Zitiervorschlag: Jacques-Vincent Delacroix (Hrsg.): "XXXV. Discours.", in: Le Spectateur français avant la révolution, Vol.1\035 (1795), S. 264-268, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Hobisch, Elisabeth (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.4146 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

XXXV. Disours.

Réflexions du Spectateur sur son Ouvrage.

Ebene 2► Lorsque j’ai pris l’engagement de donner tous les mois une feuille semée de réflexions philosophiques, d’observations sur les mœurs de contes agréables, de lettres enjouées, je croyois donc ne jamais sentir mon esprit altéré par la douleur, conserver toujours une ame saine et tranquille au milieu du malheur ?

Ne devois-je pas savoir qu’il y a des instans où l’humanité, épuisée de ses maux, s’endort, et n’offre à celui qui la contemple que le sommeil de la tristesse ? Comment oser alors la tirer de son assoupissement ? Ne vaut-il pas mieux la plaindre en silence, que de l’exposer aux dangers qui peuvent suivre son réveil ?

Pouvois-je aussi me flatter que les chagrins de l’amitié, que le tourment de l’amour, ne [265] viendroient jamais contrister mon cœur et dissiper ma joie ? Dans ces momens d’inquiétudes et de trouble, où trouver des forces pour s’élever et aller saisir des idées nobles et grandes ? L’imagination est obscurcie d’un voile sombre, qui ne lui laisse plus entrevoir que des objets confus. Alors l’écrivain libre doit rejetter la plume, donner le change à sa douleur par une vie active et dissipée ; mais moi je suis forcé de faire partager à mes lecteurs les affections de mon ame : tantôt ivre de joie, elle la répand sur le papier ; plus souvent oppressée par le chagrin, elle ne sait plus que se plaindre, elle devient injuste, cruelle ; les hommes l’importunent, les femmes cessent de lui plaire, la nature l’attriste, elle voudroit quelquefois pouvoir la replonger dans le néant ; plus foible que le roseau, elle est le jouet des moindres événemens, elle se livre aux illusions de l’amour, de la fortune, elle se laisse séduire par des songes, et elle gémit ensuite comme un enfant lorsqu’elle est détrompée.

Jusqu’à ce qu’elle ait atteint la froideur et l’insensibilité qui touchent à la vieillesse, combien de fois elle sentira les traits dou-[266]loureux de la perfidie, de la méchanceté ! Mais qu’importent aux hommes ces malheurs ! Je voulois seulement faire apercevoir à mes lecteurs la cause des inégalités qui se rencontrent dans le cours de cet ouvrage. Le Spectateur Anglais lui-même n’est pas toujours intéressant ; on y rencontre souvent des discours froids et sans agrément, d’ennuyeuses dissertations, des descriptions de coterie qui font tomber le live des mains : cependant combien de plumes savantes concouroient à sa célébrité ? Les auteurs n’étoient point arrêtés par la crainte de dire la vérité. Quel vaste champ ils pouvoient parcourir ! La politique, la législation, le gouvernement, le ministère, tout leur étoit soumis ; ils pouvoient étendre leur empire sur ces grands objets dont je n’ose approcher. Ils n’étoient pas forcés de remplir leur feuilles de petites réflexions qui sentent la gêne ; d’observations communes, de bagatelles qui n’excitent qu’un rire passager. Hélas ! ce sont ces frivolités qui paroissent intéresser davantage, qui m’attirent des éloges dont je devrois rougir. Je m’apperçois que je risquerois de paroître ridicule ou ennuyeux, si je me montrois toujours [267] grave avec de jolis enfans qui ne veulent que rire ou s’amuser. Je suis si éloigné d’approuver tout ce qui compose cet ouvrage, que je compte bien un jour passer en revue les discours, les lettres, les contes qui ont usurpé une place dans mes feuilles. Je les jugerai avec la sévérité d’un journaliste qui a sous les yeux l’ouvrage de son ennemi. Je condamnerai l’un à ne pas paroître dans une nouvelle édition ; l’autre à s’y montrer avec moins de froideur et plus de grace. Je bannirai sans pitié ces vieilles idées qui depuis un siècle se glissent par-tout, et nous apparoissent avec des traits usés et flétris par le temps.1

Qu’il seroit à souhaiter qu’un auteur, avant de donner un livre au public, demandât à chaque page, quelle vérité apprends-tu aux hommes ? Et toi, quelle impression compte-tu faire sur le cœur de celui qui te lira ? S’il n’étoit pas trop indulgent, combien de pages il supprimeroit ! avec quelle surprise ne verroit-il pas son énorme volume réduit à la grosseur d’un almanach ? Mais alors qui le liroit ? Depuis quelque temps [268] nos yeux accoutumés à voir de gros, de nombreux volumes, dédaignent ces brochures légères et isolées, qui souvent renferment plus de vérités, plus d’idées neuves qu’un immense dictionnaire. Nous ne devons pas nous plaindre, nous méritons bien l’ennui que l’on nous donne. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Je ne tiens pas trop parole.