ami ! Quand on le quitte, il semble qu’on s’éloigne de soi-même ; & quand on le revoit, il semble qu’on s’en rapproche. Que de plaisirs perdus pour ceux, dont l’ame insensible & paîtrie d’un limon grossier est fermée aux douceurs de l’Amitié, & n’est ouverte qu’à l’amour-propre, l’antipode de la délicatesse & du sentiment ! VI. L’Amitié a tous les plaisirs de l’Amour, sans en avoir les peines. L’Amour diminuë à chaque faveur, l’Amitié augmente à chaque service. L’un se soutient par l’illusion, & finit avec elle. Le goût s’use, l’habitude émousse la pointe du sentiment. L’autre se forme & se nourrit des qualités du cœur. Le tems & la familiarité, loin d’en rompre les nœuds, ne font que les resserrer de plus en plus. L’Amour est une passion toûjours accompagnée de trouble. L’Amitié est une passion douce, reglée & toûjours subordonnée à la raison. L’Amour énivre l’Ame d’un poison, qui pour être délicieux, n’est est <sic> pas moins funeste. L’Amitié la remplit d’une joïe sensée, moins vive à la vérité, mais plus durable. L’Amour devient souvent vice. L’Amitié ne cesse jamais d’être une vertu. VII. Qui s’aime excessivement soi-même, aime rarement les autres. L’Amitié doit être une espéce de commerce de sentimens, où chacun puise & verse. Or, ceux, en qui l’amour-propre domine, ne pensent qu’à prendre sur les fonds de cette société, & les personnes délicates ne cherchent qu’à y mettre toûjours du leur. La jeunesse étourdie, inconstante, évaporée, dont chaque moment voit changer les goûts, n’est pas propre à l’Amitié. Ils sont distraits par chaque objet. Tout ce qui leur plaît leur enléve une portion de sentiment, au préjudice de l’Amitié. Les ames tendres, sensibles & constantes sont seules dignes de lui appartenir. Aussi en fait-elle ses favorites. VIII La vertu, la pureté de mœurs, une vie éloignée de la dissipation, la conformité des caractéres font les liens de l’Amitié. L’esprit n’y est pas essentiel ; l’esprit plaît, mais c’est le cœur qui unit, qui forme & conserve les engagemens. On se lie à des hommes. Il faut donc supporter les foiblesses de ses amis, & ne pas craindre de se ruiner en indulgence. S’égarent-ils ? ramenons les adroitement. N’ont-ils pas assez de génie pour se bien conduire ? Soïons leurs guides ; mais cachons leur la main qui les mène, dérobons leur notre supériorité ; qu’ils ne sentent point leur dépendance. L’Amitié n’éteint point l’amour-propre ; & l’amour-propre veut être ménagé. S’éloignent-ils du chemin de la vertu ? aïons le courage de leur dire la vérité ; si la vérité sur cet article leur déplaît, si la franchise les choque, ils ne sont plus dignes de nous. IX. Les favoris de la fortune ne le sont guéres de l’Amitié. Ces ambitieux, que l’amour de la gloire tyrannise, que la prosperité enorgueillit, qu’ébloüit l’élevation, qui passent toute leur vie à flatter leurs supérieurs, à être flattés de leurs inférieurs, à s’élèver au-dessus de leurs égaux, ne connoissent ni la valeur ni les agrémens de cette vertu. Les Rois sont aussi sevrés de ce doux sentiment. Ils n’en goûtent jamais toute la pureté, parce qu’ils n’ont jamais aucune certitude à cet égard. Ils peuvent s’assurer de Cent mille hommes prêts à répandre leur sang pour leur service. Mais ils ne sçauroient s’assurer d’un seul cœur. Toûjours incertains, s’ils sont aimés pour eux-mêmes, ils doivent toûjours craindre, que ce ne soit le Roi & non l’homme, qu’on aime en eux. Plus ils comblent un sujet de leurs bienfaits, plus il <sic> l’approchent du Thrône, plus sa sincérité doit leur être suspecte. Ils ne font que trop souvent des ingrats ; tout au plus, ils peuvent faire des cœurs reconnoissans. Jamais ils ne pourront se flatter d’avoir fait de vrais amis. Loüis XIV. est peut-être le seul Souverain, qui aît été assuré, qu’il joüissoit des plaisirs du véritable amour & des douceurs de la sincére Amitié. Le Duc de la Feüillade, un de ses Favoris, donna plusieurs fois des preuves, ce me semble convaincantes, d’un attachement désintéressé : aussi Loüis le Grand lui dit-il un jour : « je vous félicite comme votre ami de la charge, que je vous ai donnée aujourd’hui comme votre Maître. » Quant à l’Amour, tout le monde sçait qu’il étoit le plus bel homme de son Roïaume, & par conséquent le plus capable d’en inspirer. Mais malheureusement pour les Princes, ils choisissent en Princes leurs Maîtresses : aussi ne put-il jamais s’assurer, qu’il étoit véritablement aimé, que lorsque Mlle. de la Valiére l’aima la prémiére, & souhaita, que le Roi fut berger, pour pouvoir lui offrir son cœur. L’Histoire de ses amours nous apprend, à quel point il portoit la délicatesse sur cet Article. Quoiqu’il en soit, ce Prince fut une exception à la régle. Le Duc de Bourgogne, son Petit Fils, le sentoit bien. Un jour en sortant de son Cabinet, où il avoit lu le Traité de l’Amitié de Mr. de Sacy, il dit à un de ses Courtisans ; « Je viens de lire un livre, qui m’a fait connoître le malheur de notre Condition. Nous ne pouvons espérer d’avoir des Amis. Les Princes doivent renoncer au plus doux sentiment de la vie. » Les Amis, a dit quelqu’un, sont les vrais Sceptres des Rois ; si cela est vrai, les Rois n’ont point de Sceptre. Ils doivent toûjours appréhender, que leurs Courtisans les plus zélés en aparence ne soient dans le fonds leurs flatteurs. Tant il est vrai, que le rang le plus propre, ce semble, à rendre l’homme heureux le rend souvent plus misérable ! X. Un Ami doit être constant, parce qu’il doit toûjours aimer la supériorité ou la sorte de mérite, qui l’a attaché à son Ami. Un Amant au contraire peut être inconstant, parce que la beauté, les graces, les agrémens, qui l’ont attaché à sa Belle, ne cessent que trop-tôt de l’y fixer. L’Amitié est fondée sur l’estime, & l’estime sur le mérite ; de sorte que le mérite étant toûjours le même, l’Amitié doit l’être aussi ; au lieu que l’amour n’est apuïé que sur des choses qui sont l’inconstance même. Un même homme peut être Ami fidèle, & amant volage, parce que l’Amitié dépend du cœur, & l’amour des yeux. Un objet aimable peut cesser de plaire. Un objet estimable a sur nous des droits, qui ne s’aliénent point. XI. Ce n’est pas vivre, que de vivre sans Ami. La Nature nous fais <sic> sentir le besoin que nous en avons. Notre bonheur est imparfait, si nous n’avons quelqu’un, à qui en faire part. Quel est le bien, qui nous plairoit, si nous le possédions seuls ? Quand l’aveugle destin auroit fait une loi,Pour me faire vivre sans cesse,J’y renoncerois par tendresse.Si mes Amis n’étoient immortels comme moi, disoit Mademoiselle Scudery. . Tous les hommes sentent qu’un Ami leur est nécessaire ; pourquoi donc dans un intérêt commun ne sont-ils pas tous d’intelligence ? Pourquoi ne se réunissent-ils pas tous pour joüir de l’Amitié ? Oter aux hommes cette vertu, dit un Ancien, c’est comme si l’on ôtoit le soleil à l’Univers. Mais y pense-je de citer, moi, qui ne suis qu’une femme ? Je prie mes lecteurs de regarder mes citations comme des débauches littéraires, dans lesquelles je ne tombe que rarement. XII. Quand je refléchis sur l’Amitié, (ce qui m’arrive assez souvent) je trouve, que les femmes en sont plus capables que les hommes. Elles seules peuvent tirer d’un sentiment tout ce qui peut s’en tirer. Nous avons l’ame naturellement tendre. La douceur fait l’essence de notre caractère. La constance semble faite pour nous. Ces qualités nous conduisent à l’amour ; mais à un certain âge, cet amour se change en une parfaite amitié. Nécessairement il nous faut un attachement ; & quand la fureur du jeu ou la folie de la dévotion ne nous séduit pas, nos sentimens cherchent un azyle dans une amitié vertueuse. Plus nous avancons <sic> vers le tombeau, plus notre Raison se perfectionne, plus notre esprit devient délicat, plus notre cœur s’épure, & plus le sentiment de l’Amitié devient nécessaire. Les cœurs bien-faits n’ont guéres d’autre plaisir dans la vieillesse. Mais celui-là ne suffit-il pas en tout tems ? XIII. Qu’est-ce que l’Amitié dans le siécle où nous sommes ? C’est une chimére, que nous voulons faire passer pour un être réel ; c’est un jargon de politesse ; c’est un vice, que nous parons de tous les attraits de la vertu. C’est un manteau, dont nous couvrons nos noirceurs ; & nos perfidies méditées ; c’est une liaison d’intérêt ; c’est une piége que nous tendons à la crédulité de nos ennemis. C’est l’art de tromper plus surement. Oh ! que l’Amitié a degénéré ! Mais non, elle est invariable : Mais les principes qui nous font agir ne le sont pas. XIV. Le titre d’Ami est avili & profané. L’on se le donne réciproquement sans s’aimer ni s’estimer. Il ne signifie plus rien. Il signifiera bientôt un Traître. L’éxil de l’Amitié prouve l’éxil de la vertu, qui en est inséparable. Chacun se dit Ami ; mais fou qui s’y repose !Rien n’est plus commun que le nom,Rien n’est plus rare que la chose. Sujet donné. Contre les traits d’Amour, & contre son bandeauSans raison les amans murmurentToutes les peines, qu’ils endurentSont les crimes de son bandeau. La Visclede.