Le Lundi 21. de Mai 1714.
Je travaillois à m’aquiter de la promesse que j’ai faite dans mon dernier Discours, d’éxaminer tout ce qu’il y a de condamnable dans les
Monsieur,
« Vous nous avez promis, dans votre derniére feuille, des Réfléxions sur deux quartiers de notre Foire, qui vous ont choqué comme bien d’autres. Je sors d’un Caffé où deux Etrangers & un François, qui m’a paru d’une humeur toute Misantrope, vous ont prévenu. J’ose même vous dire, que je crois que vous ne pouviez rien dire de plus fort. De retour chez moi, j’ai mis en ordre cette chagrine Conversation dans le dessein de vous en faire part, afin que vous en tiriez tout l’avantage que vous voudrez. Moscovites qui sortoient de la Foire déguisez, l’un en Matelot, l’autre en More, & ce François Misantrope que je vous
Le François.
Je crois, Monsieur, avoir l’honneur de vous connoître, & si je ne me trompe, je vous ai vû il y a quelque tems à
Le Moscovite.
A Foire, j’ai voulu en prendre le divertissement à la persuasion de quelques-uns de mes Amis qui m’ont conseillé ce déguisement. Mais, ma foi, je n’y retourne pas. A la faveur de cet Habit, je me suis glissé vers l’Echaffaut, au milieu de cès troupes de Joüeurs, où je croïois ne trouver que de la Canaille ; je voulois me divertir en examinant leurs maniéres de joüer : j’avois même intention de leur atraper quelques Ducatons ; mais jamais je n’ai été plus surpris, que lors qu’aïant fendu la foule des Joüeurs, j’aperçus cinq ou six Personnes qui ne sentoient rien moins que la Canaille, qui faisoient rouler l’argent aussi largement que s’ils eussent été à la Société, je me joignis à eux ; je trouvai mes Maîtres, & je les quitai enragé d’avoir perdu très-desagréablement une cinquantaine de Pistoles.
Le François.
Cinquante Pistoles, Monsieur, à ces Jeux-là ! j’avois bien ouï dire qu’on y perdoit beaucoup, mais jamais je ne m’étois
Le Moscovite.
Il n’y a peut-être rien de tout ce que vous vous imaginez, sur tout si le Joüeur est un peu adroit.
Le François.
Je veux bien vous l’acorder ; mais ne comtez-vous pour rien, la perte que cès Joüeurs font d’un tems qu’ils doivent tout entier à eux & aux leurs, & le hazard qu’on court d’y perdre le plus souvent, ou l’argent de ses Créanciers, ou du moins celui dont on devroit faire subsister une Famille afamée, pendant toute une semaine, tout un mois, quelque fois plus. Ce seroit encore peu. Mais quelles terribles suites n’a pas cette perte. Je ne vous parlerai point des cris d’une Femme irritée qui feront * C’est de la Satire IV. Vers où il dépeint leur rage d’une maniére si vive, qu’elle fait horreur. Joignez le scandale qui résulte de-là. Sans parler du tort que le Joüeur fait à sa santé par cès excès de frénésie. Je régarde encore comme très considérable, que toute Personne, jusqu’aux plus petits Enfans, ont accès à cès Jeux, où cès innocentes Créatures vont aprendre peu à peu à ne valoir pas mieux que ceux qu’ils régardent avec admiration, la main ou la poche pleine de l’argent qui vient d’être gagné.
Le Moscovite.
Il me paroît, Monsieur, que votre lon-
Le François.
Hé ! Monsieur, qu’un saint Zèle fasse renverser toutes ces criminelles Tables ; qu’on ataque le mal dans la source, qu’on ne permette pas ces misérables Jeux, qui n’ont rien qui pour eux ; puis qu’on ne peut pas même avancer en leur faveur, qu’ils enrichissent au moins ceux qui les tiennent, puis que se sont autant de misérables Gueux, qui ocasionnent la ruine quelquefois de plusieurs Familles en un instant.
On en étoit là lors qu’un des Amis du Moscovite, aussi déguisé, vint le rejoindre avec un air contant qui donne ocasion à son Ami de lui demander, quelle bonne fortune il avoit eu depuis qu’il l’avoit quité.
Le II. Moscovite.
Ma foi, meilleure que je ne l’aurois osé souhaiter, dans un Païs où je ne fais que d’ariver. On m’a conduit dans un endroit où il y avoit une foule de Personnes de distinction, la plûpart masquées. Mon Conducteur me dit, que c’étoit-là qu’on commerçoit, les Dames y font des Prësens aux Messieurs, & ceuz-ci réciproquement. Je me suis d’abord fourni d’une quantité de Bagatelles, suivant les avis de mon Conducteur. En un mot, j’avois déja fait plusieurs échanges, lors qu’une Blonde du blanc le plus vif que j’aïe vu de ma vie, & avec une Gorge qui n’a assurément pas Montre qui étoit dans le Paquet qu’elle me donna avec ce Billet.
Que dites-vous de cette rencontre ? Je me suis bien douté qu’il y avoit de la méprise, & que je devois mon bonheur à mon habit ; c’est pourquoi je me suis esquivé au plûtôt ; & en éfèt, j’ai rencontré à vingt pas d’ici un Homme déguisé de même que moi, c’est aparemment l’Amant atendu.
Le François.
C’est encore là un endroit de notre Foire qui m’est tout à fait insuportable à cause des inconvéniens que j’y rencontre, sur tout pour la Jeunesse. Je veux bien croire ce que certains Hollandois m’ont dit, que l’Institution de ces petits Echanges pendant leur Kermes, n’a rien de criminel ; mais qui ne sait que les Institutions les plus Saintes dégénérent presque toûjours, qu’on en tire une conséquence à Majori ad minus ; François, qu’ils ont reçû dans leur Sein, ont été comme ce Serpent de la Fable, qui ne s’est pas plûtôt senti réchauffé, qu’il lança son poison sur son Bienfaicteur. Messieurs, nous avons aporté ici tous nos vices sous les haillons du Refuge, & notre indigence nous métant hors d’état de les nourir, nous les avons logez chez nos commodes Hôtes. Aussi-tôt la médisance a chassé cette bonne intelligence presque universelle, qui se trouvoit entre tous les Habitans d’une même Ville. L’ambition & la vanité ont étoufé l’aimable simplicité qui étoit le Caractére distinctif des Peuples de cès Provinces. Enfin, la bonne chair a succédé à une honnête & saine frugalité. De-là tous les vices. Ainsi, ne soïons pas surpris si cès Echanges ne sont plus si innocens qu’autrefois.
Le I. Moscovite.
Quelle diférence y trouvez-vous donc ?
Le François.
Autrefois c’étoit un innocent Commerce dont on se servoit pour se témoigner réciproquement l’amitié & l’estime qu’on se portoit ; aujourd’hui c’est un moïen criminel dont un jeune débauché se sert pour faire tomber une innocente Beauté dans ses piéges, soit en la surprenant par l’éclat d’un riche présent, que la Circonstance ne permet pas de refuser, soit en ataquant sa
Lettre Publique qu’on m’a écrite, & qu’au lieu d’un C * * *, il faloit un B * * *. Tout ce que j’en puis dire, si cela est, c’est que j’ai rendu illusion pour illusion, & que l’Auteur & moi nous avons joué aux Propos discordans, en voulant faire les Devins ; ainsi, de peur de me tromper davantage, je passerai sous silence toutes les Remarques que j’avois faites sur l’obscurité de cette Lettre, dont je voulois donner la Clef à mes Lecteurs.
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Chez
Et à