Livre Cinquieme Anonym [Eliza Haywood] Moralische Wochenschriften Hannah Bakanitsch Editor Michaela Fischer Editor Elisabeth Hobisch Editor Sabine Sperr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 17.05.2016 o:mws.4527 Anonym: La Spectatrice. Ouvrage traduit de l’Anglois. Premier Volume. La Haye: Henri Frédéric Scheurleer 1750, 344-429, La Spectatrice. Ouvrage traduit de l'anglois 1 005 1750 [1749-1751] Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Autopoetische Reflexion Riflessione Autopoetica Autopoetical Reflection Reflexión Autopoética Réflexion autopoétique England Inghilterra England Inglaterra Angleterre Erziehung und Bildung Educazione e Formazione Education and Formation Educación y Formación Éducation et formation Familie Famiglia Family Familia Famille Frankreich Francia France Francia France Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Leidenschaft Passione Passion Pasión Passion Liebe Amore Love Amor Amour Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Mode Moda Fashion Moda Mode Moral Morale Morale Moral Morale Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art Vernunft Ragione Reason Razón Raison United Kingdom Bath Bath -2.36172,51.3751 France 2.0,46.0 United Kingdom Cornwall Cornwall -4.75,50.41667 St James's Park -0.13392,51.50323 Haymarket Theatre -0.13177,51.50865 United Kingdom Vauxhall Vauxhall -0.12205,51.48582 United Kingdom England England -0.70312,52.16045 United Kingdom City of London City of London -0.09184,51.51279 France Paris Paris 2.3488,48.85341 United Kingdom -2.69531,54.75844 United Kingdom Chelsea Chelsea -0.16936,51.48755 United Kingdom Scarborough Scarborough -0.40443,54.27966 United Kingdom Tonbridge Tonbridge 0.27363,51.19532

Livre Cinquième.

Notre societé a résolu par complaisance & par reconnoissance pour le premier correspondant dont elle a été honorée, de renvoyer ce qu’elle avoit dessein de publier aujourd’hui, & d’insérer à sa place l’obligeante lettre qu’elle a reçue, en poursuivant le sujet dont elle traite, & qui ne sera jamais proposé trop souvent, ni avec trop de force.

Madame la Spectatrice.

« Quoique vous n’ayez pas jugé à propos, dans les discours que vous avez publiés chaque mois, d’inviter personne à lier une correspondance avec vous, & que j’ignore tout à fait si vous recevrez favorablement ce que je vous communiquerai de cette manière ; cependant, comme l’intention de votre ouvrage est clairement de corriger les erreurs dans lesquelles nous tombons, qui nous entraine-roient dans le vice, & nous rendroient malheureux pour toute notre vie si nous les traitions avec trop de complaisance, j’ai resolu de vous instruire de mes sentimens sur votre entreprise, & sur le succès que vous avez eu dans l’exécution.

Vous savez que tout ce qui sort de la presse, essuye autant de censures qu’il y a de lecteurs qui pensent differemment ; mais je vous assure que je suis un de ceux à qui les Auteurs donnent justement le titre d’ami lecteur, & que je me plais davantage à applaudir qu’à condamner. Je me joins de bon cœur à toutes les personnes sages & vertueuses qui vous ont donné des louanges, & je tâche à rendre leurs éloges publics autant que ma situation le permet. Je défends avec zèle votre cause, contre toutes les chicanes que l’ignorant présomptueux & le libertin déclaré peuvent lui opposer ; & si je m’apperçois que vous tombiez dans quelques endroits au-dessous de mon attente, je me tiens alors dans le silence. Je pense que ce procedé est celui d’une amie, j’espére donc que vous ne prendrez pas en mauvaise part que je vous donne de tems en tems des avis, & que je vous rappelle actuellement dans cette lettre, ou lorsque j’en trouverai l’occasion, des omissions que vous puissiez aisément réparer dans le discours suivant, ou même que je m’hazarde à vous communiquer quelques idées vagues de mon propre fond, puisque je vous laisse en pleine liberté de les supprimer ou de les publier, suivant que vous le trouverez à propos.

Il n’y a certainement rien de plus juste que votre définition des passions, ou de plus pathétique que votre description des maux qu’elles attirent au genre humain ; mais je pense que vous avez touché trop légerement, ou du moins que vous ne vous êtes pas arrêtée autant qu’on auroit pû l’attendre d’une Spectatrice, sur quelqu’un de ces moyens sans nombre qui ont été inventés dernièrement par les partisans d’une luxure effrenée, pour adoucir, ou plutôt pour irriter les plus dangereux penchans de la jeunesse.

Je ne suis pas assez austère pour ne faire aucune difference d’âge, & pour refuser à la jeunesse les recréations innocentes qui lui sont propres ; au contraire, je permets aux jeunes gens de jouïr avec moderation des plaisirs que le grand monde procure ; mais aussi je ne voudrois pas qu’on se fit de ces plaisirs une affaire, & qu’on s’en occupât tellement, qu’on n’eût plus d’attention à donne pour des sujets plus importans ; parce que ce seroit rendre dangereux ce qui de soi-même est fort innocent, & faire payer chérement à l’avenir, pour ce dont on jouit dans le present.

Il y a des entrepreneurs modernes de nos plaisirs, qui ne se contentent pas d’inventer chaque jour de nouveaux amusemens pour passer nos soirées ; il faut encore que nous leur sacrifiions la matinée, comme si nous n’étions nés que pour le plaisir. Vauxhall, Cupers, & tous les endroits du même genre excepté les jardins de Ranelagh, n’occupent à la vérité que cette partie de notre tems que nous donnons ordinairement au plaisir ; mais les entrepreneurs de ce dernier endroit ne sont pas contents qu’ils n’empiétent sur ces heures, que la nature & la raison destinent à un autre usage. Je ne suis pas si âgée, que je ne me rappelle très bien, qu’après avoir fait mes devotions, m’être habillée, & avoir déjeuné, les heures qui me restoient jusqu’à midi étoient principalement occupées par mes Maitres de danse, de musique, d’écriture, par les personnes qui m’enseignoient les ouvrages, & en général tout ce que doivent savoir les personnes de mon sexe. Je regardois alors comme une très grande faveur, qu’on me permît de faire un tour de promenade dans le parc de St.James, ou dans notre jardin, afin de dîner ensuite avec plus d’appetit.

J’ai élevé ma fille unique de la même manière, & je ne soupçonnois pas qu’elle en fût mécontente jusqu’à ce qu’elle eût atteint sa quatorzième année, lorsque les entrepreneurs de Ranelagh avertirent malheureusement qu’ils donneroient un déjeuné public chaque matin. Ceci me chagrina extrémement, & ne nuisit pas moins à l’éducation que je voulois donner à ma fille ; je m’apperçus d’abord qu’el-le se relâchoit dans tout ce qu’elle apprenoit, & enfin qu’elle avoit une aversion totale pour l’occupation. Sa maitresse de François est à présent une compagne très incommode ; son éguille une chose très odieuse ; son clavessin n’est jamais d’accord ; ses livres de musique sont jettés de côté, & rien ne paroit digne de son attention, à l’exception du deshabillé le plus galant dans lequel elle puisse paroitre à Ranelagh. Ma maison est remplie chaque matin de jeunes Dames, qui viennent inviter Mademoiselle Biddy à aller déjeuner avec elles à Ranelagh : il n’est question de rien à leur retour, que de ce qu’on a dit ou fait à Ranelagh, & de l’habit avec lequel on paroitra encore le soir dans ce charmant endroit ; ensorte que la journée est entièrement perdue.

Dites-mois, Madame, convient-il à une femme prudente, de permettre à une jeune personne que le Ciel & la nature ont mise sous mon autorité, de se conduire de cette manière ? Cependant comment étouffer un mal qui ne fait que croitre ? Si je veux mettre quelques bornes à ces courses, je n’ai chez moi que mauvaise humeur & murmures, & je suis sans doute critiquée au dehors pour ma grande sévérité. Toutes mes remontrances sur cette manière de perdre le tems sont vaines ; tout ce que je puis dire ne fait pas la moindre impression ; & je crains de pousser ma fille à quelque extrémité, si je la contrains de rester au logis. Qui sçait jusqu’où une jeune personne inconsiderée peut se laisser aller ? Combien y en a-t-il à cet âge qui ne sont que trop ingénieuses à tromper la vigilance de ceux qui ont le soin de leur éducation ? & si dans le tems que je veux la préserver d’un danger, je la poussois dans un autre, je ne pourrois jamais me le pardonner. Le dilemme sous lequel je me vois est terrible. Je vous conjure donc, puisque vous ne pouvez pas être insensible à l’affliction que plusieurs parens doivent éprouver comme moi-même, lorsqu’ils se voient sur le point de perdre le fruit de leurs soins & de leur tendresse, je vous conjure, dis-je, d’exposer de la manière la plus touchante & la plus pathétique qui vous soit possible, quelle folie il y a de courir éternellement dans ces endroits publics. Faites sentir à nos jeunes Dames que cette coutume leur est extrémement pernicieuse, qu’elle les rend incapables, de s’acquitter des devoirs de la societé, qu’elle les porte à négliger ce qu’elles doivent à Dieu & à ceux de qui elles tiennent le jour, qu’elles les empêche <sic> de devenir un jour d’excellentes femmes, des bonnes mères, des amies estimables, ou des maitresses raisonnables, en un mot, qu’elle prépare pour l’avenir un malheur insaissible, de même qu’aux personnes qui les approcheront.

Une censure publique de votre part sera peut-être plus efficace que toutes les exhortations de leurs parens, qu’elles regardent ordinairement comme des discours d’usage ; les avis d’une personne qui n’a point d’autre intérêt en les donnant, que la part généreuse qu’elle prend au bonheur de ses semblables, feront certainement beaucoup d’impression sur l’esprit de ceux qui ne sont pas tout à fait insensibles à leur propre avan-tage, & repondront aux désirs du plus grand nombre de vos lecteurs, aussi que bien de

Votre réelle admiratrice & très humble servante,Sarah Oldfashion ( *(*) C’est-à-dire, vieille mode. ).

Du quarré d’HanoverCe 2. Août 1744

P.S. « Si je n’obtiens pas ce que j’attends de vous, je suis résolue d’envoyer Biddy chez un parent que j’ai dans le pays de Cornouaille, dont le plus proche voisin est à la distance de quatre lieues, & où elle n’aura pour toute vûe que des rocs hauts & escarpés d’un côté, & des mines d’un aspect aussi desagréable de l’autre, aussi longtems qu’elle persistera dans la même fureur pour les assemblées publiques. »

J’avoue que cette Dame mérite d’être plainte, surtout par les personnes qui sont mères, ou qui l’ont été. Si les enfans pouvoient sentir les soins, les veilles, les inquiétudes sans fin qui accompagnent la tendresse paternelle, & combien il leur est impossible de reconnoitre jamais ces obligations, ils éviteroient certainement de rien faire qui pût rendre inutiles les peines qu’on prend pour leur intérêt ; la reconnoissance aussi-bien que l’amour d’eux-mêmes, les engageroit à faire les plus grands efforts pour perfectionner l’éducation qu’on leur a donnée. Mais j’ai déja remarqué ci-devant, combien il est difficile d’accoûtumer la jeunesse à une manière juste de penser ; & comme j’ai lû quelque part, on chercheroit vainement l’expérience parmi la jeunesse, & c’est la payer trop chérement que de l’acquerir avec l’âge.

Combien de personnes ne savent pas se conduire dans le monde, même lorsqu’elles sont sur le point de le quitter, & comme s’exprime Dryden, qui ont laissé passer leur vie comme par un sas qui ne retient rien ! Il est donc bien triste qu’on encourage de cette manière l’étourderie naturelle de la jeunesse, & que les personnes d’un âge plus mûr autorisent par leur exemple celles chez qui l’amour du plaisir est plus excusable.

Mais après tout, quels grands plaisirs goûte-t-on dans ces promenades ? Combien de personnes de qualité qui les fréquentent ont des retraites beaucoup plus agréables ? Ranelagh, ou aucun autre de ces endroits où on paye pour être admis, peuvent-ils égaler en bon goût & en magnificence ces jardins où elles peuvent, en sortant de leur appartement, jouïr du plaisir de la promenade ? Personne assûrement n’ôseroit dire le contraire. On alleguera peut-être que ces endroits de recréation sont autant nécessaires qu’agréables, pour ces personnes que leurs emplois distingués dans l’Etat, ou leur assiduité à la Cour retiennent long-tems en ville & qui ont besoin de ce délassement. Je conviens de cette vérité, & il y auroit une grande injustice, comme beaucoup d’arrogance dans ma conduite, si j’ôsois censurer les personnes du grand monde, pour des amusemens qui paroissent leur être principalement destinés, & qui ne sont préjudiciables aux personnes d’une condition inférieure, que parce qu’elles s’y livrent avec excès.

Mais le malheur est que chacun, quelle que soit sa situation, veut imiter les personnes de qualité, parce que ce qu’elles font est toujours à la mode. Ce qui rend les assemblées de Ranelagh si nombreuses, n’est pas la belle vûe qu’on a en cet endroit, ses agréables promenades, son magnifique amphitéatre <sic> , ni les sons mélodieux qui partent de son orchestre ; mais plutôt la vanité que chacun a de s’égaler, s’il est possible, avec ses supérieurs ; de pouvoir se vanter, quand on est de retour chez soi, qu’on a été remarqué de tel & tel Seigneur, de telle & telle Dame de condition ; de raisonner sur leurs habillemens & leur conduite, & de prétendre découvrir quel est l’amant d’une telle Dame ; quelle nouvelle mariée coquette avec l’intime ami de son époux ; quel Duc n’a pour son épouse qu’une complaisance forcée ; si c’est la personne ou la fortune de cette jeune héritiére qui enflamme cet amant si complaisant & si soumis.

Cette envie ridicule de passer pour connoître des choses qui sont autant au-dessus de leur sphére qu’inutiles, regne extrément parmi un très grand nombre de personnes, & sur-tout parmi celles d’une condition médiocre. C’est-là un des principaux motifs qui les font courir en foule, par-tout où leurs supérieurs se rendent.

Cette affectation ne se borne pas à un seul âge, elle s’étend depuis seize à soixante ans ; mais lorsqu’elle entre dans le cœur d’une personne aussi jeune que Mademoiselle Biddy, & qu’elle se joint à la vanité de se faire admirer, & de s’attirer une foule d’amans, vanité qui se manifeste ordinairement dans les jeunes filles lorsqu’elles ont atteint leur treizième année ; dans ce cas il ne faut pas s’étonner, qu’on ait tant de peine à les empêcher de se rendre dans un endroit où elles se flattent de satisfaire leur orgueil à ces deux égards.

C’est pourquoi je crains que toutes les tentatives de Madame Oldfashion ne soient inutiles, à moins qu’elle n’ait recours à la contrainte, qu’elle ne paroit pas disposée à mettre en pratique, & que je ne puis approuver en aucune manière, puisque le reméde seroit pire que le mal. Je lui conseille encore moins de l’envoyer en Cornouaille. Une jeune Dame aussi vive, & qui paroît être autant passionnée pour les plaisirs de la ville, se voyant ainsi séparée de tout ce qu’elle aime, & enfermée dans une so-litude affreuse, ne seroit plus capable de garder ancune <sic> modération. Si elle est d’un naturel doux & traitable, des murmures secrets, & une noire mélancholie, la consumeroient peu-à-peu, attaqueroient peut-être, outre sa santé, son jugement, & la rendroient enfin autant stupide que valetudinaire. S’il y a au contraire un principe d’obstination & de méchanceté dans on ame, elle sentira vivement la cruauté avec laquelle elle s’imaginera qu’on la traite ; & comme on ne doit pas attendre beaucoup de réflexion à cet âge, elle se jettera peut-être dans des maux beaucoup plus grands que ceux dont on vouloit la préserver, & cela uniquement pour se mettre à l’abri des mesures outrées de ceux de qui elle dépend. L’une ou l’autre de ses conséquences doit être terrible pour une mère ; ainsi je me déclare absolument contre cet usage de l’autorité maternelle.

Alvario est un Gentilhomme riche, & qui fait figure dans le monde : il resta veuf avec deux filles, qui du côté de leur mère, étoient héritiéres en commun d’un bien dont le revenu montoit à plus de mille piéces. L’ainée, que j’appel-lerai Christabelle, étoit parfaitement belle & pleine d’esprit ; mais Lucille sa cadette, étoit d’une constitution valétudinaire, & par consequent plus sombre & moins propre pour le monde. Elle ne se soucioit jamais de sortir, ou de recevoir compagnie chez elle. Mais Christabelle, dont l’humeur étoit plus enjouée, ne restoit qu’avec repugnance au logis. Le parc, la comédie, l’opera, la cour, étoient les idoles de son cœur ; la parure, les équipages, & le plaisir de se voir admirée occupoient toutes ses pensées. La jeunesse, la beauté & la fortune se rencontrent rarement sans un mélange proportionné de vanité ; & il faut convenir que cette Dame n’en étoit pas destituée. Elle triomphoit des conquêtes que ses charmes lui procuroient chaque jour, & quoiqu’elle eût trop d’esprit pour croire toutes les déclarations flatteuses qu’on lui faisoit, elle n’en avoit cependant pas assez pour se défendre du plaisir qu’elle trouvoit à les entendre.

Enfin, quoiqu’elle n’eût jamais rien fait de contraire à la vertu, son enjouement & son amour pour les plaisir l’exposérent à la critique de quelques personnes qui se se <sic> plaisent à diffamer celles qui sont plus aimables qu’elles-mêmes. Son père d’un autre côté étoit un homme galant, & par consequent trop disposé à interpreter les moindres libertés que notre sexe pût se permettre, comme des marques d’une passion ; il prêta donc l’oreille à toutes les insinuations qu’on lui faisoit contre Christabelle. Les ennemies de cette jeune Dame étoient ses propres parents ; ils la haissoient parce qu’elle n’avoit pas pû se géner au point de ne pas faire des railleries amères sur la rigidité de leurs régles ; à leur tête étoit une vieille tante encore fille, qui vivoit chez Alvario, & étoit comme la gouvernante de ses deux filles. Cette maligne créature ramassa tous les contes qu’elle pût apprendre des envieux de sa niéce, & ne manqua pas de les communiquer à Alvario avec des additions de sa façon, le conjurant de se servir de son autorité pour obliger cette jeune Dame à être plus reservée dans sa conduite.

Christabelle fut extrêmement surprise de se voir accusée de crimes auxquels elle n’avoit jamais pensé, & qu’elle craignoit plus que la mort ; mais ni le chagrin qu’elle faisoit à son père, ni le soin qu’elle devoit prendre de sa réputation, ne purent la déterminer à retrancher au-cune de ces libertés auxquelles elle s’étoit accoutumée ; & comme elle sentoit qu’il n’y avoit rien de criminel dans une telle conduite, elle paroissoit très indifférente sur le jugement que le monde en devoit porter.

Toutes les remontrances d’Alvario, ses menaces, ses défenses de se trouver jamais dans certaines compagnies, de se montrer dans quelques endroits qu’elle avoit accoutumé de fréquenter, sous peine de perdre son amitié, furent inutiles ; la considération de l’obéissance qu’elle lui devoit comme à son père, ne put point l’empêcher de suivre ses inclinations ; & elle s’imaginoit qu’il l’avoit plus offensée en ajoûtant foi aux calomnies qu’on avoit repanduës sur sa conduite, qu’elle ne pourroit l’offenser en lui desobéissant.

Il est très-vraisemblable qu’elle n’en auroit pas agi avec tant d’hardiesse, si elle n’avoit pas sçû qu’elle devoit jouïr d’un bien que son père ne pouvoit pas lui ôter. Il est sûr que sa conduite montroit clairement qu’elle n’avoit pour lui qu’une crainte ou une affection bien foibles, ce qui l’irrita tellement, comme elle lui en donnoit un juste sujet, qu’il l’enferma dans sa chambre, & ne lui permit de voir que sa tante, dont la compagnie étoit extrémement desagréable à cette jeune Dame, & une servante qui lui apportoit des vivres & tout ce dont elle avoit besoin.

Mais bien loin d’humilier sa fierté, ce traitement ne servit qu’à la rendre plus obstinée ; & le regardant plutôt comme un trait de tyrannie que comme un effet de la tendresse paternelle, elle ne considéra plus Alvario comme son père, mais comme un cruel géolier ; aussi elle ne voulut jamais s’abbaisser à lui faire la moindre soumission ; & lorsque sa tante lui dit que si elle vouloit promettre de faire un meilleur usage de sa liberté, elle tâcheroit d’engager son père à lui pardonner le passé, elle répondit, qu’elle ne se sentoit coupable de rien, & qu’elle ne prétendoit pas faire le moindre changement dans sa conduite.

Enfin elle se conduisit avec si peu d’affection & de respect pour son père, qu’il fut bientôt convaincu qu’il avoit pris une mauvaise méthode, & qu’il se repentit de n’avoir pas employé des moyens plus doux pour l’améner à une meilleure façon de penser. Mais quoiqu’il l’aimât extrémement, il crut qu’il ne convenoit pas à son caractêre de céder le premier ; c’est pourquoi il continua de la tenir enfermée, se flattant qu’avec le tems elle lui demanderoit au moins de la mettre en liberté.

Mais tandis qu’il esperoit vainement de plier un esprit si altier, elle ne s’occupoit qu’à chercher les moyens de s’échapper de la maison de son père, résolue, si elle pouvoit une fois se mettre en liberté, de prendre un logement, & d’obliger son père à lui remettre ou à une autre personne qu’elle nommeroit pour son tuteur, cette partie du bien de sa mère qu’il ne pouvoit pas lui refuser, comme elle n’en étoit que trop bien informée.

Dans ce dessein elle tâcha d’abord de mettre dans ses intérêts la fille qui la servoit ; mais toutes ses promesses n’ébranlérent point l’intégrité de ce fidèle domestique : elle eut donc récours à un stratagême, qu’on ne penseroit jamais avoir pû monter à la tête d’une fille qui n’avoit pas encore atteint sa seizième année.

Malheureusement on n’avoit pas pen-sé à lui ôter les plumes, l’ancre & le papier : elle écrivit donc un grand nombre de petits billets, où elle se plaignit de la manière injuste dont la traitoit un père inhumain, qui l’avoit enfermée pour la faire mourir de langueur, & afin que tout son bien pût parvenir à une autre fille sa favorite. Elle avoit mis à ces billets l’addresse suivante.

A toute personne charitable qui passera ici, & qui aura assez de compassion pour aider une fille maltraitée à s’échapper des mains du plus barbare de tous les pères.

Elle jettoit plusieurs de ces billets dans la ruë, aussi-tôt qu’il étoit nuit, mais ils étoient foulés aux pieds & n’étoient pas remarqués, ou ceux entre les mains de qui ils tomboient ne savoient pas ce qu’ils en devoient faire, ou ne vouloient pas se mêler de cette affaire. Enfin la stupidité & l’insensibilité du monde la mettoient presque hors d’elle-même, & elle commençoit à désespérer de réussir jamais par ce moyen, lorsque le dernier billet dont elle avoit résolu de faire l’essay, tomba par hazard sur l’épaule d’un homme, qui étoit assez Chevalier errant pour tenter la délivrance de cette Dame affligée.

Il remarqua la chambre d’où le billet étoit tombé, à l’aide d’une lampe qui faisoit face à cette maison ; de retour chez lui il en examina le contenu, & trouva quelque chose de si bizarre dans cette avanture, qu’il résolut de l’approfondir. Il n’avoit point de bien, & n’avoit soutenu la figure d’un Gentilhomme que par le secours du jeu ; il pensoit donc que si la Dame renfermée étoit telle que sa lettre le marquoit, il ne devoit pas négliger une occasion aussi favorable de s’établir dans le monde.

Il s’occupa donc le lendemain de grand matin à s’informer dans le voisinage de la situation d’Alvario, & il fut bientôt instruit de chaque circonstance. Se voir assuré que la jeune Dame qui imploroit son assistance, avoit un bien indépendant de son père ou de toute autre personne, étoit une chose qui flattoit ses espérances les plus hardies ; mais il trouvoit une grande difficulté à lui faire savoir qu’il étoit prêt à exécuter les ordres qu’elle lui donneroit pour le recouvrement de sa liberté ; il jugeoit qu’il seroit fort inutile de lui écrire, & il supposoit qu’elle n’avoit chez elle personne à qui elle pût se confier, puisqu’elle étoit réduite à un expédient si extraordinaire, ou si elle avoit quelque personne de confiance, il ignoroit entièrement qui elle étoit ; enfin après plusieurs efforts d’imagination, il inventa un moyen de lui donner de ses nouvelles, dangereux à la vérité ; mais il crut qu’il falloit hazarder quelque chose.

La fenêtre, d’où étoit venue cette lettre, n’étoit qu’au premier étage ; comme c’étoit une chambre de derrière, elle donnoit dans une petite cour, qui étoit très peu fréquentée dans la nuit, quoique ce fût un passage public. Il résolut donc d’y monter, & il en vint à bout à l’aide d’une échelle de corde, ayant eu soin de se rendre dans cet endroit à la même heure qu’il avoit reçu la lettre. Comme il ne fit pas le moindre bruit en montant, il eut le tems de regarder à travers les vitres ; les rideaux n’étoient pas bien tirés, & il lui fut aisé d’appercevoir cette belle affligée assise dans une posture mélancolique, avec la tête appuyée sur ses mains. Voyant qu’elle étoit seule, il hazarda de frapper doucement contre la fenêtre ; le bruit la fit tressaillir, mais comme elle n’étoit nullement timide, elle s’avanca <sic> du côté de la fenétre ; dans le même tems il la leva de son côté, & faisant une reverence aussi profonde que sa situation le permettoit. Ne vous alarmez-point, adorable personne, lui dit-il, je viens vous offrir l’assistance dont vous avez besoin, suivant que cette lettre me l’apprend. En parlant ainsi, il lui présentoit le billet qu’elle avoit jetté par sa fenétre : à cette vûe elle ne craignit plus de la part de notre avanturier aucun mauvais dessein, elle le remercia de la manière la plus gracieuse, au sujet de la peine qu’il avoit prise, & du danger auquel il s’étoit exposé. Ensuite, comme ils n’avoient point de tems à perdre en cérémonies, elle lui dit que la première chose qu’elle lui demandoit c’étoit de lui arrêter un logement dans une maison d’honneur, & de revenir la nuit suivante, pour l’aider à descendre par cette fenétre, parce qu’elle n’avoit aucun autre moyen de s’échapper de sa prison. Il l’assura qu’il exécuteroit ponctuellement ce qu’elle désiroit, & de son côté elle lui promit qu’elle auroit pour ce service toute la reconnoissance qu’une femme vertueuse peut témoigner, ou qu’un homme d’honneur peut désirer. Il descendit en-suite, & elle ferma d’abord sa fenétre. Ils étoient l’un & l’autre très satisfaits de cette entrevue, quoiqu’ils eussent des motifs bien differens ; Christabelle étoit pleine d’espérance de regagner sa chère liberté, & le Cavalier se flattoit de l’obliger à se mettre bientôt sous un autre joug plus durable.

Notre avanturier ne fut pas négligent à préparer tout ce qui pouvoit lui procurer une capture aussi riche ; il lui prépara un logement très bien meublé, chez une personne à qui il communiqua toute cette affaire, & qui avoit des raisons pour favoriser ses desseins.

Il se rendit sous la fenétre à l’heure marquée, il y trouva Christabelle très impatiente de le voir arriver, qui ne vit pas plutôt l’échelle de corde fixée qu’elle descendit, sans exiger de son liberateur aucune autre promesse, après celle qu’il lui avoit faite la nuit précédente.

Elle avoit écrit une lettre à son père peu d’heures avant son évasion, & elle la laissa dans un endroit, où elle étoit sûre qu’on la trouveroit, aussi-tôt qu’on s’appercevroit de sa fuite. Elle s’ex-primoit dans cette lettre de la manière suivante.

Monsieur,

« Le cruel traitement que j’ai reçu de votre part, me fait penser que vous ne me regardez plus comme votre fille, & me dispense de ce que je vous devrois d’ailleurs comme à mon père. Je vous quitte pour toujours, & j’espére que vous ne me forcerez pas à prendre des mesures qui ne conviennent pas au caractére de fille, afin de me mettre en possession de mes droits : vous n’avez que trop joui de ce bien, & il est bien tems qu’il revienne à

Votre très offensée filleChristabelle.

Elle monta dans un carosse qui l’attendoit au bout de la rue, & qui la conduisit dans son nouveau logement. Son conducteur de son côté ne négligea rien de ce qui pouvoit lui donner une haute idée de sa probité, & la persuader qu’il ne lui cédoit point en naissance ou en fortune. Dès qu’ils furent arrivés, il l’engagea, quoiqu’il fût tard, à prendre part à une très belle collation qu’il avoit fait préparer.

Elle fut d’abord extrémement satisfaite de cette réception ; mais on n’eut pas plutôt desservi la collation, qu’il commença à s’expliquer plus ouvertement, & à lui insinuer qu’il n’avoit pris tant de peine que pour devenir le possesseur de sa personne & de son bien ; il lui fit cependant cette déclaration de la manière la plus soumise, lui protestant en même tems qu’il adoroit ses charmes & qu’il avoit pour elle la plus forte passion. Comme elle avoit été accoutumée à des protestations de cette nature, elle ne s’alarma point de l’entendre parler sur ce ton, & elle affecta de le railler sur ce sujet avec le même enjouement qu’elle avoit témoigné à ses amans passés ; mais hélas ! elle s’apperçut bientôt qu’il ne se laissoit pas renvoyer de la même manière : il la pressa fortement de lui promettre qu’elle l’épouseroit le lendemain matin, lui dit qu’il avoit à cœur cette affaire, & qu’il étoit résolu à ne pas se séparer d’elle qu’il ne fût assuré de devenir son Epoux.

Elle commença à trembler, & comme elle l’a avoué dans la suite, à souhaiter d’être encore sous le toit d’Alvario ; elle se voyoit entre les mains d’un étranger, qui paroissoit résolu à exécuter tout ce qui lui viendroit dans l’esprit ; elle ne découvroit aucun moyen d’échapper au danger dont son honneur étoit menacé, à moins qu’elle ne fit ce qu’il désiroit : plus elle réflechissoit à sa situation, plus elle la trouvoit affreuse, & enfin en dépit de toute sa fierté, elle fondit dans un torrent de larmes.

Comme il ne manquoit pas d’esprit, il s’en servit habilement dans cette occasion ; il lui dit les choses les plus gracieuse, rejettant sur l’excès de son amour la violence qu’il étoit obligé de lui faire, ajoutant qu’il craignoit qu’elle ne voulût plus dans la suite recevoir ses vœux, s’il laissoit échapper cette occasion. Il l’assura que si Alvario venoit à découvrir où elle s’étoit rétirée, il pourroit en vertu de son autorité paternelle, la forcer à rentrer dans cette prison d’où elle avoit eu tant de peine à sortir ; au lieu que si elle consentoit à l’épouser, toutes ses obligations précédentes deviendroient nulles, & elle ne seroit plus que sous le pouvoir d’un époux, à qui sa volonté serviroit toujours de loi.

Son esprit fut agité durant ce discours, par plusieurs passions qui se succedoient les unes aux autres ; quelquefois elle se sentoit adoucie par les expressions flatteuses dont il se servoit pour lui exprimer son amour & son admiration ; un moment après elle se sentoit enflammée de colère, en considerant la hardiesse avec laquelle cet homme prétendoit forcer son inclination. Elle voyoit alors dans tout son jour l’imprudence qu’elle avoit eue de se confier entiérement à un inconnu ; tantôt elle lui représentoit doucement combien le respect qu’il lui témoignoit, étoit incompatible avec la contrainte qu’il vouloit lui imposer ; immédiatement après elle lui faisoit les reproches les plus amers, & lui marquoit le plus grand mépris ; en un mot, elle le flattoit & l’injurioit tour à tour ; mais l’un & l’autre furent également inutiles. Il lui répondit tou-jours avec toute l’humilité de l’amant le plus complaisant & le plus soumis, mais en lui faisant sentir que sa résolution étoit inalterable, qu’elle ne pouvoit éviter de lui appartenir, & que le seul choix qu’elle avoit à faire, étoit de devenir sa maitresse ou son épouse.

Il étoit fort tard & le matin s’approchoit, qu’elle n’avoit rien pu obtenir sur son esprit ; enfin elle céda à la nécessité & consentit à ce mariage. Il la laissa alors prendre le repos qu’un semblable changement de fortune lui permettroit de gouter ; mais afin qu’elle n’eût pas le tems de mettre en œuvre aucun artifice pour le fruster <sic> de ses espérances, il l’obligea à céder la moitié de son lit à la maitresse de la maison.

Quand elle fut en liberté de refléchir à son avanture, elle ne voyoit rien de si fâcheux que la contrainte qu’on lui imposoit. La figure & la conversation de son prétendu époux ne lui déplaisoient pas, il avoit l’air d’un homme de condition, & il lui avoit fait mille sermens que sa naissance & sa fortune étoient telles, qu’aucun de ses parens ne pourroit la blâmer d’un tel choix ; il lui avoit dit son nom, qui étoit par hazard celui d’une famille illustre, (quoiqu’il ne fût point allié à cette maison) Elle s’imaginoit donc qu’elle ne dérogeroit point à son rang, si elle se faisoit appeller de ce nom ; c’est pourquoi elle se flattoit que c’étoit uniquement, comme il l’assuroit, la violence de sa passion qui le portoit à prendre les mesures dont elle se plaignoit ; cette pensée s’accordoit avec sa vanité, & contribua beaucoup à la tranquilliser & à la porter à exécuter avec moins de repugnance la promesse qu’il lui avoit arrachée.

Enfin leur mariage se fit, & il la mena d’abord à la Campagne sous le prétexte de la divertir, mais dans le fond pour échapper aux poursuites qu’on auroit pu faire contre lui, sur ce qu’il avoit enlevé une heritière.

Alavrio de son côté ne trouva pas plutôt la lettre de sa fille, qu’il la chercha dans toutes les maisons où il soupçonnoit qu’elle pouvoit avoir la moindre liaison ; & n’en ayant aucune nouvelle, il ne douta point qu’elle n’eût fui avec quelque Cavalier pour qui elle avoit une passion secrette.

Dans cet intervalle Christabelle s’é-toit parfaitement reconciliée avec son sort ; elle ne doutoit point que son époux ne fût aussi riche & d’aussi bonne famille qu’il le lui avoit assuré : c’est pourquoi elle le pressoit continuellement d’obliger son père à lui restituer son bien ; mais il étoit trop fin pour entreprendre trop tôt cette affaire, & paroissant ne faire aucune attention aux richesses de son épouse, depuis qu’il étoit le maître de sa personne, il la gagna au point de lui inspirer l’affection la plus tendre. Il ne l’amena donc en ville, & ne consentit à rendre ce mariage public, que lorsqu’elle fut devenue enceinte, & qui’il fut bien assuré qu’il possedoit son cœur, & qu’elle ne consentiroit jamais à se joindre contre lui. Enfin il hazarda de déclarer son mariage, qui ne fut pas plutôt public, que les circonstances en furent connues de toute la ville. Alvario étoit comme un homme privé de raison, tous les parens & les amis de Christabelle étoient inconsolables, ceux qui l’aimoient en étoient étonnés & choqués & cette avanture faisoit le sujet de toutes les conversations.

Christabelle elle-même à l’ouïe de la supercherie qu’on lui avoit faite, sentit un ressentiment qu’il est très difficile d’exprimer. Elle menaça d’abandonner cet indigne époux à la rigueur des loix ; elle avoit même déjà empaqueté ses joyaux & ses nipes dans ce dessein, lorsque les priéres de son époux, la passion qu’il affectoit pour elle, l’état dans lequel elle se trouvoit, jointe au déshonneur qui retomberoit sur l’enfant dont elle alloit accoucher, si le père venoit à essuyer un sort infame, la déterminerent à rester avec lui, & elle se contenta de donner l’essor à son indignation dans les termes les plus piquants qu’elle put trouver. Il n’ignoroit pas qu’il n’étoit pas encore tems d’user de son autorité ; c’est pourquoi il supportoit ce traitement avec une patience admirable, mais en conservant dans sa mémoire toutes les injures qu’elle lui avoit adressées, & se promettant bien de s’en venger dans la suite.

Mais de peur de donner à cette narration une longueur ennuyeuse, je dois dire qu’il eut assez d’adresse, & qu’elle fut assez bonne, pour consentir à lui pardonner. Elle fit tout ce qu’il lui demanda, assura tous ceux qui lui parle-rent de cette affaire qu’on ne lui en avoit point imposé, qu’elle avoit connu auparavant la véritable situation de son époux, & que l’amour l’avoit engagée à passer par dessus l’inégalité de leurs conditions. Elle employa un Avocat pour agir contre son père au sujet de ses prétentions, & avant que l’affaire fût tout à fait déterminée, la mort de sa sœur la rendit seule héritière de tout le bien ; Alvario de son côté, voyant qu’il n’y avoit point de remède, fut obligé de le lui resigner.

Christabelle ne connut tout son malheur qu’après s’être mise en possession de son bien ; la tendresse apparente, & l’humeur soumise de son époux la persuadoient qu’elle pourroit toujours disposer de sa conduite & de son revenu ; mais dès que tout fut fini, & qu’il n’eut plus rien à redouter de son ressentiment, il ne tarda pas à lui faire sentir les effets de son pouvoir, & à lui prouver qu’il n’avoit pas oublié le mépris avec lequel elle l’avoit traité dans le fort de sa passion.

Il n’étoit pas facile de faire plier un esprit aussi altier, cependant il en vint à bout dans quelques mois ; c’est à pré-sent elle qui doit supplier, & qui le fait souvent en vain, pour obtenir une petite portion de son propre bien ; pendant qu’il en dépense mal à propos la plus grande partie parmi ses anciens camarades de fortune, la laissant chez elle en liberté de se repandre en lamentations sur le malheur de son état.

Il n’y eut jamais de plus grand tyran, il lui refuse même la liberté de faire des visites, ou d’en recevoir des personnes qui souhaiteroient d’entretenir quelque liaison avec cette Dame. Son père ni aucun de ses parens n’ont pas voulu la voir depuis son évasion & la découverte de son mariage ; il n’y a point de termes qui puissent exprimer la misere de sa condition, & elle n’a point de soulagement à attendre que de la mort.

Il est certain que le sort d’une fille si désobéissante, ne peut pas exciter beaucoup de compassion dans le monde ; mais cette avanture doit servir d’avertissement à tous les parens qui souhaitent le bonheur de leurs enfans ; il faut qu’ils étudient soigneusement leur naturel avant que de hazarder à les traiter avec dureté, & il vaut mieux qu’ils s’abaissent à flatter un caractére obstiné, que de prétendre le corriger par la contrainte. Lorsque la vanité & une bonne opinion de soi-même regnent dans un esprit, il n’y a que le tems & la réflexion qui puisse le convaincre de son devoir. Si on leur procuroit des plaisirs moins pernicieux que ceux auxquels ils sont adonnés, on viendroit peut-être à bout d’affoiblir leur première passion, & de leur inspirer successivement de l’indifference pour tous les plaisirs de ce genre. On pourroit faire l’essai de cette méthode, & je m’imagine qu’elle ne seroit pas toujours inutile.

Ainsi Madame Oldfashion feroit très bien de se servir de la varieté, pour détacher Mademoiselle Biddy de la passion qu’elle a pour Ranelagh, & pour la compagnie qui fréquente cet endroit ; au lieu que si elle l’envoyoit dans une solitude où cette jeune personne ne verroit que des objets tristes, elle lui rendroit par-là ses plaisirs passés plus chers encore que dans le tems même qu’elle en jouissoit.

Si des raisons d’état, que je ne dois point approfondir, ne nous engageoient pas dans une guerre avec la France, je lui conseillerois d’envoyer sa fille chez une nation aussi polie ; cette jeune personne trouveroit dans ce pays-là une vaste diversité de plaisirs, qui donneroient bientôt une tournure differente à son humeur, & lui inspireroient du mépris pour tout ce qui l’avoit enchanté auparavant.

Je prévois que plusieurs de mes lecteurs s’écrieront ici, que si elle suivoit ce conseil elle ne feroit que se dégouter des plaisirs qui sont particuliers à sa patrie, & se passionner pour ceux d’un autre pays. Cette objection paroit d’abord assez plausible, mais quand on la considere de près, on ne lui trouve aucune solidité ; car sans parler du souvenir des personnes qui lui sont chères, cette partialité naturelle que nous avons tous pour le lieu de notre naissance, lui feroit bientôt désirer son retour ; ensorte qu’elle seroit plutôt guérie de cet amour immoderé des plaisirs, que si elle avoit eu la liberté de le satisfaire dans un endroit où elle n’auroit eu rein à désirer.

Qu’on se livre à tous les plaisirs, ou seulement à une espéce particuliere, il y a deux raisons qui rendent cet abandon moins pernicieux en France qu’il ne l’est souvent en Angleterre. D’abord le tems qu’on donne au plaisir bien loin d’être entièrement perdu, sert plutôt à perfectionner qu’à altérer l’éducation qu’on a reçue, comme tous ceux qui connoissent les usages de cette nation doivent en convenir. L’arrivée d’une Dame étrangere n’y est pas plutôt connue, qu’on l’invite à prendre part à tous leurs amusemens ; elle se voit d’abord introduite dans les bals, les assemblées, les mascarades ; ce ne sont pour elle que plaisirs continuels, dans les palais des Princes, & chez les personne de la première qualité, où elle est traitée avec delicatesse & magnificence, & où elle n’entend aucune de ces impertinences & de ces obscénités si ordinaires dans nos places d’assemblée, dont l’entrée n’est jamais refusée à ceux qui veulent payer. Une femme d’honneur devroit trembler, quand elle pense qu’elle peut entrer en conversation avec certaines personnes, qui ne manqueront pas de se vanter ensuite de cette connoissance, & de lui en donner des marques quand elles se rencontreront avec elle dans un autre endroit. Il y a peu de nos petits maitres Auglois <sic> qui eus-sent autant de discrétion qu’un Cavalier François en montra dans une certaine occasion ; il se trouvoit à Paris dans une galerie de l’opera, lorsqu’il remarqua à ses côtés une Dame mieux mise que ne le sont ordinairement les personnes qui occupent cette galerie : il la prit donc par cette raison pour une fille de joye, l’accosta & l’entretint avec toute la liberté dont on use avec les femmes de ce caractére. Cette Dame ne se mit point en peine de le détromper, cependant elle ne voulut point lui permettre de l’accompagner chez elle comme il s’y attendoit. Il arriva peu de jours après qu’il la vit en Cour suivie d’un train aussi leste que nombreux de pages & de domestiques : il demanda alors le nom de cette Dame à une personne qui étoit à ses côtés, & on lui répondit que c’étoit Mademoiselle de Charollois, l’une des Princesses du sang. Honteux de son procedé, il tâchoit de se dérober parmi la foule, lorsque la Princesse le découvrit, & l’ayant fait appeller auprès d’elle. Comment, Monsieur, lui dit-elle ironiquement, la Dame que vous avez entretenue, il y a quelques jours, avec tant de liberté à l’opera, ne merite-t-elle pas que vous daigniez la saluer ? O Madame, répondit-il avec une admirable présence d’esprit, dans le Paradis nous étions tous égaux ; mais ici je sais le respect qui est dû à Mademoiselle de Charollois. Cette repartie lui plût, elle reconnut qu’elle ne devoit blâmer qu’elle-même, de s’être rendue pour satisfaire une fantaisie, dans un endroit où on ne s’attendoit pas à la rencontrer.

Si cette avanture étoit arrivée dans quelcun <sic> de nos endroits publics, il est vraisemblable que la Dame n’auroit pas eu besoin d’appeller à elle le Cavalier, il n’auroit pas manqué, comme un homme qui sçait vivre, de lui faire une profonde reverence, & n’auroit point été tranquille qu’il n’eût parcouru tous les cassez de la ville, pour instruire le public da sa liaison avec une Dame de la première qualité, & s’il ne l’avoit pas nommée directement, il auroit eu soin de la désigner de façon qu’on n’auroit pas pû s’y méprendre.

J’en appelle à nos Dames elles-mêmes, s’il ne leur est jamais arrivé de rougir, en se voyant traitées comme des connoissances, par des personnes des deux sexes avec qui elles s’étoient rencontrées dans ces assemblées mêlées, lorsque leur seul nom ne pouvoit pas être prononcé par ces mêmes personnes sans que leur reputation en souffrit.

L’autre raison que j’avois promis de donner, pourquoi il n’est pas si dangereux en France qu’en Angleterre de se livrer à toute sorte de plaisirs, est celle-ci ; les innocentes libertés que les personnes de notre sexe se permettent en France, n’encouragent point les hommes à se promettre des faveurs de plus grande conséquence, puisque c’est sans contredit de tous les pays, celui où on se scandalise plus rarement, & où on donne le moins de sujet à la médisance. Les Cavaliers n’y font la cour aux Dames, ne leur donnent des fêtes, ne leur font des présents que pour montrer leur galanterie ; & les Dames reçoivent toutes ces marques du respect qu’on leur témoigne, plutôt comme un privilége de leur sexe, que comme des preuves d’un attachement particulier.

Je suis fâchée de dire que les Dames même de la première qualité sont traitées en Angleterre avec beaucoup d’indifférence, si l’on en excepte les Cavaliers qui ont sur elles des vûes intéressées ; & pour ce qui regarde les Dames d’une condition inférieure, quoiqu’elles fussent douées de toutes les qualités du corps & de l’esprit, elles auroient beau se montrer, autant qu’il leur seroit possible, dans tous les endroits publics, elle <sic> ne seroient pas seulement remarquées, à moins qu’elles ne fussent résolues d’achéter cette distinction à un trop haut prix.

C’est pourquoi, comme la vanité & l’envie d’être admirées sont les principaux motifs qui engagent nos jeunes Dames à ces courses continuelles, la France est à tous égards le seul endroit où elles peuvent satisfaire leur inclination dans toute son étendue, sans que leur vertu ni leur reputation soient en danger. Mais puisque ce conseil est impratiquable à cause de la guerre qui régne entre les deux nations, ma correspondante pourroit envoyer la jeune Biddy, à Bath, Tumbridge, & Scarborough, & si elle ne peut pas l’accompagner elle-même, la mettre sous la conduite d’une parente ou de quelque personne de confiance ; enfin elle pourroit l’envoyer dans tout autre endroit, pour-vû que cette jeune personne y trouvât des plaisirs qui lui fissent oublier ceux dont elle est si charmée actuellement.

Ce seroit pour elle un grand bonheur, si une de ses parentes, ou de ses amies venoit à se marier, & alloit en campagne pour célébrer ses nôces, dans le tems que sa passion pour les plaisirs de Ranelagh est dans son plus haut periode ; je suppose qu’elle y accompagneroit le nouveau couple, & qu’elle y seroit témoin des divertissemens champêtres, que les habitans de la campagne inventeroient à leur arrivée, & qui seroient pour elle un spectacle trop nouveau pour qu’elle n’y trouvât pas quelques charmes ; les bois, les prairies, les bosquets, l’agréable murmure des eaux, le son du cor, les cris des piqueurs, la contenance gaye & le teint bazané de ceux qui poursuivent la chasse, lui présenteroient une agréable diversité d’amusemens. Je crois qu’on pourroit lui inspirer de cette manière, & comme par surprise, un penchant propre à la rendre heureuse, & l’amener à une manière de penser plus raisonnable, sans paroître en avoir le dessein.

Nous sommes actuellement dans une crise qui demande les plus grandes précautions de la part des parens. Des personnes qui sont toujours consultées pour tout ce qui regarde le plaisir, m’ont assuré qu’il y a sur le tapis une souscription, pour avoir l’hyver prochain des ridottes & des mascarades à Ranelagh ; si cet avis est vrai, nos jeunes Dames y passeront vraisemblablement la nuit comme le jour. Je ne sçais point si Mr. Heidegger aura assez de crédit pour prévenir cette invasion sur son employ ; mais si ce projet s’exécute, on peut assurer d’avance, sans être un grand Devin, que ces courses nocturnes à ( *(*) Ranelagh est à l’entrée de Chelsea en venant de Londres, & à la distance d’un mille & demi. ) Chelsea seront aussi dangereuses qu’elles ont été à Haymarket.

Je fis part de cette nouvelle à une jeune Dame qui passe actuellement la plus grande partie de son tems à Ranelagh ; & je n’ai pas vû dans toute ma vie une personne si transportée ; ses yeux étinceloient de joye, ses lèvres palpitoient, tout son corps étoit en agitation, tant elle avoit d’empressement pour apprendre quelque chose de plus au sujet d’une affaire si importante ; & quand je lui parlai de mes appréhensions, que si ce dessein réuississoit, il ne nuisit à la santé de ceux qui se rendroient, malgré l’humidité de l’hyver, dans un endroit si voisin de la rivière. O ! Madame, s’écrira-t-elle, on ne peut pas s’enrhûmer à Ranelagh. Je ne pus m’empêcher ensuite de lui parler de quelques autres inconvénients, auxquels on s’exposeroit en allant si loin de chez soi, à des heures qui pourroient encourager des entreprises contre la modestie de notre sexe ; elle ne me repondit alors que ces paroles : Bon Dieu, Madame, comment vous parlez ! Et toutes mes représentations n’eurent point d’autre effet que de l’engager à abréger sa visite, dans le dessein, sans doute, de faire part de notre discours à quelques amies, & de tourner en ridicule mon manque de goût.

Elle a un motif particulier, comme je l’ai appris de quelques Cavaliers, dont elle ne voudroit pas convenir, pour préférer les mascarades à tout autre divertissement public ; c’est qu’on ne lui a jamais dit de jolies choses lorsqu’elle a été sans masque. Il est vrai que la nature a été plus que bizarre dans l’arrangement de ses traits, & que la petite verole, ce cruel ennemi de la beauté, l’a encore cruellement maltraitée ; cependant elle se forme une taille passable à l’aide d’un corps neuf chaque mois, qui la tient étroitement serrée ; mais alors la contrainte qu’elle se fait se découvre par la rougeur de son cou : elle cache de son mieux cette infortune sous un mouchoir, ou une pélérine, & un tour de gorge fort ample, & dans cet équipage elle ne paroit jamais qu’elle ne soit admirée de ceux qui n’ont pas les yeux assez perçans pour la connoître.

Il n’est pas surprenant qu’une mascarade soit l’idole de son cœur, puisqu’elle s’y montre du côté le plus avantageux : mais quoiqu’elle n’ignore pas ce qu’elle a de beau & de laid dans sa figure, puisqu’elle se contemple si souvent dans son miroir, elle fut assez foible l’hyver dernier pour s’exposer, en se demasquant, à devenir le rebut de l’assemblée, ce qui divertit beaucoup ceux qui en ouïrent parler.

Pour mettre ses charmes dans tout leur jour, elle s’habilla en Diane, avec un habit de velours vert, garni de franges d’argent, mais si étroit que sa femme de chambre, à ce qu’on ma dit, se foula les deux pouces en le boutonnant. Sa taille paroissoit sous cet habit encore plus déliée ; un croissant d’argent brilloit sur sa tête ; elle n’avoit pour toute coëffure que ses propres cheveux, qui sont fort épais, & d’une belle couleur, & qu’elle avoit encore ornés de rangs de perles & de fleurs entremêlées. Il faut convenir qu’elle avoit alors très bon air sous le masque, & qu’elle s’attira cette nuit les regards d’une bonne partie de l’assemblée.

Mais ce qui flatta le plus son ambition, fut que le grand Imperio la remarqua ; & s’imaginant qu’une véritable Venus devoit être cachée sous l’ajustement d’une Diane, il ordonna à un homme de qualité, qui se trouvoit à ses côtés, de l’aborder & de l’engager à venir se démasquer au buffet. Ce Cavalier, qui n’étoit pas novice pour un employ de cette nature, vola sur le champ pour exécuter sa commission, & après avoir enflé au suprême degré la vanité de cette Dame par les complimens les plus extravagans, il lui apprit pour couron-ner ce qu’il avoit commencé, quelle étoit la personne qui l’avoit envoyé, & à quel dessein. Quoiqu’elle fût infiniment charmée des éloges qu’il lui donnoit, elle balança quelque-tems avant que de consentir à ce qu’il désiroit ; enfin la pensée qu’elle ne devoit rien refuser à Imperio, l’emporta sur sa résolution, elle se laissa conduire au fatal buffet, où Imperio lui présenta de sa propre main un verre de vin, en lui faisant plusieurs complimens, qu’elle reçut avec une profonde soumission, & en même tems elle ôta son masque.

Mais cette complaisance fut fatale à ses esperances ; Imperio recula d’étonnement, & ne pouvant pas déguiser combien il étoit trompé dans son attente : Ceci ne peut pas faire, Mylord, dit-il à l’homme de qualité, & je suis fâché de vous avoir donné tant de peine.

Plusieurs personnes que cette avanture avoit attirées de ce côté de la salle, virent son visage avant qu’elle p1ut être assez promte pour replacer son masque ; & un plus grand nombre encore entendit ce qu’Imperio dit en lui tournant le dos, ensorte qu’elle n’ouït autour d’elle aussi long-tems qu’elle y resta, que ces mots ceci ne peut pas faire, accompagnés de grand éclats de rire.

Si elle avoit eu assez de résolution pour résister aux importunités de ce noble émissaire & à l’autorité d’Imperio, elle n’auroit peut-être entendu dans l’assemblée que les éloges de la charmante Diane ; mais dès que le mystére fut développé & qu’on connut la véritable Diane, ses plus grandes amies même ne purent s’empêcher de rire de la mortification qu’elle avoit reçue, & quand elles avoient la plus petite dispute, elles ne faisoient pour se venger que répéter les paroles d’Imperio.

Des Dames beaucoup plus aimables que celle dont je viens de parler, ont essuyé de tems en tems de legers affronts, qui faisoient souffrir leur orgueil ; & comment cela n’arriveroit-il pas ? Les hommes ont tant de penchant à la critique, qu’ils regardent les personne de notre sexe, qui paroissent trop souvent dans ces endroit publics, comme si elles venoient se mettre en vente ; c’est pourquoi ils prennent la liberté en qualité d’acheteurs de les mesurer des yeux depuis la tête jusqu’aux pieds ; & comme la plus parfaite beauté peut n’avoir point de charmes pour ceux qui la considérent avec tant d’attention, il y en a bien peu, ou peut-être aucune, devant qui on n’ait passé avec un mouvement de tête méprisant qui, n’est pas moins énergique que les paroles les plus grossiéres.

O pourquoi les femmes ne tâcheroient-elles jamais d’acquerir ces qualités qui leur attireront sûrement de la considération ! Il n’y a point de beauté si parfaite, que des hommes lascifs, destitués de générosité, ne puissent après avoir beaucoup cherché, y trouver quelques taches. Mais celle qui ne prétend point à la beauté, peut lorsqu’il lui plait, tenir dans le respect l’homme le plus hardi, ou le libertin qui affecte la plus grande délicatesse, & le forcer à convenir qu’elle mérite un attachement sérieux. Je veux même que l’indigence, ou l’excessive œconomie de ses parens, l’ait empêchée de cultiver son genie, & d’acquerir à grand fraix ces qualités, qui la mettroient en état de faire ce qu’on appelle une figure brillante dans le monde : elle a toujours son innocence & sa modestie, qui sont nées avec elle, qui ne lui coûteront rien à conserver, & qui sans aucun autre secours la défendront contre toute insulte.

La modestie est ce qui caracterise notre sexe ; elle est la source te toutes ces graces qui nous rendent l’objet de l’amour ou de l’estime ; de la douceur, de la débonnaireté & de l’affabilité dans notre conduite, de la charité dans nos jugemens, de la prudence à éviter tout entretien sur des défauts dont nous ne sommes pas exempts ; elle est encore le gardien de notre chasteté & de notre honneur, & lorsqu’on s’en est une fois défait, toutes les autres vertus s’affoiblissent insensiblement & risquent de s’évanouir tout-à-fait ; celle qui la conserve ne fera jamais rien de criminel, mais celle qui y a renoncé est sujette à tomber dans toute sorte de deréglemens.

Que ceux qui ont remarqué la conduite de nos Dames dans les assemblées publiques, jugent si elle s’accorde avec cette décente reserve, & même avec cette douceur qui sied si bien à notre sexe. Elles ne marchent pas, mais elles s’élancent comme pourroit faire un Grénadier, & d’un moment à l’autre par sauts & gambades ; elles jettent presque leurs énormes paniers au visage de ceux qui passent à côté d’elles, allongent le cou, portent de tous côtés leurs regards, comme si elles souffroient de ce qu’elles ne peuvent pas considérer la compagnie d’un seul coup d’œil ; & si elles découvrent une personne qui ne soit pas habillée à la dernière mode, comme elles mêmes, elles ne manquent pas de s’écrier d’abord, voilà l’antiquité en perfection ! une peinture du siécle passé ! Elles éclatent alors de rire, assez haut pour être entendues à un quart de lieue, & se font un honneur de mettre hors de contenance le malheureux objet de leur risée. Donnera-t-on dans le monde à un semblable procédé le nom de modestie, de bonnes manières, & d’un bon naturel ?

Je ne veux pas dire que toutes les Dames qui prennent cet air de hardiesse, uniquement parce qu’il est à la mode, ayent rien commis contre leur chasteté ; plusieurs peuvent être très sages quoiqu’elles n’en ayent pas l’extérieur ; mais ne sont-elles pas ennemies d’elles mêmes, de révêtir l’apparence de ces vices dont elles sont exemptes ? Quelques-unes sont placées si haut, que leur conduite est au-dessus de la critique ; & d’autres par leur libertinage déclaré se sont mises au-dessous de la médisance ; mais je parle à celles qui ont une réputation à perdre, & qui ne sont pas tellement indépendantes, qu’il ne soit de leur intérêt de se faire estimer dans le monde.

Je suis bien éloignée de vouloir exclure mon sexe de ces endroits publics, qui font à présent tant de bruit en ville ; il n’y en a point qu’on ne puisse fréquenter sans danger, pourvû qu’on le fasse avec modération & qu’on s’y comporte avec décence. Nous ne tombons en faute qu’en faisant un usage immoderé, ou plutôt en abusant de ce qui est en notre pouvoir. Quoi de plus agréable que la liberté dans la conversation ? Mais si on la porte jusqu’à l’obscenité, quoi de plus méprisable & de plus odieux ? Le plaisir est sans doute nécessaire à l’homme ; lorsqu’on en jouit avec modération, il fortifie l’esprit & le corps ; mais lorsqu’on s’y livre avec excès, il n’est pas moins pernicieux à l’un & à l’autre ; enfin il ne devroit jamais empiéter sur ces heures, que les personnes d’un âge mûr peuvent employer à leurs affaires, & les jeunes gens à s’instruire.

Le tems qui est toujours précieux, ne l’est jamais plus que dans nos premières années ; les premières idées forment l’impression la plus forte & la plus durable. Avant que l’esprit soit embarassé des soins de cette vie, & lorsque l’ame agit par l’intervention des organes sans être interrompue par les passions, les maladies ou les désastres, c’est dans ce tems que nous devrions faire un fond de connoissances pour toute notre vie ; il faudroit alors tâcher d’acquerir ces vertus qui peuvent seules nous rendre estimables, & établir dans notre cœur des principes solides de vertu, qui contribueront lorsque nous les mettrons en pratique, au bonheur de toux ceux qui nous environneront, comme à notre propre félicité.

Si l’on néglige cette occasion, on ne la retrouvera jamais, & tôt ou tard on en sentira un amer repentir. N’est-il pas bien triste pour une Dame, d’en entendre louër d’autres, qui ont fait un meilleur usage de leurs tems, lorsqu’elle sent en elle-même qu’elle auroit pû acquerir les mêmes qualités, si elle n’avoit pas laissé échapper inconsidérement le moment favorable pour y travailler ?

Les heures que nous donnons au plaisir ne sont pas la perte la plus considérable que nous fassions, sur-tout si ces plaisirs nous retiennent long-tems hors de notre maison ; le seul souvenir de ces amusemens peut nous rendre indolens pour nos affaires, dans les peu de tems que nous passons chez nous ; malgré l’éloignement nos pensées seront toujours là où est notre cœur ; l’objet favori occupe trop l’esprit, pour que nous puissions donner de l’attention à aucune autre chose ; & il ne faut pas s’étonner que les jeunes Dames, qui manquent d’expérience, paroissent si négligentes à profiter du tems, pendant que celles même qui sont mariées depuis plusieurs années, négligent leurs époux, leurs enfants & leurs familles, pour courir après chaque plaisir nouveau qu’on annonce au public.

Mais il n’y a que trop de sujet de craindre, que cette génération moderne ne soit plongée si profondement dans le luxe & l’indolence, qu’elle ne puisse écouter aucune remontrance : je voudrois donc, du moins, persuader les jeunes Dames de se conduire ensorte que la génération suivante nous donne de plus belles esperances.

Comme elles penseront un jour au mariage, & qu’il est naturel & même loüable qu’elles désirent un bon époux, ne devroient-elles pas s’appliquer à se rendre dignes d’une affection durable de la part d’un homme sensé ? Un époux de ce caractère, comme s’exprime fort élégamment Mr. Rowe, se plaira toujours dans son bonheur, comme elle à le rendre heureux, & convaincu des perfection de son épouse, il ne sentira jamais son amour s’affoiblir.

On voit paroître chaque jour tant de nouveaux objets charmans, & les hommes sont devenus si excessivement délicats, qu’une beauté de seize ou dix-sept ans leur paroit déjà fanée. Ainsi quel coup de poignard pour la vanité d’une femme, de se voir à l’âge de vingt-cinq ans sans être mariée, ou, si elle l’est, d’avoir un époux qui ne la regarde que comme une rose flétrie ? Il en arrivera toujours de même, quelque penchant que les Dames ayent à se flatter ; lorsqu’il n’y a point de lien plus fort pour fixer un cœur naturellement vola-ge & inconstant, que les charmes de la figure, convaincue de cette vérité elle regarde vainement en arrière sur ces jours qu’elle a si mal employés ; en vain regréte-t-elle ce tems qu’elle a consumé en ne s’occupant qu’à des bagatelles ; en vain tâche-t-elle de réparer ses folies passées par une conduite toute différente ; tout ce qu’elle peut faire à présent vient trop tard ; hélas ! le soleil s’est couché sur ses espérances, il n’y a plus pour elle d’admiration, de flatterie, ni de plaisir ; une sombre froideur, & une ennuyeuse obscurité seront son appanage pour tout le reste de sa vie.

Amasine est une beauté si parfaite, que l’envie même n’y pourroit trouver aucune faute ; lorsqu’elle paroit les autres beautés perdent tout leur éclat, de même que les étoiles disparoissent à l’approche du soleil. Sa haute naissance, les qualités de son esprit, rehaussoient encore les graces de sa figure, & à peine aucun siécle avoit-il produit un objet plus universellement admiré. Mais de tous les amans qui lui adresserent leurs vœux, Palemon fut le plus favorisé par ses illustres parens, & celui qu’elle ai-ma le mieux : autant le consideroient-ils pour ses manières, son jugement & sa vertu, autant trouvoit-elle que les graces de sa figure lui donnoient de la supériorité sur tous ceux qui lui faisoient la cour, quoique quelques-uns d’entr’eux eussent des biens plus considerables, & que leurs déclarations d’amour fussent faites avec plus de véhémence.

Il est certain que Palemon étoit un de ces amans, qui doivent plaire à toutes les femmes de bon sens ; ses protestations n’étoient accompagnées ni d’adulations, ni d’extravagances, il se contentoit de lui assurer qu’il ne souhaitoit rien avec plus d’ardeur que de passer sa vie avec elle ; mais il ne lui protestoit jamais qu’il voudroit mourir pour elle. Sa passion étoit parfaitement tendre & sincére, quoiqu’elle fût bien éloignée de la jalousie & de l’impétuosité ; il pouvoit connoître ses rivaux sans penser à les combattre ; & lorsqu’elle affectoit de tems en tems de le traiter avec dédain, elle ne le voyoit point jurer qu’il alloit se percer de son épée.

Amasine, qui ne connoissoit que trop ses charmes, étoit quelquefois très mécontente de ce qu’elle ne pouvoit pas lui inspirer plus d’ardeur ; & s’imaginant que Palemon n’avoit pas pour elle la déférance qu’elle méritoit, elle fit les plus grands efforts pour étouffer l’affection qu’elle commençoit à sentir en faveur de cet amant. Dans cette vûe, elle se livra à son penchant naturel pour les plaisirs, fréquenta tous les divertissemens publics, écouta tous ceux qui se hazardérent à lui offrir leurs vœux, enfin elle devint une parfaite coquette ; elle croyoit que c’étoit le seul moyen d’augmenter la passion de Palemon, & de rendre en même tems à son propre cœur la liberté qu’il commençoit à perdre. Tout ce que je désire dans ce monde, dit-elle un jour à une personne qui m’en fait le récit, c’est de voir l’insensible Palemon mourir de désespoir à mes pieds, & que je puisse le mépriser & le haïr de tout mon cœur.

Quel succès que cet artifice ait pû avoir de tems en tems, il ne répondit nullement au but qu’Amasine se proposoit ; & bien loin que Palemon en devint plus soumis, il la trouvoit chaque jour moins digne de son attachement.

Comme il l’aimoit véritablement, & qu’il s’imaginoit qu’elle alloit bientôt ê-tre son épouse, il regardoit les fautes mêmes les plus légères qu’elle commettoit, comme autant de taches à son propre honneur ; il lui représenta donc qu’il n’étoit honorable ni pour lui, ni pour elle, qu’elle se trouvât si souvent dans des endroits, & avec des personnes qui ne pouvoient manquer de l’exposer à la censure du public, comme elle devoit le savoir elle-même.

Elle affecta du ressentiment de ce qu’il prenoit cette liberté ; mais elle étoit charmée en elle-même de voir qu’elle avoit réussi à le piquer, s’imaginant que c’étoit une preuve de son amour, comme en effet elle en étoit une réelle. Mais aussi elle se confioit trop sur la force de cet amour, se flattant qu’elle l’humilieroit enfin, & en feroit l’adorateur le plus soumis. C’est pourquoi elle s’appliquoit éternellement à lui donner quelque nouveau sujèt de déplaisir ; elle affectoit d’être toûjours déhors aux mêmes heures où elle s’attendoit qu’il lui feroit visite, laissoit chez elle ses ordres pour l’avertir que s’il souhaitoit de la voir, il pouvoit se rendre chez Milady Diamond, Mademoisselle Toywell, ou quelqu’une de ses amies du même ca-ractére, quoiqu’elle n’ignorât pas qu’il désapprouvoit infiniment la conduite de ces Dames. Elle badinoit librement en sa présence avec ce fréluquet de Triste, dont aucune femme d’honneur ne veut souffrir la conversation ; enfin elle faisoit violence à son propre cœur, & ne menageoit pas sa réputation, dans le seul dessein d’essayer jusqu’à quel point l’amour de Palemon soutiendroit une telle épreuve.

Pauvre & imprudente Dame ! Elle ne prévoyoit pas les conséquences de cette conduite ; parce qu’elle n’étoit pas coupable dans le fond, elle négligeoit trop les apparences, & ne pensoit pas à ce qui pouvoit lui arriver. Quoique sa mère elle-même aimât beaucoup le plaisir, elle voyoit avec chagrin que sa fille donnoit dans tous ses excès : comme tous ses parens & amis la blâmoient hautement elle-même de lui en laisser la liberté, elle fit tout ce qu’elle pût pour l’engager à se conduire avec plus de reserve ; mais Amasine écouta tous les reproches qu’on lui fit, sans reformer ce qui les avoit occasionnés ; & s’imaginant qu’elle étoit meilleur juge que personne de ses propres actions, elle continua comme elle avoit commencé. Enfin elle affecta si long-tems une hardiesse tout-à-fait opposée à son caractére, qu’elle perdit enfin cette simplicité & cette douce timidité qui conviennent si bien à une jeune personne ; ses yeux brillérent alors d’un feu plus impetueux, sa voix devint plus aigre, elle parloit incessamment, rioit à gorge déployée, ne rougissoit plus à l’ouïe d’une chanson libre, & ne témoignoit plus d’aversion contre ces libertés qu’elle avoit autrefois regardées comme opposées à la decence & aux bonnes mœurs.

Palemon fut également surpris & affligé de voir un tel changement dans une personne qu’il aimoit avec la plus grande tendresse, & qu’il avoit regardée comme devant faire un jour son bonheur ; il la conjura avec toute l’éloquence que son affection put lui inspirer, de refléchir pour l’amour d’elle-même, ( si elle ne vouloit pas le faire en sa faveur) sur sa conduite présente, & de consentir à devenir de nouveau aussi aimable qu’elle l’avoit été ; il lui représenta qu’elle honoroit de sa compagnie des personnes qui en étoient in-dignes ; qu’elle ne pouvoit trouver qu’un bonheur bien foible dans ces plaisirs bruyants & tumultueux, auxquels elle s’étoit livrée depuis quelque tems ; lui insinua, mais avec toute la douceur possible, les censures qu’elle s’attiroit, les dangers auxquels elle s’exposoit en se laissant entrainer indifféremment dans toute sorte de compagnies, & même dans des endroits qui étoient fréquentés par les personnes les plus déreglées des deux sexes.

Elle affectoit quelquefois de tourner en ridicule ces remontrances, & elle en témoignoit dans une autre occasion du ressentiment. Ce n’est pas qu’elle n’eût assez de jugement pour en reconnoître la justice ; mais comme son but en se conduisant de cette manière étoit de l’améner au point que sa raison subjuguée fût toûjours disposée à approuver tout ce qu’elle souhaiteroit, elle résolut de ne faire aucune altération dans sa conduite, jusqu’à ce qu’il pût dire avec cet amant dont il est parlé dans une Comédie de Mrs. Centlivre, que tout est beau dans une personne qu’on aime.

Il est vrai que plusieurs hommes qui se sont conduits avec cette dépendance servile avant le mariage, sont devenus ensuite de vrais tyrans, & ont fait payer chérement à leurs femmes toutes les soumissions qu’elles avoient exigées tandis qu’elle étoient leurs maitresses.

Mais Palemon étoit d’une humeur toute différente, il ne désiroit d’épouser Amasine que pour vivre avec elle dans cette douce égalité, qu’on s’est sans doute proposée dans l’établissement du mariage ; & quoiqu’il sentît pour elle la passion la plus ardente & la plus sincére, il ne pouvoit se résoudre à en faire sa femme, tandis qu’elle persistoit dans cet amour déreglé pour des plaisirs peu convenables, & il ne vouloit pas être obligé d’employer l’autorité d’un époux pour la ramener. Le prémier lui paroissoit incompatible avec son honneur, & le second avec sa tranquillité, deux choses qui lui étoient également chéres ; & quoiqu’il eût quelque raison de croire qu’il ne lui étoit pas indifférent, il trouvoit qu’elle avoit pour lui bien peu de considération, puisqu’elle ne vouloit pas s’abstenir des choses même pour lesquelles il témoignoit la plus grande repugnance. Il resolut donc de rompre entièrement avec elle, quel-que violence qu’il dût se faire, plutôt que de s’exposer à des chagrins qui l’alarmoient encore davantage, & qui pouvoient durer jusqu’à la fin de ses jours.

Quelle terrible difficulté ne trouva-t-il pas à prendre cette résolution ! il faut avoir senti une passion aussi forte pour le concevoir ; il eut besoin dans cette occasion de tout son courage & de toute sa force d’esprit. Un de ses amis particuliers, qui étoit même le confident de ses plus secrétes pensées, m’a assuré qu’il avoit vû ce malheureux amant dans des angoisses qui lui faisoient craindre pour sa vie, & qu’il avoit souvent crû qu’elles l’emporteroient sur toutes ses résolutions, jusqu’à ce qu’il fut convaincu du contraire ; tant il est rude de priver son cœur d’un objet, lorsqu’il s’est fait une longue habitude de l’aimer, & que cet objet a des qualités qui peuvent servir d’équivalent pour ses défauts !

Si Amasine l’avoit vû dans ces combats, il est vraisemblable que la bonté de son naturel l’auroit emporté sur sa vanité, & qu’elle se seroit relâchée en bonne partie de la soumission qu’elle exigeoit, en consideration des tourmens qu’il enduroit ; elle auroit sans doute trouvé, qu’ils montroient un amour aussi violent qu’elle souhaitoit de l’inspirer à l’homme dont elle feroit choix pour son époux.

Mais elle ne fut pas assez heureuse pour être informée de ce qu’il souffroit ; il n’en parla à aucun de ceux qui auroient pû l’en instruire ; & il avoit trop de cœur pour se conduire en sa présence de façon qu’elle pût lire ce qui se passoit dans son ame ; ainsi tout ce qu’elle savoit, c’est qu’il avoit le présomption d’entreprendre de la faire penser comme lui, & de l’obliger à vivre suivant ses propres idées ; & pour cette même raison, elle auroit crû être injuste envers elle-même, si elle n’en lui avoit pas montré la vanité d’une telle entreprise, & si elle ne lui avoit pas fait voir qu’il devoit approuver tout ce qu’elle faisoit, par cette seule raison qu’il venoit d’elle.

Cette espece de débat entr’eux, & celui que Palemon avoit avec lui-même, continuerent quelque tems ; mais enfin son amour provoqué par tant d’insultes continuelles, céda à sa raison ; tous les charmes enchanteurs dont elle l’avoit captivé, perdirent leur pouvoir tout d’un coup ; il s’assit, & en présence de cet ami, qui étoit le seul dépositaire de ses secrets, il lui écrivit dans les termes qui suivent.

A la trop aimable & inconsiderée Amasine,

« Puisque vous êtes injuste & cruelle à vous-même, aussi bien qu’à la plus sincére passion qui fut jamais, & puisque vous préférez des frivoles amusemens qui ne méritent pas le nom de plaisirs, & les galanteries de gens que vous devez mépriser dans votre cœur, à votre propre réputation, & à mon repos éternel ; vous ne devez pas (& je me flatte que vous n’en ferez rien) vous ne devez pas, dis-je, m’accuser d’inconstance, si je ne veux plus me confondre parmi la troupe d’amans, dont vous avez non seulement permis, mais encore encouragé les poursuites depuis quelque tems ; je ne puis me resoudre à passer toute ma vie avec une Dame, qui semble déterminée à vivre d’une manière incompatible avec le bonheur de l’état conjugal ; mes prieres, mes remontrances, mes inquiétudes, mes larmes mêmes, non-seulement n’ont pas pû obtenir que vous fissiez la moindre alteration dans votre conduite, elles n’ont fait encore qu’être un sujet de ridicule & de dérision parmi vos amis de plaisir. C’est pourquoi vous n’en serez plus importunée, & je prends à présent mon congé pour toujours ; je l’aurois pris en personne, & j’ai été plusieurs fois à votre porte dans ce dessein ; mais j’ai toujours appris que vous étiez dans des endroits, où je ne pouvois aller vous joindre, sans nuire à ce caractère que je tâcherai toujours de conserver. Je n’ai pas besoin de vous dire quelle peine j’ai eu à prendre cette résolution, vous savez assez quelle force vos charmes ont eu sur moi ; mais je n’en suis que plus consolé ; ce qui ne peut que vous être agréable, puisque vous avez pris tant de peine pour me mettre en état de finir une tâche si pénible, & pour me convaincre que c’est la seule chose qui puisse vous faire plaisir de la part de »

L’Infortuné Palemon.

« P.S. Je ne puis m’empêcher de vous faire encore une fois mes adieux, & de souhaiter que vous puissiez trouver dans un mortel plus heureux, assez de mérite pour vous déterminer à rendre son bonheur parfait ; il vous suffira alors de reprendre ces qualités que votre dégoût pour moi vous a peut-être fait abandonner pour un tems ».

Amazine étoit à la mascarade quand cette lettre arriva ; ainsi elle ne tomba entre ses mains que le matin suivant à son retour. Amère suite des plaisirs de la nuit passée ! D’abord l’étonnement & la rage s’emparérent de son esprit, & en exclurent toute autre passion moins violente : il lui sembloit d’abord qu’elle n’aimoit pas Palemon, & qu’elle n’étoit pas fâchée qu’il l’eût abandonnée ; mais un moment après elle ne sentit que trop son erreur ; elle ne se mit point au lit, quoique ce fût sa coutume à son retour de Heymarket ; il n’y eut plus de repos pour son cœur ou pour ses yeux ; elle pleuroit & tempêtoit tour-à-tour ; déclamoit contre l’inconstance de Palemon & la foiblesse de ses charmes, maudis-soit la fierté de cet amant qu’elle n’avoit pas pû humilier, & rejettoit le blâme de son infortune sur tout, excepté ce qui en étoit la cause, savoir sa mauvaise conduite.

Elle étoit dans une agitation terrible, qui approchoit beaucoup d’un accès, lorsque Armico son frère entra dans sa chambre, & lui demanda la cause de ce desordre qui paroissoit si visiblement dans son air & dans sa contenance. Palemon, s’écria-t’elle en fondant en larmes, m’a traitée fort mal.

Comment s’écria l’impatient Armico, qui avoit beaucoup du naturel de Chamont ( *(*) Personnage de la Tragédie intitulé the unhapy Orphan, ou la malheureuse Orpheline. ), & qui n’avoit pas moins d’affection pour sa sœur que le Poëte en a attribué à ce jeune Guerrier ! Vite, que je sâche en quoi, afin que je vole pour vous vanger.

Lisez cela, repliqua-t-elle, en lui montrant la lettre qui étoit étendue sur la table ; il a l’impudence de renoncer à ses vœux, de m’abandonner, & de rejetter ensuite sur mes amusemens innocens le blâme de sa perfidie.

Armico prit feu sur le champ, & sans se donner la peine d’en examiner au-delà de cinq ou six lignes, il jura que Palemon étoit un vilain, & qu’il ne souffriroit pas que cet homme attaquât ainsi l’honneur de sa maison ; il ajoûta encore mille autres semblables expressions, que les jeunes gens lâchent ordinairement sans réflexion, pour des raison de cette nature, quoiqu’elles soient imaginaires & sans fondement. Il se livra donc à la violence de son emportement, & sans se donner le tems de réflechir, il sortit avec précipitation de la chambre, & envoya un cartel à Palemon, pour le prier de se rencontrer avec l’épée & le pistolet, dans un endroit qu’il lui marquoit, & qui convenoit à ce dessein, afin qu’il y rendit raison de l’affront qu’il avoit fait à leur famille dans la personne d’Amazine.

Il envoya ce défi par un domestique qui devoit lui en apporter la réponse ; mais ce domestique fut bientôt de retour sans avoir pû exécuter sa commission, parce que Palemon avoit quitté la ville le jour précédent, pour se retirer à sa maison de campagne.

Armico étoit d’abord furieux de voir qu’il ne pouvoit réussir à se vanger de Palemon comme il s’en étoit flatté ; mais quand sa passion se fut refroidie, il ne jugea pas à propos de poursuivre son ennemi, principalement parce que son père qui apprit le même jour tout ce qui étoit arrivé, lui défendit absolument de faire aucun bruit de cette affaire ; il parut même convenir que Palemon s’etoit conduit en homme raisonnable, & que si Amazine regardoit cette perte comme une infortune, elle ne pouvoit en accuser qu’elle-même.

Pour ce qui regarde Palemon, il n’eut pas plutôt envoyé sa lettre à Amazine, qu’il auroit voulu la rappeller : un violent retour de tendresse se fit sentir dans son cœur ; il trouvoit alors Amazine moins coupable qu’elle ne lui avoit paru d’abord ; il s’accusoit d’avoir pris son congé avec trop d’aigreur, & souhaitoit de s’être exprimé avec plus de douceur ; mais ayant appris de son domestique qu’elle étoit allé à la mascarade, il fut plus content de ce qu’il avoit fait ; convaincu qu’il étoit nécessaire de rompre avec une femme, qui ne lui laissoit pas le moindre rayon d’espérance qu’elle seroit un jour son bonheur. Il crut donc que l’absence étoit le plus sûr moyen de prévenir les sollicitations de ses amis, parce qu’il ne seroit plus en son pouvoir de changer ce qu’il avoit fait ; c’est pourquoi il ne differa son depart que pour laisser le tems de mettre ses chevaux à son carosse, & il quitta la ville sur le champ, emmenant avec lui cet ami dont j’ai parlé plus haut, dont les avis & la compagnie devoient le fortifier dans sa résolution, & le consoler dans les peines qu’il souffroit, pour arracher de son cœur l’image d’Amazine autrefois si précieuse.

Cette malheureuse Dame fut plus affligée de son départ qu’elle ne l’avoit été à la reception de sa lettre ; elle ne pouvoit plus douter qu’il ne parlât sérieusement, qu’il ne fût perdu pour toujours, & elle sentoit par la violence de son chagrin combien elle l’aimoit. Tout son orgueil, cette folle envie de subjuguer la raison de Palemon, & de le rendre l’esclave de ses volontés, ne subsistoient plus ; elle auroit consenti de bon cœur à renoncer à tout autre plaisir, si elle avoit pû regagner son affection ; & peut-être se seroit-elle abaissée à convenir en sa présence combien elle étoit blamable, s’il avoit désiré cette réparation. Mais il étoit trop éloigné, d’ailleurs elle s’imaginoit qu’il y auroit trop de bassesse à lui écrire, & que bien loin de sentir renaitre son amour, il ne feroit que la mépriser davantage.

Ce qu’il avoit souhaité si long-tems, & avec tant d’ardeur, ce que tous ses efforts n’avoient pû effectuer tandis qu’il avoit continué à être son admirateur, fut l’effet de son changement. Le désespoir lui arracha ce qu’elle avoit réfusé à l’amour. Elle refléchit avec étonnement & détestation aux irrégularités qui lui avoient fait perdre cet amant, & ce fut dans la suite une chose aussi extraordinaire de la voir dans les endroits publics de divertissement, qu’il l’avoit été auparavant de ne l’y pas rencontrer. Elle a toujours été dès cette rupture, comme il l’avoit tant désiré, cette reservée, cette prudente Amazine, qui l’auroit rendu le mortel le plus heureux. Mais il est trop tard aujourd’hui, il n’a plus que de l’indifférence pour elle ; & ce qu’il y a de fâcheux pour cette Dame, c’est que le souvenir de cette passion, & de tout ce qui en a été la suite, l’empêchera d’entretenir le moindre penchant pour aucun autre homme, quoiqu’elle voye encore parmi ses adorateurs la jeunesse la plus brillante de la Grande-Bretagne.

Après quelque mois de séjour à la campagne, Palemon fit connoissance avec une jeune Dame, qui n’étoit pas à la vérité une beauté aussi brillante qu’Amazine ; mais elle avoit assez de charmes pour lui faire oublier une maîtresse de qui il croyoit avoir été maltraité ; & de plus il lui trouvoit toutes ces qualités du cœur & de l’esprit dont il faisoit tant de cas. En un mot il lui fit la cour, fut reçu très-favorablement des parens de cette Dame, vit avec plaisir qu’elle-même l’écoutoit aussi gracieusement que sa modestie le lui permettoit. Ils ne differérent leur union que pour satisfaire à ce que la bienséance exigeoit, la cérémonie tant désirée vint enfin combler leurs vœux, & ils sont encore aujourd’hui un modèle parfait de l’affection conjugale ; tandis que la pauvre Amazine voit la fleur de sa beauté se faner, pendant qu’elle ne fait que murmurer en secret, qu’elle se livre à un repentir inutile, & que son afflic-tion devient chaque jour plus violente, plus elle fait d’efforts pour la cacher.

Cet exemple devroit apprendre aux jeunes Dames, combien il est dangereux de se jouër de l’affection d’un homme sensé ; un fat, un écervelé qui ne sent point ce qui est dû à la Dame qu’il aime, ou ce qu’il se doit à soi-même, peut se plaire dans ces petits artifices, dont quelques-unes se servent pour enflammer leurs amans ; il se divertira peut-être de ces jalousies, qui ne donnent jamais des peines réelles, & ne sont suivies d’aucun véritable plaisir ; mais un homme qui aime sincérement, & qui s’apperçoit de ces frivoles stratagêmes, ne peut que les ressentir, & enfin les mépriser.

Il n’y en a peut-être que trop dans le cas d’Amazine, qui ont sacrifié ce qui auroit fait le bonheur de leur vie, pour satisfaire un caprice d’un instant. Suivant l’immortel Shakespear, qui a si bien connu la nature humaine, les femmes ne désirent rien avec tant d’ardeur que de satisfaire leur volonté ; mais comme il est impossible, dans quelle situation qu’elles soyent, qu’elles puissent jamais jouïr de tout ce qui leur plait, elles devroient bien péser & considérer ce qui leur causera la moindre mortification en cas qu’elles consentent à en être privées, & se bien garder d’hazarder l’objet le plus digne de leurs vœux, pour obtenir ce qui mérite le moins leur attachement.

Après tout, si une jeune Dame pense un peu, elle ne doit pas croire qu’en se livrant sans modération aux plaisirs qui sont à la mode, elle puisse jamais plaire à un homme de mérite. Aussi elle ne pourra jamais justifier devant sa raison les peines qu’elle prend pour s’attirer les flatteries impertinentes de quelques fats sans jugement, pendant qu’elle ne se met point en peine de mériter les solides éloges des personnes vertueuses & raisonnables.

Je suis bien convaincue que je ne fais que parler aux vents ; la musique, la dance & la galanterie sont les plaisirs favoris des personnes jeunes & qui aiment le plaisir ; elles cherchent ces amusemens partout où elle <sic> croyent les trouver. C’est pourquoi il est fâcheux que les personnes de qualité ne donnent pas dans leur propre maison des divert-tissemens de cette nature, où en n’admettant qu’une compagnie choisie, on éviteroit tous les danger, toutes les indécences & tous les inconveniens qui arrivent si souvent dans les assemblées publiques. Les Cavaliers y traiteroient les Dames avec tout le respect qui leur est dû, & se serviroient de tout leur esprit, de toute leur adresse pour se rendre agréables, parce qu’ils sçauroient avec qui ils se rencontrent. Les Dames y pourroient être aussi aimables qu’il leur plairoit ; toutes les libertés innocentes sont permises avec des hommes d’honneur & de bon sens ; on n’y donne point de mauvais tour par malice ou par ignorance à ce qui se passe dans la conversation ; tout y est libre & aisé, & l’on ne craint pas que la satisfaction dont on jouït soit jamais suivie de quelque amertume.

Enfin de tous les divertissemens auxquels chacun est admis pour son argent, mon caractére de Spectatrice ne me permet d’approuver que ceux qu’on donne au public sur les théatres ; il arrivera peut-être que la plus infame Prostituée se viendra placer dans une loge à côté de la première Duchesse, & qu’elle au-ra même l’arrogance de lui addresser la parole ; cependant ces exemples se voyent fort rarement. Ce n’est pas que ces malheureuses n’ayent assez d’impudence ou de vanité, pour se mêler, autant qu’il leur est possible, dans tous les endroits publics, avec les premières & les plus vertueuses personnes de leur sexe, mais il n’est pas de leur intérêt d’en agir ainsi : toutes leurs vûes seroient renversées par une telle conduite, puisque le plus grand libertin auroit honte de les accoster, en présence d’une Dame d’honneur ou de qualité. On ne peut pas prendre à la comédie les mêmes libertés qu’on se donne à Ranelagh, Vauxhall &c. &c. & à la mascarade, où chacun peut conduire sa Maîtresse dans une allée sombre & rétirée, ou s’éclipser avec elles sous le masque, sans que la compagnie s’en apperçoive.

Le vice n’a ôsé paroître à tête découverte dans nos spectacles que depuis quelques années. Quoique le libertinage passe pour avoir été fort grand sous le Roi Charles II., on assure qu’aucune femme perdue de réputation n’est jamais venue au théatre sans masque : & longtems ensuite, sous les Successeurs de ce Prince, Jaques II, Guillaume & Marie, & la plus grande partie, ou peut-être durant tout le regne de la Reine Anne, elles gardérent cette marque d’une vie abandonnée, ou lui substituerent une cape noire, abbatue sur le visage en forme de voile, qui les cachoit & les distinguoit en même tems de la saine partie des spectateurs. Ainsi il n’étoit pas possible qu’elles se mélassent parmi les Dames de qualité ; ce danger est même bien petit à présent, pour la raison dont j’ai parlé.

Ainsi les mêmes raisons qui devroient détourner les Dames de se rendre dans ces endroits si fréquentés aujourd’hui, ne peuvent pas être alleguées contre les théatres. D’ailleurs uue <sic> bonne piéce est un amusement excellent pour les personnes de la plus haute capacité, & du génie le plus brillant ; je suis même persuadée que les personnes les plus stupides & les moins instruites en peuvent tirer du profit ; d’un autre côté, nous ne donnons au théatre que cette partie de notre tems dont nous pouvons disposer après avoir satisfait à nos occupations ; & nous ne somme point obligés de lui sacrifier ces heures, que la bienseance aussi-bien que la considération de notre santé doivent destiner au repos.

Il faut convenir, qu’il n’est pas possible de passer ailleurs trois heures avec plus d’agrément & d’utilité ; je pense même que la décadence visible du Théatre, peut être regardée avec raison comme un des plus grands malheurs de ce siécle ; car il n’y a rien qui montre mieux la corruption générale du goût, que la préférence qu’on donne à d’autres amusemens, dont on ne peut rien dire de plus avantageux, si ce n’est qu’ils flattent les sens.

Je ne trouve rien de plus ridicule, que les raison dont se servent nos commerçans, & quelques personnes de notre noblesse, pour justifier leur aversion contre la tragédie : Nous avons assez de tragédie chez nous, disent-ils : engagés dans une guerre fâcheuses, accables de taxes, & dans des continuelles appréhensions qu’il ne nous arrive encore quelque chose de pire, nous avons besoin qu’on nous égaye, & non qu’on nous afflige ; nos propres miséres, & celles qui ménancent notre postérité, ne nous présentent que des idées trop tristes, sans que nous leur ajoûtions les lugubres représentions qui se font sur le théatre.

Un raisonnement de cette nature ne peut venir que d’un esprit borné ; c’est dire qu’on n’a assez de capacité que pour comprendre l’intrigue d’une piéce, & en même-tems qu’on manque de pénétration pour sentir ces excellentes réflexions morales, dont toutes les belles tragédies sont pleines ; c’est ignorer que les divers accidens de cette vie ne sont étalés sur la Scene, que pour nous encourager à supporter avec plus de fermeté des disgraces auxquelles tant d’autres ont été exposés avant nous.

Mais ces mêmes personnes qui se plaignent qu’une scène tragique les attendrit trop, n’ont pas la même excuse pour s’absenter lorsqu’on représente une comédie. Puisqu’elles n’ont besoin que de perdre le souvenir de leurs chagrins, le brodequin exécutera ce que le cothurne ne peut pas faire ; elles verront avec plaisir les folies des personnes de qualité & du commun tournées en ridicule ; & si elles ne réforment pas leurs propres extravagances, elles riront au-moins à la vûe de celles des autres.

Ce n’est pas cependant à cette partie de la nation que j’ai dessein de m’adresser à présent, & ce n’est point pour de semblables motifs que nos jeunes Dames fuyent le théatre & lui préférent les mascarades, les assemblées, & les ridottes. Les calamités du tems les affectent peu ; il n’y a dans leur cœur qu’harmonie, joye & tranquillité ; elles s’affligeront avec Melpomene, sans se laisser abbattre par les malheurs qu’elle leur étale, & elles seront toujours prêtes à rire avec Thalie.

Celles qui sont des veritables Muses, & dont les charmes inspirent tout ce qu’on attribue aux neuf Sœurs, ne devroient pas à mon avis dédaigner les effets de leur pouvoir ; si elles vouloient revenir briller dans les loges, les Poëtes écriroient avec plus de feu, & les Acteurs représenteroient avec plus de force & d’énergie ; c’est principalement depuis qu’elles ne font plus la faveur de fréquenter le théatre, qu’a commencé sa décadence, & qu’il ne répond plus au but qu’on s’est proposé dans l’établissement de ce spectacle.

Il en faut excepter quelques Dames, qui ont montré la supériorité de leur jugement, en tâchant de délivrer l’admirable Shakespear de l’oublie dans lequel il étoit presque totalement enséveli : el-les ont élevé généreusement un monument à sa mémoire, en honorant fréquemment de leur présence la représentation des ses piéces. Cette conduite mérite les plus hauts éloges, & ne peut manque de recevoir une juste recompense, puisqu’en préservant l’honneur de cet ancien Poëte, elles donnent un nouvel éclat à leur propre réputation, qui brillera jusqu’à la postérité la plus réculée.

Je voudrois cependant que cette bienveuillance s’étendît plus loin ; c’est une réflexion mélancholique pour un Poëte, qu’il ne peut arriver qu’après sa mort au but qu’il ambitionne. Il y a plusieurs auteurs vivans qui méritent sans contredit quelque considération, & s’ils nous arrachent même notre admiration tandis qu’ils sont négligés, méprisés, & maltraités, ne seroient-ils pas infiniment plus capables de l’exciter, s’ils étoient caressés & encouragés ? Ainsi que je l’ai lû quelque part ; comme les plantes croissent & s’élevent par l’influence benigne du soleil, de même la faveur est le soleil qui fait prosperer les Poëtes.

C’est pourquoi ne prodiguons pas nos guirlandes sur les morts, mais réservons en pour couronner ceux qui s’efforcent aujourd’hui de nous plaire ; la reconnoissance nous y oblige, la justice, l’équité & la générosité demandent quelque retour de nôtre côté ; & quand même tous ces motifs se tairoient, nôtre propre interêt devroit nous y engager. Si nous réflechissons sérieusement, nous trouverons que nous nous faisons un très grand vol, lorsque nous refusons d’encourager l’esprit & le genie. Ce seroit sans doute une preuve que nous ne sommes pas destitués de ces qualités, si nous les favorisions dans les autres. Mais de plus, combien de Dames dont la reputation se seroit éteinte avec leur vie, ou celle de leurs admirateurs, jouissent à present de l’immortalité, dans les ouvrages de quelques Poetes ? Sacharisse auroit pû être ornée de plus de perfections que Walter ne lui en a attribué, & elle seroit dés long-tems dans l’oubli, si elle ne vivoit pas dans les poësies inimitables de cet Auteur.

Nos Dames ne laissent pas d’avoir l’admiration autant à cœur que jamais : je dirai plus, l’amour de la louange ne fut jamais si général ; mais on tâche de l’acquerïr par des moyens totalement dif-ferens de ceux que nos Dames du vieux tems mirent en pratique. Combien de coûtumes se sont mises à la mode parmi nous, qui auroient été généralement blâmées du tems de nos ancêtres, & dont nous sommes entiérement rédevables à quelques personnes, qui dans une condition élevée ne sont naturellement que des grossiéres paysannes ?

Nous assortissons même nôtre parure à ces façons qu’il faut adopter pour paroître aimable : aujourd’hui nous nous transformons en Laitieres, demain en unes espèce d’Amazones, moitié hommes & moitié femmes : une Dame qui est à la mode ressemble successivement à tout, excepté à ce qu’elle devroit être.

Pour moi, je remarque parmi nous un si grand penchant à la rusticité & à la barbarie, que si les armes de la Reine d’Hongrie continuent à triompher, je m’attends qu’on fera venir des patrons des habits que portent les Dames Pandoures & Talpaches, & que nous nous habillerons suivant leur mode, par reconnoissance pour le secours que leurs Epoux nous ont donné dans la guerre présente. Absurde entêtement ! étrange force de l’exemple !

Enfin si nous continuons à depoüiller le caractère de femme aussi vîte que nous l’avons fait, dans quels excés ne tomberons-nous pas, même les plus opposés à la douceur & à la modestie naturelle de notre sèxe, aussi bien qu’à la raison & à une bonne éducation ? & peut-être dans quelques années serons-nous replongés dans cette ferocité, que les Pheniciens trouvérent chez nous lorsqu’ils y aborderent la première fois.

Cependant tout ce qui est extrême ne peut pas durer long-tems : ainsi il y a encore lieu d’espérer que l’on ne persistera pas dans le même goût, que nos Dames mépriseront tous ces indignes exemples, qu’elles cesseront de faire par complaisance un sacrifice de leur caractère à quelle personne que ce soit, & qu’elle feront encore de leur bon sens la règle de leur conduite ; alors elles ne manqueront pas d’exciter cet amour, cette admiration & cette estime, qu’il leur est si naturel & même si loüable de rechercher.

Fin du Livre cinquiéme.

Livre Cinquième. Notre societé a résolu par complaisance & par reconnoissance pour le premier correspondant dont elle a été honorée, de renvoyer ce qu’elle avoit dessein de publier aujourd’hui, & d’insérer à sa place l’obligeante lettre qu’elle a reçue, en poursuivant le sujet dont elle traite, & qui ne sera jamais proposé trop souvent, ni avec trop de force. Madame la Spectatrice. « Quoique vous n’ayez pas jugé à propos, dans les discours que vous avez publiés chaque mois, d’inviter personne à lier une correspondance avec vous, & que j’ignore tout à fait si vous recevrez favorablement ce que je vous communiquerai de cette manière ; cependant, comme l’intention de votre ouvrage est clairement de corriger les erreurs dans lesquelles nous tombons, qui nous entraine-roient dans le vice, & nous rendroient malheureux pour toute notre vie si nous les traitions avec trop de complaisance, j’ai resolu de vous instruire de mes sentimens sur votre entreprise, & sur le succès que vous avez eu dans l’exécution. Vous savez que tout ce qui sort de la presse, essuye autant de censures qu’il y a de lecteurs qui pensent differemment ; mais je vous assure que je suis un de ceux à qui les Auteurs donnent justement le titre d’ami lecteur, & que je me plais davantage à applaudir qu’à condamner. Je me joins de bon cœur à toutes les personnes sages & vertueuses qui vous ont donné des louanges, & je tâche à rendre leurs éloges publics autant que ma situation le permet. Je défends avec zèle votre cause, contre toutes les chicanes que l’ignorant présomptueux & le libertin déclaré peuvent lui opposer ; & si je m’apperçois que vous tombiez dans quelques endroits au-dessous de mon attente, je me tiens alors dans le silence. Je pense que ce procedé est celui d’une amie, j’espére donc que vous ne prendrez pas en mauvaise part que je vous donne de tems en tems des avis, & que je vous rappelle actuellement dans cette lettre, ou lorsque j’en trouverai l’occasion, des omissions que vous puissiez aisément réparer dans le discours suivant, ou même que je m’hazarde à vous communiquer quelques idées vagues de mon propre fond, puisque je vous laisse en pleine liberté de les supprimer ou de les publier, suivant que vous le trouverez à propos. Il n’y a certainement rien de plus juste que votre définition des passions, ou de plus pathétique que votre description des maux qu’elles attirent au genre humain ; mais je pense que vous avez touché trop légerement, ou du moins que vous ne vous êtes pas arrêtée autant qu’on auroit pû l’attendre d’une Spectatrice~i, sur quelqu’un de ces moyens sans nombre qui ont été inventés dernièrement par les partisans d’une luxure effrenée, pour adoucir, ou plutôt pour irriter les plus dangereux penchans de la jeunesse. Je ne suis pas assez austère pour ne faire aucune difference d’âge, & pour refuser à la jeunesse les recréations innocentes qui lui sont propres ; au contraire, je permets aux jeunes gens de jouïr avec moderation des plaisirs que le grand monde procure ; mais aussi je ne voudrois pas qu’on se fit de ces plaisirs une affaire, & qu’on s’en occupât tellement, qu’on n’eût plus d’attention à donne pour des sujets plus importans ; parce que ce seroit rendre dangereux ce qui de soi-même est fort innocent, & faire payer chérement à l’avenir, pour ce dont on jouit dans le present. Il y a des entrepreneurs modernes de nos plaisirs, qui ne se contentent pas d’inventer chaque jour de nouveaux amusemens pour passer nos soirées ; il faut encore que nous leur sacrifiions la matinée, comme si nous n’étions nés que pour le plaisir. Vauxhall~i, Cupers~i, & tous les endroits du même genre excepté les jardins de Ranelagh~i, n’occupent à la vérité que cette partie de notre tems que nous donnons ordinairement au plaisir ; mais les entrepreneurs de ce dernier endroit ne sont pas contents qu’ils n’empiétent sur ces heures, que la nature & la raison destinent à un autre usage. Je ne suis pas si âgée, que je ne me rappelle très bien, qu’après avoir fait mes devotions, m’être habillée, & avoir déjeuné, les heures qui me restoient jusqu’à midi étoient principalement occupées par mes Maitres de danse, de musique, d’écriture, par les personnes qui m’enseignoient les ouvrages, & en général tout ce que doivent savoir les personnes de mon sexe. Je regardois alors comme une très grande faveur, qu’on me permît de faire un tour de promenade dans le parc de St.James~i, ou dans notre jardin, afin de dîner ensuite avec plus d’appetit. J’ai élevé ma fille unique de la même manière, & je ne soupçonnois pas qu’elle en fût mécontente jusqu’à ce qu’elle eût atteint sa quatorzième année, lorsque les entrepreneurs de Ranelagh~i avertirent malheureusement qu’ils donneroient un déjeuné public chaque matin. Ceci me chagrina extrémement, & ne nuisit pas moins à l’éducation que je voulois donner à ma fille ; je m’apperçus d’abord qu’el-le se relâchoit dans tout ce qu’elle apprenoit, & enfin qu’elle avoit une aversion totale pour l’occupation. Sa maitresse de François est à présent une compagne très incommode ; son éguille une chose très odieuse ; son clavessin n’est jamais d’accord ; ses livres de musique sont jettés de côté, & rien ne paroit digne de son attention, à l’exception du deshabillé le plus galant dans lequel elle puisse paroitre à Ranelagh~i. Ma maison est remplie chaque matin de jeunes Dames, qui viennent inviter Mademoiselle Biddy~i à aller déjeuner avec elles à Ranelagh~i : il n’est question de rien à leur retour, que de ce qu’on a dit ou fait à Ranelagh~i, & de l’habit avec lequel on paroitra encore le soir dans ce charmant endroit ; ensorte que la journée est entièrement perdue. Dites-mois, Madame, convient-il à une femme prudente, de permettre à une jeune personne que le Ciel & la nature ont mise sous mon autorité, de se conduire de cette manière ? Cependant comment étouffer un mal qui ne fait que croitre ? Si je veux mettre quelques bornes à ces courses, je n’ai chez moi que mauvaise humeur & murmures, & je suis sans doute critiquée au dehors pour ma grande sévérité. Toutes mes remontrances sur cette manière de perdre le tems sont vaines ; tout ce que je puis dire ne fait pas la moindre impression ; & je crains de pousser ma fille à quelque extrémité, si je la contrains de rester au logis. Qui sçait jusqu’où une jeune personne inconsiderée peut se laisser aller ? Combien y en a-t-il à cet âge qui ne sont que trop ingénieuses à tromper la vigilance de ceux qui ont le soin de leur éducation ? & si dans le tems que je veux la préserver d’un danger, je la poussois dans un autre, je ne pourrois jamais me le pardonner. Le dilemme sous lequel je me vois est terrible. Je vous conjure donc, puisque vous ne pouvez pas être insensible à l’affliction que plusieurs parens doivent éprouver comme moi-même, lorsqu’ils se voient sur le point de perdre le fruit de leurs soins & de leur tendresse, je vous conjure, dis-je, d’exposer de la manière la plus touchante & la plus pathétique qui vous soit possible, quelle folie il y a de courir éternellement dans ces endroits publics. Faites sentir à nos jeunes Dames que cette coutume leur est extrémement pernicieuse, qu’elle les rend incapables, de s’acquitter des devoirs de la societé, qu’elle les porte à négliger ce qu’elles doivent à Dieu & à ceux de qui elles tiennent le jour, qu’elles les empêche <sic> de devenir un jour d’excellentes femmes, des bonnes mères, des amies estimables, ou des maitresses raisonnables, en un mot, qu’elle prépare pour l’avenir un malheur insaissible, de même qu’aux personnes qui les approcheront. Une censure publique de votre part sera peut-être plus efficace que toutes les exhortations de leurs parens, qu’elles regardent ordinairement comme des discours d’usage ; les avis d’une personne qui n’a point d’autre intérêt en les donnant, que la part généreuse qu’elle prend au bonheur de ses semblables, feront certainement beaucoup d’impression sur l’esprit de ceux qui ne sont pas tout à fait insensibles à leur propre avan-tage, & repondront aux désirs du plus grand nombre de vos lecteurs, aussi que bien de Votre réelle admiratrice & très humble servante,Sarah Oldfashion~k ( *(*) C’est-à-dire, vieille mode.). Du quarré d’HanoverCe 2. Août 1744 P.S. « Si je n’obtiens pas ce que j’attends de vous, je suis résolue d’envoyer Biddy~i chez un parent que j’ai dans le pays de Cornouaille~i, dont le plus proche voisin est à la distance de quatre lieues, & où elle n’aura pour toute vûe que des rocs hauts & escarpés d’un côté, & des mines d’un aspect aussi desagréable de l’autre, aussi longtems qu’elle persistera dans la même fureur pour les assemblées publiques. » J’avoue que cette Dame mérite d’être plainte, surtout par les personnes qui sont mères, ou qui l’ont été. Si les enfans pouvoient sentir les soins, les veilles, les inquiétudes sans fin qui accompagnent la tendresse paternelle, & combien il leur est impossible de reconnoitre jamais ces obligations, ils éviteroient certainement de rien faire qui pût rendre inutiles les peines qu’on prend pour leur intérêt ; la reconnoissance aussi-bien que l’amour d’eux-mêmes, les engageroit à faire les plus grands efforts pour perfectionner l’éducation qu’on leur a donnée. Mais j’ai déja remarqué ci-devant, combien il est difficile d’accoûtumer la jeunesse à une manière juste de penser ; & comme j’ai lû quelque part, on chercheroit vainement l’expérience parmi la jeunesse, & c’est la payer trop chérement que de l’acquerir avec l’âge. Combien de personnes ne savent pas se conduire dans le monde, même lorsqu’elles sont sur le point de le quitter, & comme s’exprime Dryden~i, qui ont laissé passer leur vie comme par un sas qui ne retient rien ! Il est donc bien triste qu’on encourage de cette manière l’étourderie naturelle de la jeunesse, & que les personnes d’un âge plus mûr autorisent par leur exemple celles chez qui l’amour du plaisir est plus excusable. Mais après tout, quels grands plaisirs goûte-t-on dans ces promenades ? Combien de personnes de qualité qui les fréquentent ont des retraites beaucoup plus agréables ? Ranelagh~i, ou aucun autre de ces endroits où on paye pour être admis, peuvent-ils égaler en bon goût & en magnificence ces jardins où elles peuvent, en sortant de leur appartement, jouïr du plaisir de la promenade ? Personne assûrement n’ôseroit dire le contraire. On alleguera peut-être que ces endroits de recréation sont autant nécessaires qu’agréables, pour ces personnes que leurs emplois distingués dans l’Etat, ou leur assiduité à la Cour retiennent long-tems en ville & qui ont besoin de ce délassement. Je conviens de cette vérité, & il y auroit une grande injustice, comme beaucoup d’arrogance dans ma conduite, si j’ôsois censurer les personnes du grand monde, pour des amusemens qui paroissent leur être principalement destinés, & qui ne sont préjudiciables aux personnes d’une condition inférieure, que parce qu’elles s’y livrent avec excès. Mais le malheur est que chacun, quelle que soit sa situation, veut imiter les personnes de qualité, parce que ce qu’elles font est toujours à la mode. Ce qui rend les assemblées de Ranelagh~i si nombreuses, n’est pas la belle vûe qu’on a en cet endroit, ses agréables promenades, son magnifique amphitéatre <sic> , ni les sons mélodieux qui partent de son orchestre ; mais plutôt la vanité que chacun a de s’égaler, s’il est possible, avec ses supérieurs ; de pouvoir se vanter, quand on est de retour chez soi, qu’on a été remarqué de tel & tel Seigneur, de telle & telle Dame de condition ; de raisonner sur leurs habillemens & leur conduite, & de prétendre découvrir quel est l’amant d’une telle Dame ; quelle nouvelle mariée coquette avec l’intime ami de son époux ; quel Duc n’a pour son épouse qu’une complaisance forcée ; si c’est la personne ou la fortune de cette jeune héritiére qui enflamme cet amant si complaisant & si soumis. Cette envie ridicule de passer pour connoître des choses qui sont autant au-dessus de leur sphére qu’inutiles, regne extrément parmi un très grand nombre de personnes, & sur-tout parmi celles d’une condition médiocre. C’est-là un des principaux motifs qui les font courir en foule, par-tout où leurs supérieurs se rendent. Cette affectation ne se borne pas à un seul âge, elle s’étend depuis seize à soixante ans ; mais lorsqu’elle entre dans le cœur d’une personne aussi jeune que Mademoiselle Biddy~i, & qu’elle se joint à la vanité de se faire admirer, & de s’attirer une foule d’amans, vanité qui se manifeste ordinairement dans les jeunes filles lorsqu’elles ont atteint leur treizième année ; dans ce cas il ne faut pas s’étonner, qu’on ait tant de peine à les empêcher de se rendre dans un endroit où elles se flattent de satisfaire leur orgueil à ces deux égards. C’est pourquoi je crains que toutes les tentatives de Madame Oldfashion~i ne soient inutiles, à moins qu’elle n’ait recours à la contrainte, qu’elle ne paroit pas disposée à mettre en pratique, & que je ne puis approuver en aucune manière, puisque le reméde seroit pire que le mal. Je lui conseille encore moins de l’envoyer en Cornouaille~i. Une jeune Dame aussi vive, & qui paroît être autant passionnée pour les plaisirs de la ville, se voyant ainsi séparée de tout ce qu’elle aime, & enfermée dans une so-litude affreuse, ne seroit plus capable de garder ancune <sic> modération. Si elle est d’un naturel doux & traitable, des murmures secrets, & une noire mélancholie, la consumeroient peu-à-peu, attaqueroient peut-être, outre sa santé, son jugement, & la rendroient enfin autant stupide que valetudinaire. S’il y a au contraire un principe d’obstination & de méchanceté dans on ame, elle sentira vivement la cruauté avec laquelle elle s’imaginera qu’on la traite ; & comme on ne doit pas attendre beaucoup de réflexion à cet âge, elle se jettera peut-être dans des maux beaucoup plus grands que ceux dont on vouloit la préserver, & cela uniquement pour se mettre à l’abri des mesures outrées de ceux de qui elle dépend. L’une ou l’autre de ses conséquences doit être terrible pour une mère ; ainsi je me déclare absolument contre cet usage de l’autorité maternelle. Alvario~i est un Gentilhomme riche, & qui fait figure dans le monde : il resta veuf avec deux filles, qui du côté de leur mère, étoient héritiéres en commun d’un bien dont le revenu montoit à plus de mille piéces. L’ainée, que j’appel-lerai Christabelle~i, étoit parfaitement belle & pleine d’esprit ; mais Lucille~i sa cadette, étoit d’une constitution valétudinaire, & par consequent plus sombre & moins propre pour le monde. Elle ne se soucioit jamais de sortir, ou de recevoir compagnie chez elle. Mais Christabelle~i, dont l’humeur étoit plus enjouée, ne restoit qu’avec repugnance au logis. Le parc, la comédie, l’opera, la cour, étoient les idoles de son cœur ; la parure, les équipages, & le plaisir de se voir admirée occupoient toutes ses pensées. La jeunesse, la beauté & la fortune se rencontrent rarement sans un mélange proportionné de vanité ; & il faut convenir que cette Dame n’en étoit pas destituée. Elle triomphoit des conquêtes que ses charmes lui procuroient chaque jour, & quoiqu’elle eût trop d’esprit pour croire toutes les déclarations flatteuses qu’on lui faisoit, elle n’en avoit cependant pas assez pour se défendre du plaisir qu’elle trouvoit à les entendre. Enfin, quoiqu’elle n’eût jamais rien fait de contraire à la vertu, son enjouement & son amour pour les plaisir l’exposérent à la critique de quelques personnes qui se se <sic> plaisent à diffamer celles qui sont plus aimables qu’elles-mêmes. Son père d’un autre côté étoit un homme galant, & par consequent trop disposé à interpreter les moindres libertés que notre sexe pût se permettre, comme des marques d’une passion ; il prêta donc l’oreille à toutes les insinuations qu’on lui faisoit contre Christabelle~i. Les ennemies de cette jeune Dame étoient ses propres parents ; ils la haissoient parce qu’elle n’avoit pas pû se géner au point de ne pas faire des railleries amères sur la rigidité de leurs régles ; à leur tête étoit une vieille tante encore fille, qui vivoit chez Alvario~i, & étoit comme la gouvernante de ses deux filles. Cette maligne créature ramassa tous les contes qu’elle pût apprendre des envieux de sa niéce, & ne manqua pas de les communiquer à Alvario~i avec des additions de sa façon, le conjurant de se servir de son autorité pour obliger cette jeune Dame à être plus reservée dans sa conduite. Christabelle~i fut extrêmement surprise de se voir accusée de crimes auxquels elle n’avoit jamais pensé, & qu’elle craignoit plus que la mort ; mais ni le chagrin qu’elle faisoit à son père, ni le soin qu’elle devoit prendre de sa réputation, ne purent la déterminer à retrancher au-cune de ces libertés auxquelles elle s’étoit accoutumée ; & comme elle sentoit qu’il n’y avoit rien de criminel dans une telle conduite, elle paroissoit très indifférente sur le jugement que le monde en devoit porter. Toutes les remontrances d’Alvario~i, ses menaces, ses défenses de se trouver jamais dans certaines compagnies, de se montrer dans quelques endroits qu’elle avoit accoutumé de fréquenter, sous peine de perdre son amitié, furent inutiles ; la considération de l’obéissance qu’elle lui devoit comme à son père, ne put point l’empêcher de suivre ses inclinations ; & elle s’imaginoit qu’il l’avoit plus offensée en ajoûtant foi aux calomnies qu’on avoit repanduës sur sa conduite, qu’elle ne pourroit l’offenser en lui desobéissant. Il est très-vraisemblable qu’elle n’en auroit pas agi avec tant d’hardiesse, si elle n’avoit pas sçû qu’elle devoit jouïr d’un bien que son père ne pouvoit pas lui ôter. Il est sûr que sa conduite montroit clairement qu’elle n’avoit pour lui qu’une crainte ou une affection bien foibles, ce qui l’irrita tellement, comme elle lui en donnoit un juste sujet, qu’il l’enferma dans sa chambre, & ne lui permit de voir que sa tante, dont la compagnie étoit extrémement desagréable à cette jeune Dame, & une servante qui lui apportoit des vivres & tout ce dont elle avoit besoin. Mais bien loin d’humilier sa fierté, ce traitement ne servit qu’à la rendre plus obstinée ; & le regardant plutôt comme un trait de tyrannie que comme un effet de la tendresse paternelle, elle ne considéra plus Alvario~i comme son père, mais comme un cruel géolier ; aussi elle ne voulut jamais s’abbaisser à lui faire la moindre soumission ; & lorsque sa tante lui dit que si elle vouloit promettre de faire un meilleur usage de sa liberté, elle tâcheroit d’engager son père à lui pardonner le passé, elle répondit, qu’elle ne se sentoit coupable de rien, & qu’elle ne prétendoit pas faire le moindre changement dans sa conduite. Enfin elle se conduisit avec si peu d’affection & de respect pour son père, qu’il fut bientôt convaincu qu’il avoit pris une mauvaise méthode, & qu’il se repentit de n’avoir pas employé des moyens plus doux pour l’améner à une meilleure façon de penser. Mais quoiqu’il l’aimât extrémement, il crut qu’il ne convenoit pas à son caractêre de céder le premier ; c’est pourquoi il continua de la tenir enfermée, se flattant qu’avec le tems elle lui demanderoit au moins de la mettre en liberté. Mais tandis qu’il esperoit vainement de plier un esprit si altier, elle ne s’occupoit qu’à chercher les moyens de s’échapper de la maison de son père, résolue, si elle pouvoit une fois se mettre en liberté, de prendre un logement, & d’obliger son père à lui remettre ou à une autre personne qu’elle nommeroit pour son tuteur, cette partie du bien de sa mère qu’il ne pouvoit pas lui refuser, comme elle n’en étoit que trop bien informée. Dans ce dessein elle tâcha d’abord de mettre dans ses intérêts la fille qui la servoit ; mais toutes ses promesses n’ébranlérent point l’intégrité de ce fidèle domestique : elle eut donc récours à un stratagême, qu’on ne penseroit jamais avoir pû monter à la tête d’une fille qui n’avoit pas encore atteint sa seizième année. Malheureusement on n’avoit pas pen-sé à lui ôter les plumes, l’ancre & le papier : elle écrivit donc un grand nombre de petits billets, où elle se plaignit de la manière injuste dont la traitoit un père inhumain, qui l’avoit enfermée pour la faire mourir de langueur, & afin que tout son bien pût parvenir à une autre fille sa favorite. Elle avoit mis à ces billets l’addresse suivante. A toute personne charitable qui passera ici, & qui aura assez de compassion pour aider une fille maltraitée à s’échapper des mains du plus barbare de tous les pères. Elle jettoit plusieurs de ces billets dans la ruë, aussi-tôt qu’il étoit nuit, mais ils étoient foulés aux pieds & n’étoient pas remarqués, ou ceux entre les mains de qui ils tomboient ne savoient pas ce qu’ils en devoient faire, ou ne vouloient pas se mêler de cette affaire. Enfin la stupidité & l’insensibilité du monde la mettoient presque hors d’elle-même, & elle commençoit à désespérer de réussir jamais par ce moyen, lorsque le dernier billet dont elle avoit résolu de faire l’essay, tomba par hazard sur l’épaule d’un homme, qui étoit assez Chevalier errant pour tenter la délivrance de cette Dame affligée. Il remarqua la chambre d’où le billet étoit tombé, à l’aide d’une lampe qui faisoit face à cette maison ; de retour chez lui il en examina le contenu, & trouva quelque chose de si bizarre dans cette avanture, qu’il résolut de l’approfondir. Il n’avoit point de bien, & n’avoit soutenu la figure d’un Gentilhomme que par le secours du jeu ; il pensoit donc que si la Dame renfermée étoit telle que sa lettre le marquoit, il ne devoit pas négliger une occasion aussi favorable de s’établir dans le monde. Il s’occupa donc le lendemain de grand matin à s’informer dans le voisinage de la situation d’Alvario~i, & il fut bientôt instruit de chaque circonstance. Se voir assuré que la jeune Dame qui imploroit son assistance, avoit un bien indépendant de son père ou de toute autre personne, étoit une chose qui flattoit ses espérances les plus hardies ; mais il trouvoit une grande difficulté à lui faire savoir qu’il étoit prêt à exécuter les ordres qu’elle lui donneroit pour le recouvrement de sa liberté ; il jugeoit qu’il seroit fort inutile de lui écrire, & il supposoit qu’elle n’avoit chez elle personne à qui elle pût se confier, puisqu’elle étoit réduite à un expédient si extraordinaire, ou si elle avoit quelque personne de confiance, il ignoroit entièrement qui elle étoit ; enfin après plusieurs efforts d’imagination, il inventa un moyen de lui donner de ses nouvelles, dangereux à la vérité ; mais il crut qu’il falloit hazarder quelque chose. La fenêtre, d’où étoit venue cette lettre, n’étoit qu’au premier étage ; comme c’étoit une chambre de derrière, elle donnoit dans une petite cour, qui étoit très peu fréquentée dans la nuit, quoique ce fût un passage public. Il résolut donc d’y monter, & il en vint à bout à l’aide d’une échelle de corde, ayant eu soin de se rendre dans cet endroit à la même heure qu’il avoit reçu la lettre. Comme il ne fit pas le moindre bruit en montant, il eut le tems de regarder à travers les vitres ; les rideaux n’étoient pas bien tirés, & il lui fut aisé d’appercevoir cette belle affligée assise dans une posture mélancolique, avec la tête appuyée sur ses mains. Voyant qu’elle étoit seule, il hazarda de frapper doucement contre la fenêtre ; le bruit la fit tressaillir, mais comme elle n’étoit nullement timide, elle s’avanca <sic> du côté de la fenétre ; dans le même tems il la leva de son côté, & faisant une reverence aussi profonde que sa situation le permettoit. Ne vous alarmez-point, adorable personne, lui dit-il, je viens vous offrir l’assistance dont vous avez besoin, suivant que cette lettre me l’apprend. En parlant ainsi, il lui présentoit le billet qu’elle avoit jetté par sa fenétre : à cette vûe elle ne craignit plus de la part de notre avanturier aucun mauvais dessein, elle le remercia de la manière la plus gracieuse, au sujet de la peine qu’il avoit prise, & du danger auquel il s’étoit exposé. Ensuite, comme ils n’avoient point de tems à perdre en cérémonies, elle lui dit que la première chose qu’elle lui demandoit c’étoit de lui arrêter un logement dans une maison d’honneur, & de revenir la nuit suivante, pour l’aider à descendre par cette fenétre, parce qu’elle n’avoit aucun autre moyen de s’échapper de sa prison. Il l’assura qu’il exécuteroit ponctuellement ce qu’elle désiroit, & de son côté elle lui promit qu’elle auroit pour ce service toute la reconnoissance qu’une femme vertueuse peut témoigner, ou qu’un homme d’honneur peut désirer. Il descendit en-suite, & elle ferma d’abord sa fenétre. Ils étoient l’un & l’autre très satisfaits de cette entrevue, quoiqu’ils eussent des motifs bien differens ; Christabelle~i étoit pleine d’espérance de regagner sa chère liberté, & le Cavalier se flattoit de l’obliger à se mettre bientôt sous un autre joug plus durable. Notre avanturier ne fut pas négligent à préparer tout ce qui pouvoit lui procurer une capture aussi riche ; il lui prépara un logement très bien meublé, chez une personne à qui il communiqua toute cette affaire, & qui avoit des raisons pour favoriser ses desseins. Il se rendit sous la fenétre à l’heure marquée, il y trouva Christabelle~i très impatiente de le voir arriver, qui ne vit pas plutôt l’échelle de corde fixée qu’elle descendit, sans exiger de son liberateur aucune autre promesse, après celle qu’il lui avoit faite la nuit précédente. Elle avoit écrit une lettre à son père peu d’heures avant son évasion, & elle la laissa dans un endroit, où elle étoit sûre qu’on la trouveroit, aussi-tôt qu’on s’appercevroit de sa fuite. Elle s’ex-primoit dans cette lettre de la manière suivante. Monsieur, « Le cruel traitement que j’ai reçu de votre part, me fait penser que vous ne me regardez plus comme votre fille, & me dispense de ce que je vous devrois d’ailleurs comme à mon père. Je vous quitte pour toujours, & j’espére que vous ne me forcerez pas à prendre des mesures qui ne conviennent pas au caractére de fille, afin de me mettre en possession de mes droits : vous n’avez que trop joui de ce bien, & il est bien tems qu’il revienne à Votre très offensée filleChristabelle~i. Elle monta dans un carosse qui l’attendoit au bout de la rue, & qui la conduisit dans son nouveau logement. Son conducteur de son côté ne négligea rien de ce qui pouvoit lui donner une haute idée de sa probité, & la persuader qu’il ne lui cédoit point en naissance ou en fortune. Dès qu’ils furent arrivés, il l’engagea, quoiqu’il fût tard, à prendre part à une très belle collation qu’il avoit fait préparer. Elle fut d’abord extrémement satisfaite de cette réception ; mais on n’eut pas plutôt desservi la collation, qu’il commença à s’expliquer plus ouvertement, & à lui insinuer qu’il n’avoit pris tant de peine que pour devenir le possesseur de sa personne & de son bien ; il lui fit cependant cette déclaration de la manière la plus soumise, lui protestant en même tems qu’il adoroit ses charmes & qu’il avoit pour elle la plus forte passion. Comme elle avoit été accoutumée à des protestations de cette nature, elle ne s’alarma point de l’entendre parler sur ce ton, & elle affecta de le railler sur ce sujet avec le même enjouement qu’elle avoit témoigné à ses amans passés ; mais hélas ! elle s’apperçut bientôt qu’il ne se laissoit pas renvoyer de la même manière : il la pressa fortement de lui promettre qu’elle l’épouseroit le lendemain matin, lui dit qu’il avoit à cœur cette affaire, & qu’il étoit résolu à ne pas se séparer d’elle qu’il ne fût assuré de devenir son Epoux. Elle commença à trembler, & comme elle l’a avoué dans la suite, à souhaiter d’être encore sous le toit d’Alvario~i ; elle se voyoit entre les mains d’un étranger, qui paroissoit résolu à exécuter tout ce qui lui viendroit dans l’esprit ; elle ne découvroit aucun moyen d’échapper au danger dont son honneur étoit menacé, à moins qu’elle ne fit ce qu’il désiroit : plus elle réflechissoit à sa situation, plus elle la trouvoit affreuse, & enfin en dépit de toute sa fierté, elle fondit dans un torrent de larmes. Comme il ne manquoit pas d’esprit, il s’en servit habilement dans cette occasion ; il lui dit les choses les plus gracieuse, rejettant sur l’excès de son amour la violence qu’il étoit obligé de lui faire, ajoutant qu’il craignoit qu’elle ne voulût plus dans la suite recevoir ses vœux, s’il laissoit échapper cette occasion. Il l’assura que si Alvario~i venoit à découvrir où elle s’étoit rétirée, il pourroit en vertu de son autorité paternelle, la forcer à rentrer dans cette prison d’où elle avoit eu tant de peine à sortir ; au lieu que si elle consentoit à l’épouser, toutes ses obligations précédentes deviendroient nulles, & elle ne seroit plus que sous le pouvoir d’un époux, à qui sa volonté serviroit toujours de loi. Son esprit fut agité durant ce discours, par plusieurs passions qui se succedoient les unes aux autres ; quelquefois elle se sentoit adoucie par les expressions flatteuses dont il se servoit pour lui exprimer son amour & son admiration ; un moment après elle se sentoit enflammée de colère, en considerant la hardiesse avec laquelle cet homme prétendoit forcer son inclination. Elle voyoit alors dans tout son jour l’imprudence qu’elle avoit eue de se confier entiérement à un inconnu ; tantôt elle lui représentoit doucement combien le respect qu’il lui témoignoit, étoit incompatible avec la contrainte qu’il vouloit lui imposer ; immédiatement après elle lui faisoit les reproches les plus amers, & lui marquoit le plus grand mépris ; en un mot, elle le flattoit & l’injurioit tour à tour ; mais l’un & l’autre furent également inutiles. Il lui répondit tou-jours avec toute l’humilité de l’amant le plus complaisant & le plus soumis, mais en lui faisant sentir que sa résolution étoit inalterable, qu’elle ne pouvoit éviter de lui appartenir, & que le seul choix qu’elle avoit à faire, étoit de devenir sa maitresse ou son épouse. Il étoit fort tard & le matin s’approchoit, qu’elle n’avoit rien pu obtenir sur son esprit ; enfin elle céda à la nécessité & consentit à ce mariage. Il la laissa alors prendre le repos qu’un semblable changement de fortune lui permettroit de gouter ; mais afin qu’elle n’eût pas le tems de mettre en œuvre aucun artifice pour le fruster <sic> de ses espérances, il l’obligea à céder la moitié de son lit à la maitresse de la maison. Quand elle fut en liberté de refléchir à son avanture, elle ne voyoit rien de si fâcheux que la contrainte qu’on lui imposoit. La figure & la conversation de son prétendu époux ne lui déplaisoient pas, il avoit l’air d’un homme de condition, & il lui avoit fait mille sermens que sa naissance & sa fortune étoient telles, qu’aucun de ses parens ne pourroit la blâmer d’un tel choix ; il lui avoit dit son nom, qui étoit par hazard celui d’une famille illustre, (quoiqu’il ne fût point allié à cette maison) Elle s’imaginoit donc qu’elle ne dérogeroit point à son rang, si elle se faisoit appeller de ce nom ; c’est pourquoi elle se flattoit que c’étoit uniquement, comme il l’assuroit, la violence de sa passion qui le portoit à prendre les mesures dont elle se plaignoit ; cette pensée s’accordoit avec sa vanité, & contribua beaucoup à la tranquilliser & à la porter à exécuter avec moins de repugnance la promesse qu’il lui avoit arrachée. Enfin leur mariage se fit, & il la mena d’abord à la Campagne sous le prétexte de la divertir, mais dans le fond pour échapper aux poursuites qu’on auroit pu faire contre lui, sur ce qu’il avoit enlevé une heritière. Alavrio~i de son côté ne trouva pas plutôt la lettre de sa fille, qu’il la chercha dans toutes les maisons où il soupçonnoit qu’elle pouvoit avoir la moindre liaison ; & n’en ayant aucune nouvelle, il ne douta point qu’elle n’eût fui avec quelque Cavalier pour qui elle avoit une passion secrette. Dans cet intervalle Christabelle~i s’é-toit parfaitement reconciliée avec son sort ; elle ne doutoit point que son époux ne fût aussi riche & d’aussi bonne famille qu’il le lui avoit assuré : c’est pourquoi elle le pressoit continuellement d’obliger son père à lui restituer son bien ; mais il étoit trop fin pour entreprendre trop tôt cette affaire, & paroissant ne faire aucune attention aux richesses de son épouse, depuis qu’il étoit le maître de sa personne, il la gagna au point de lui inspirer l’affection la plus tendre. Il ne l’amena donc en ville, & ne consentit à rendre ce mariage public, que lorsqu’elle fut devenue enceinte, & qui’il fut bien assuré qu’il possedoit son cœur, & qu’elle ne consentiroit jamais à se joindre contre lui. Enfin il hazarda de déclarer son mariage, qui ne fut pas plutôt public, que les circonstances en furent connues de toute la ville. Alvario~i étoit comme un homme privé de raison, tous les parens & les amis de Christabelle~i étoient inconsolables, ceux qui l’aimoient en étoient étonnés & choqués & cette avanture faisoit le sujet de toutes les conversations. Christabelle~i elle-même à l’ouïe de la supercherie qu’on lui avoit faite, sentit un ressentiment qu’il est très difficile d’exprimer. Elle menaça d’abandonner cet indigne époux à la rigueur des loix ; elle avoit même déjà empaqueté ses joyaux & ses nipes dans ce dessein, lorsque les priéres de son époux, la passion qu’il affectoit pour elle, l’état dans lequel elle se trouvoit, jointe au déshonneur qui retomberoit sur l’enfant dont elle alloit accoucher, si le père venoit à essuyer un sort infame, la déterminerent à rester avec lui, & elle se contenta de donner l’essor à son indignation dans les termes les plus piquants qu’elle put trouver. Il n’ignoroit pas qu’il n’étoit pas encore tems d’user de son autorité ; c’est pourquoi il supportoit ce traitement avec une patience admirable, mais en conservant dans sa mémoire toutes les injures qu’elle lui avoit adressées, & se promettant bien de s’en venger dans la suite. Mais de peur de donner à cette narration une longueur ennuyeuse, je dois dire qu’il eut assez d’adresse, & qu’elle fut assez bonne, pour consentir à lui pardonner. Elle fit tout ce qu’il lui demanda, assura tous ceux qui lui parle-rent de cette affaire qu’on ne lui en avoit point imposé, qu’elle avoit connu auparavant la véritable situation de son époux, & que l’amour l’avoit engagée à passer par dessus l’inégalité de leurs conditions. Elle employa un Avocat pour agir contre son père au sujet de ses prétentions, & avant que l’affaire fût tout à fait déterminée, la mort de sa sœur la rendit seule héritière de tout le bien ; Alvario~i de son côté, voyant qu’il n’y avoit point de remède, fut obligé de le lui resigner. Christabelle~i ne connut tout son malheur qu’après s’être mise en possession de son bien ; la tendresse apparente, & l’humeur soumise de son époux la persuadoient qu’elle pourroit toujours disposer de sa conduite & de son revenu ; mais dès que tout fut fini, & qu’il n’eut plus rien à redouter de son ressentiment, il ne tarda pas à lui faire sentir les effets de son pouvoir, & à lui prouver qu’il n’avoit pas oublié le mépris avec lequel elle l’avoit traité dans le fort de sa passion. Il n’étoit pas facile de faire plier un esprit aussi altier, cependant il en vint à bout dans quelques mois ; c’est à pré-sent elle qui doit supplier, & qui le fait souvent en vain, pour obtenir une petite portion de son propre bien ; pendant qu’il en dépense mal à propos la plus grande partie parmi ses anciens camarades de fortune, la laissant chez elle en liberté de se repandre en lamentations sur le malheur de son état. Il n’y eut jamais de plus grand tyran, il lui refuse même la liberté de faire des visites, ou d’en recevoir des personnes qui souhaiteroient d’entretenir quelque liaison avec cette Dame. Son père ni aucun de ses parens n’ont pas voulu la voir depuis son évasion & la découverte de son mariage ; il n’y a point de termes qui puissent exprimer la misere de sa condition, & elle n’a point de soulagement à attendre que de la mort. Il est certain que le sort d’une fille si désobéissante, ne peut pas exciter beaucoup de compassion dans le monde ; mais cette avanture doit servir d’avertissement à tous les parens qui souhaitent le bonheur de leurs enfans ; il faut qu’ils étudient soigneusement leur naturel avant que de hazarder à les traiter avec dureté, & il vaut mieux qu’ils s’abaissent à flatter un caractére obstiné, que de prétendre le corriger par la contrainte. Lorsque la vanité & une bonne opinion de soi-même regnent dans un esprit, il n’y a que le tems & la réflexion qui puisse le convaincre de son devoir. Si on leur procuroit des plaisirs moins pernicieux que ceux auxquels ils sont adonnés, on viendroit peut-être à bout d’affoiblir leur première passion, & de leur inspirer successivement de l’indifference pour tous les plaisirs de ce genre. On pourroit faire l’essai de cette méthode, & je m’imagine qu’elle ne seroit pas toujours inutile. Ainsi Madame Oldfashion~i feroit très bien de se servir de la varieté, pour détacher Mademoiselle Biddy~i de la passion qu’elle a pour Ranelagh~i, & pour la compagnie qui fréquente cet endroit ; au lieu que si elle l’envoyoit dans une solitude où cette jeune personne ne verroit que des objets tristes, elle lui rendroit par-là ses plaisirs passés plus chers encore que dans le tems même qu’elle en jouissoit. Si des raisons d’état, que je ne dois point approfondir, ne nous engageoient pas dans une guerre avec la France~i, je lui conseillerois d’envoyer sa fille chez une nation aussi polie ; cette jeune personne trouveroit dans ce pays-là une vaste diversité de plaisirs, qui donneroient bientôt une tournure differente à son humeur, & lui inspireroient du mépris pour tout ce qui l’avoit enchanté auparavant. Je prévois que plusieurs de mes lecteurs s’écrieront ici, que si elle suivoit ce conseil elle ne feroit que se dégouter des plaisirs qui sont particuliers à sa patrie, & se passionner pour ceux d’un autre pays. Cette objection paroit d’abord assez plausible, mais quand on la considere de près, on ne lui trouve aucune solidité ; car sans parler du souvenir des personnes qui lui sont chères, cette partialité naturelle que nous avons tous pour le lieu de notre naissance, lui feroit bientôt désirer son retour ; ensorte qu’elle seroit plutôt guérie de cet amour immoderé des plaisirs, que si elle avoit eu la liberté de le satisfaire dans un endroit où elle n’auroit eu rein à désirer. Qu’on se livre à tous les plaisirs, ou seulement à une espéce particuliere, il y a deux raisons qui rendent cet abandon moins pernicieux en France~i qu’il ne l’est souvent en Angleterre~i. D’abord le tems qu’on donne au plaisir bien loin d’être entièrement perdu, sert plutôt à perfectionner qu’à altérer l’éducation qu’on a reçue, comme tous ceux qui connoissent les usages de cette nation doivent en convenir. L’arrivée d’une Dame étrangere n’y est pas plutôt connue, qu’on l’invite à prendre part à tous leurs amusemens ; elle se voit d’abord introduite dans les bals, les assemblées, les mascarades ; ce ne sont pour elle que plaisirs continuels, dans les palais des Princes, & chez les personne de la première qualité, où elle est traitée avec delicatesse & magnificence, & où elle n’entend aucune de ces impertinences & de ces obscénités si ordinaires dans nos places d’assemblée, dont l’entrée n’est jamais refusée à ceux qui veulent payer. Une femme d’honneur devroit trembler, quand elle pense qu’elle peut entrer en conversation avec certaines personnes, qui ne manqueront pas de se vanter ensuite de cette connoissance, & de lui en donner des marques quand elles se rencontreront avec elle dans un autre endroit. Il y a peu de nos petits maitres Auglois <sic> qui eus-sent autant de discrétion qu’un Cavalier François en montra dans une certaine occasion ; il se trouvoit à Paris~i dans une galerie de l’opera, lorsqu’il remarqua à ses côtés une Dame mieux mise que ne le sont ordinairement les personnes qui occupent cette galerie : il la prit donc par cette raison pour une fille de joye, l’accosta & l’entretint avec toute la liberté dont on use avec les femmes de ce caractére. Cette Dame ne se mit point en peine de le détromper, cependant elle ne voulut point lui permettre de l’accompagner chez elle comme il s’y attendoit. Il arriva peu de jours après qu’il la vit en Cour suivie d’un train aussi leste que nombreux de pages & de domestiques : il demanda alors le nom de cette Dame à une personne qui étoit à ses côtés, & on lui répondit que c’étoit Mademoiselle de Charollois~i, l’une des Princesses du sang. Honteux de son procedé, il tâchoit de se dérober parmi la foule, lorsque la Princesse le découvrit, & l’ayant fait appeller auprès d’elle. Comment, Monsieur, lui dit-elle ironiquement, la Dame que vous avez entretenue, il y a quelques jours, avec tant de liberté à l’opera, ne merite-t-elle pas que vous daigniez la saluer ? O Madame, répondit-il avec une admirable présence d’esprit, dans le Paradis nous étions tous égaux ; mais ici je sais le respect qui est dû à Mademoiselle de Charollois~i. Cette repartie lui plût, elle reconnut qu’elle ne devoit blâmer qu’elle-même, de s’être rendue pour satisfaire une fantaisie, dans un endroit où on ne s’attendoit pas à la rencontrer. Si cette avanture étoit arrivée dans quelcun <sic> de nos endroits publics, il est vraisemblable que la Dame n’auroit pas eu besoin d’appeller à elle le Cavalier, il n’auroit pas manqué, comme un homme qui sçait vivre, de lui faire une profonde reverence, & n’auroit point été tranquille qu’il n’eût parcouru tous les cassez de la ville, pour instruire le public da sa liaison avec une Dame de la première qualité, & s’il ne l’avoit pas nommée directement, il auroit eu soin de la désigner de façon qu’on n’auroit pas pû s’y méprendre. J’en appelle à nos Dames elles-mêmes, s’il ne leur est jamais arrivé de rougir, en se voyant traitées comme des connoissances, par des personnes des deux sexes avec qui elles s’étoient rencontrées dans ces assemblées mêlées, lorsque leur seul nom ne pouvoit pas être prononcé par ces mêmes personnes sans que leur reputation en souffrit. L’autre raison que j’avois promis de donner, pourquoi il n’est pas si dangereux en France~i qu’en Angleterre~i de se livrer à toute sorte de plaisirs, est celle-ci ; les innocentes libertés que les personnes de notre sexe se permettent en France~i, n’encouragent point les hommes à se promettre des faveurs de plus grande conséquence, puisque c’est sans contredit de tous les pays, celui où on se scandalise plus rarement, & où on donne le moins de sujet à la médisance. Les Cavaliers n’y font la cour aux Dames, ne leur donnent des fêtes, ne leur font des présents que pour montrer leur galanterie ; & les Dames reçoivent toutes ces marques du respect qu’on leur témoigne, plutôt comme un privilége de leur sexe, que comme des preuves d’un attachement particulier. Je suis fâchée de dire que les Dames même de la première qualité sont traitées en Angleterre~i avec beaucoup d’indifférence, si l’on en excepte les Cavaliers qui ont sur elles des vûes intéressées ; & pour ce qui regarde les Dames d’une condition inférieure, quoiqu’elles fussent douées de toutes les qualités du corps & de l’esprit, elles auroient beau se montrer, autant qu’il leur seroit possible, dans tous les endroits publics, elle <sic> ne seroient pas seulement remarquées, à moins qu’elles ne fussent résolues d’achéter cette distinction à un trop haut prix. C’est pourquoi, comme la vanité & l’envie d’être admirées sont les principaux motifs qui engagent nos jeunes Dames à ces courses continuelles, la France~i est à tous égards le seul endroit où elles peuvent satisfaire leur inclination dans toute son étendue, sans que leur vertu ni leur reputation soient en danger. Mais puisque ce conseil est impratiquable à cause de la guerre qui régne entre les deux nations, ma correspondante pourroit envoyer la jeune Biddy~i, à Bath~i, Tumbridge~i, & Scarborough~i, & si elle ne peut pas l’accompagner elle-même, la mettre sous la conduite d’une parente ou de quelque personne de confiance ; enfin elle pourroit l’envoyer dans tout autre endroit, pour-vû que cette jeune personne y trouvât des plaisirs qui lui fissent oublier ceux dont elle est si charmée actuellement. Ce seroit pour elle un grand bonheur, si une de ses parentes, ou de ses amies venoit à se marier, & alloit en campagne pour célébrer ses nôces, dans le tems que sa passion pour les plaisirs de Ranelagh~i est dans son plus haut periode ; je suppose qu’elle y accompagneroit le nouveau couple, & qu’elle y seroit témoin des divertissemens champêtres, que les habitans de la campagne inventeroient à leur arrivée, & qui seroient pour elle un spectacle trop nouveau pour qu’elle n’y trouvât pas quelques charmes ; les bois, les prairies, les bosquets, l’agréable murmure des eaux, le son du cor, les cris des piqueurs, la contenance gaye & le teint bazané de ceux qui poursuivent la chasse, lui présenteroient une agréable diversité d’amusemens. Je crois qu’on pourroit lui inspirer de cette manière, & comme par surprise, un penchant propre à la rendre heureuse, & l’amener à une manière de penser plus raisonnable, sans paroître en avoir le dessein. Nous sommes actuellement dans une crise qui demande les plus grandes précautions de la part des parens. Des personnes qui sont toujours consultées pour tout ce qui regarde le plaisir, m’ont assuré qu’il y a sur le tapis une souscription, pour avoir l’hyver prochain des ridottes & des mascarades à Ranelagh~i ; si cet avis est vrai, nos jeunes Dames y passeront vraisemblablement la nuit comme le jour. Je ne sçais point si Mr. Heidegger~i aura assez de crédit pour prévenir cette invasion sur son employ ; mais si ce projet s’exécute, on peut assurer d’avance, sans être un grand Devin, que ces courses nocturnes à ( *(*) Ranelagh~i est à l’entrée de Chelsea~i en venant de Londres~i, & à la distance d’un mille & demi.) Chelsea~i seront aussi dangereuses qu’elles ont été à Haymarket~i. Je fis part de cette nouvelle à une jeune Dame qui passe actuellement la plus grande partie de son tems à Ranelagh~i ; & je n’ai pas vû dans toute ma vie une personne si transportée ; ses yeux étinceloient de joye, ses lèvres palpitoient, tout son corps étoit en agitation, tant elle avoit d’empressement pour apprendre quelque chose de plus au sujet d’une affaire si importante ; & quand je lui parlai de mes appréhensions, que si ce dessein réuississoit, il ne nuisit à la santé de ceux qui se rendroient, malgré l’humidité de l’hyver, dans un endroit si voisin de la rivière. O ! Madame, s’écrira-t-elle, on ne peut pas s’enrhûmer à Ranelagh. Je ne pus m’empêcher ensuite de lui parler de quelques autres inconvénients, auxquels on s’exposeroit en allant si loin de chez soi, à des heures qui pourroient encourager des entreprises contre la modestie de notre sexe ; elle ne me repondit alors que ces paroles : Bon Dieu, Madame, comment vous parlez ! Et toutes mes représentations n’eurent point d’autre effet que de l’engager à abréger sa visite, dans le dessein, sans doute, de faire part de notre discours à quelques amies, & de tourner en ridicule mon manque de goût. Elle a un motif particulier, comme je l’ai appris de quelques Cavaliers, dont elle ne voudroit pas convenir, pour préférer les mascarades à tout autre divertissement public ; c’est qu’on ne lui a jamais dit de jolies choses lorsqu’elle a été sans masque. Il est vrai que la nature a été plus que bizarre dans l’arrangement de ses traits, & que la petite verole, ce cruel ennemi de la beauté, l’a encore cruellement maltraitée ; cependant elle se forme une taille passable à l’aide d’un corps neuf chaque mois, qui la tient étroitement serrée ; mais alors la contrainte qu’elle se fait se découvre par la rougeur de son cou : elle cache de son mieux cette infortune sous un mouchoir, ou une pélérine, & un tour de gorge fort ample, & dans cet équipage elle ne paroit jamais qu’elle ne soit admirée de ceux qui n’ont pas les yeux assez perçans pour la connoître. Il n’est pas surprenant qu’une mascarade soit l’idole de son cœur, puisqu’elle s’y montre du côté le plus avantageux : mais quoiqu’elle n’ignore pas ce qu’elle a de beau & de laid dans sa figure, puisqu’elle se contemple si souvent dans son miroir, elle fut assez foible l’hyver dernier pour s’exposer, en se demasquant, à devenir le rebut de l’assemblée, ce qui divertit beaucoup ceux qui en ouïrent parler. Pour mettre ses charmes dans tout leur jour, elle s’habilla en Diane~i, avec un habit de velours vert, garni de franges d’argent, mais si étroit que sa femme de chambre, à ce qu’on ma dit, se foula les deux pouces en le boutonnant. Sa taille paroissoit sous cet habit encore plus déliée ; un croissant d’argent brilloit sur sa tête ; elle n’avoit pour toute coëffure que ses propres cheveux, qui sont fort épais, & d’une belle couleur, & qu’elle avoit encore ornés de rangs de perles & de fleurs entremêlées. Il faut convenir qu’elle avoit alors très bon air sous le masque, & qu’elle s’attira cette nuit les regards d’une bonne partie de l’assemblée. Mais ce qui flatta le plus son ambition, fut que le grand Imperio~i la remarqua ; & s’imaginant qu’une véritable Venus~i devoit être cachée sous l’ajustement d’une Diane~i, il ordonna à un homme de qualité, qui se trouvoit à ses côtés, de l’aborder & de l’engager à venir se démasquer au buffet. Ce Cavalier, qui n’étoit pas novice pour un employ de cette nature, vola sur le champ pour exécuter sa commission, & après avoir enflé au suprême degré la vanité de cette Dame par les complimens les plus extravagans, il lui apprit pour couron-ner ce qu’il avoit commencé, quelle étoit la personne qui l’avoit envoyé, & à quel dessein. Quoiqu’elle fût infiniment charmée des éloges qu’il lui donnoit, elle balança quelque-tems avant que de consentir à ce qu’il désiroit ; enfin la pensée qu’elle ne devoit rien refuser à Imperio~i, l’emporta sur sa résolution, elle se laissa conduire au fatal buffet, où Imperio~i lui présenta de sa propre main un verre de vin, en lui faisant plusieurs complimens, qu’elle reçut avec une profonde soumission, & en même tems elle ôta son masque. Mais cette complaisance fut fatale à ses esperances ; Imperio~i recula d’étonnement, & ne pouvant pas déguiser combien il étoit trompé dans son attente : Ceci ne peut pas faire, Mylord, dit-il à l’homme de qualité, & je suis fâché de vous avoir donné tant de peine. Plusieurs personnes que cette avanture avoit attirées de ce côté de la salle, virent son visage avant qu’elle p1ut être assez promte pour replacer son masque ; & un plus grand nombre encore entendit ce qu’Imperio~i dit en lui tournant le dos, ensorte qu’elle n’ouït autour d’elle aussi long-tems qu’elle y resta, que ces mots ceci ne peut pas faire, accompagnés de grand éclats de rire. Si elle avoit eu assez de résolution pour résister aux importunités de ce noble émissaire & à l’autorité d’Imperio~i, elle n’auroit peut-être entendu dans l’assemblée que les éloges de la charmante Diane~i ; mais dès que le mystére fut développé & qu’on connut la véritable Diane~i, ses plus grandes amies même ne purent s’empêcher de rire de la mortification qu’elle avoit reçue, & quand elles avoient la plus petite dispute, elles ne faisoient pour se venger que répéter les paroles d’Imperio~i. Des Dames beaucoup plus aimables que celle dont je viens de parler, ont essuyé de tems en tems de legers affronts, qui faisoient souffrir leur orgueil ; & comment cela n’arriveroit-il pas ? Les hommes ont tant de penchant à la critique, qu’ils regardent les personne de notre sexe, qui paroissent trop souvent dans ces endroit publics, comme si elles venoient se mettre en vente ; c’est pourquoi ils prennent la liberté en qualité d’acheteurs de les mesurer des yeux depuis la tête jusqu’aux pieds ; & comme la plus parfaite beauté peut n’avoir point de charmes pour ceux qui la considérent avec tant d’attention, il y en a bien peu, ou peut-être aucune, devant qui on n’ait passé avec un mouvement de tête méprisant qui, n’est pas moins énergique que les paroles les plus grossiéres. O pourquoi les femmes ne tâcheroient-elles jamais d’acquerir ces qualités qui leur attireront sûrement de la considération ! Il n’y a point de beauté si parfaite, que des hommes lascifs, destitués de générosité, ne puissent après avoir beaucoup cherché, y trouver quelques taches. Mais celle qui ne prétend point à la beauté, peut lorsqu’il lui plait, tenir dans le respect l’homme le plus hardi, ou le libertin qui affecte la plus grande délicatesse, & le forcer à convenir qu’elle mérite un attachement sérieux. Je veux même que l’indigence, ou l’excessive œconomie de ses parens, l’ait empêchée de cultiver son genie, & d’acquerir à grand fraix ces qualités, qui la mettroient en état de faire ce qu’on appelle une figure brillante dans le monde : elle a toujours son innocence & sa modestie, qui sont nées avec elle, qui ne lui coûteront rien à conserver, & qui sans aucun autre secours la défendront contre toute insulte. La modestie est ce qui caracterise notre sexe ; elle est la source te toutes ces graces qui nous rendent l’objet de l’amour ou de l’estime ; de la douceur, de la débonnaireté & de l’affabilité dans notre conduite, de la charité dans nos jugemens, de la prudence à éviter tout entretien sur des défauts dont nous ne sommes pas exempts ; elle est encore le gardien de notre chasteté & de notre honneur, & lorsqu’on s’en est une fois défait, toutes les autres vertus s’affoiblissent insensiblement & risquent de s’évanouir tout-à-fait ; celle qui la conserve ne fera jamais rien de criminel, mais celle qui y a renoncé est sujette à tomber dans toute sorte de deréglemens. Que ceux qui ont remarqué la conduite de nos Dames dans les assemblées publiques, jugent si elle s’accorde avec cette décente reserve, & même avec cette douceur qui sied si bien à notre sexe. Elles ne marchent pas, mais elles s’élancent comme pourroit faire un Grénadier, & d’un moment à l’autre par sauts & gambades ; elles jettent presque leurs énormes paniers au visage de ceux qui passent à côté d’elles, allongent le cou, portent de tous côtés leurs regards, comme si elles souffroient de ce qu’elles ne peuvent pas considérer la compagnie d’un seul coup d’œil ; & si elles découvrent une personne qui ne soit pas habillée à la dernière mode, comme elles mêmes, elles ne manquent pas de s’écrier d’abord, voilà l’antiquité en perfection ! une peinture du siécle passé ! Elles éclatent alors de rire, assez haut pour être entendues à un quart de lieue, & se font un honneur de mettre hors de contenance le malheureux objet de leur risée. Donnera-t-on dans le monde à un semblable procédé le nom de modestie, de bonnes manières, & d’un bon naturel ? Je ne veux pas dire que toutes les Dames qui prennent cet air de hardiesse, uniquement parce qu’il est à la mode, ayent rien commis contre leur chasteté ; plusieurs peuvent être très sages quoiqu’elles n’en ayent pas l’extérieur ; mais ne sont-elles pas ennemies d’elles mêmes, de révêtir l’apparence de ces vices dont elles sont exemptes ? Quelques-unes sont placées si haut, que leur conduite est au-dessus de la critique ; & d’autres par leur libertinage déclaré se sont mises au-dessous de la médisance ; mais je parle à celles qui ont une réputation à perdre, & qui ne sont pas tellement indépendantes, qu’il ne soit de leur intérêt de se faire estimer dans le monde. Je suis bien éloignée de vouloir exclure mon sexe de ces endroits publics, qui font à présent tant de bruit en ville ; il n’y en a point qu’on ne puisse fréquenter sans danger, pourvû qu’on le fasse avec modération & qu’on s’y comporte avec décence. Nous ne tombons en faute qu’en faisant un usage immoderé, ou plutôt en abusant de ce qui est en notre pouvoir. Quoi de plus agréable que la liberté dans la conversation ? Mais si on la porte jusqu’à l’obscenité, quoi de plus méprisable & de plus odieux ? Le plaisir est sans doute nécessaire à l’homme ; lorsqu’on en jouit avec modération, il fortifie l’esprit & le corps ; mais lorsqu’on s’y livre avec excès, il n’est pas moins pernicieux à l’un & à l’autre ; enfin il ne devroit jamais empiéter sur ces heures, que les personnes d’un âge mûr peuvent employer à leurs affaires, & les jeunes gens à s’instruire. Le tems qui est toujours précieux, ne l’est jamais plus que dans nos premières années ; les premières idées forment l’impression la plus forte & la plus durable. Avant que l’esprit soit embarassé des soins de cette vie, & lorsque l’ame agit par l’intervention des organes sans être interrompue par les passions, les maladies ou les désastres, c’est dans ce tems que nous devrions faire un fond de connoissances pour toute notre vie ; il faudroit alors tâcher d’acquerir ces vertus qui peuvent seules nous rendre estimables, & établir dans notre cœur des principes solides de vertu, qui contribueront lorsque nous les mettrons en pratique, au bonheur de toux ceux qui nous environneront, comme à notre propre félicité. Si l’on néglige cette occasion, on ne la retrouvera jamais, & tôt ou tard on en sentira un amer repentir. N’est-il pas bien triste pour une Dame, d’en entendre louër d’autres, qui ont fait un meilleur usage de leurs tems, lorsqu’elle sent en elle-même qu’elle auroit pû acquerir les mêmes qualités, si elle n’avoit pas laissé échapper inconsidérement le moment favorable pour y travailler ? Les heures que nous donnons au plaisir ne sont pas la perte la plus considérable que nous fassions, sur-tout si ces plaisirs nous retiennent long-tems hors de notre maison ; le seul souvenir de ces amusemens peut nous rendre indolens pour nos affaires, dans les peu de tems que nous passons chez nous ; malgré l’éloignement nos pensées seront toujours là où est notre cœur ; l’objet favori occupe trop l’esprit, pour que nous puissions donner de l’attention à aucune autre chose ; & il ne faut pas s’étonner que les jeunes Dames, qui manquent d’expérience, paroissent si négligentes à profiter du tems, pendant que celles même qui sont mariées depuis plusieurs années, négligent leurs époux, leurs enfants & leurs familles, pour courir après chaque plaisir nouveau qu’on annonce au public. Mais il n’y a que trop de sujet de craindre, que cette génération moderne ne soit plongée si profondement dans le luxe & l’indolence, qu’elle ne puisse écouter aucune remontrance : je voudrois donc, du moins, persuader les jeunes Dames de se conduire ensorte que la génération suivante nous donne de plus belles esperances. Comme elles penseront un jour au mariage, & qu’il est naturel & même loüable qu’elles désirent un bon époux, ne devroient-elles pas s’appliquer à se rendre dignes d’une affection durable de la part d’un homme sensé ? Un époux de ce caractère, comme s’exprime fort élégamment Mr. Rowe~i, se plaira toujours dans son bonheur, comme elle à le rendre heureux, & convaincu des perfection de son épouse, il ne sentira jamais son amour s’affoiblir. On voit paroître chaque jour tant de nouveaux objets charmans, & les hommes sont devenus si excessivement délicats, qu’une beauté de seize ou dix-sept ans leur paroit déjà fanée. Ainsi quel coup de poignard pour la vanité d’une femme, de se voir à l’âge de vingt-cinq ans sans être mariée, ou, si elle l’est, d’avoir un époux qui ne la regarde que comme une rose flétrie ? Il en arrivera toujours de même, quelque penchant que les Dames ayent à se flatter ; lorsqu’il n’y a point de lien plus fort pour fixer un cœur naturellement vola-ge & inconstant, que les charmes de la figure, convaincue de cette vérité elle regarde vainement en arrière sur ces jours qu’elle a si mal employés ; en vain regréte-t-elle ce tems qu’elle a consumé en ne s’occupant qu’à des bagatelles ; en vain tâche-t-elle de réparer ses folies passées par une conduite toute différente ; tout ce qu’elle peut faire à présent vient trop tard ; hélas ! le soleil s’est couché sur ses espérances, il n’y a plus pour elle d’admiration, de flatterie, ni de plaisir ; une sombre froideur, & une ennuyeuse obscurité seront son appanage pour tout le reste de sa vie. Amasine~i est une beauté si parfaite, que l’envie même n’y pourroit trouver aucune faute ; lorsqu’elle paroit les autres beautés perdent tout leur éclat, de même que les étoiles disparoissent à l’approche du soleil. Sa haute naissance, les qualités de son esprit, rehaussoient encore les graces de sa figure, & à peine aucun siécle avoit-il produit un objet plus universellement admiré. Mais de tous les amans qui lui adresserent leurs vœux, Palemon~i fut le plus favorisé par ses illustres parens, & celui qu’elle ai-ma le mieux : autant le consideroient-ils pour ses manières, son jugement & sa vertu, autant trouvoit-elle que les graces de sa figure lui donnoient de la supériorité sur tous ceux qui lui faisoient la cour, quoique quelques-uns d’entr’eux eussent des biens plus considerables, & que leurs déclarations d’amour fussent faites avec plus de véhémence. Il est certain que Palemon~i étoit un de ces amans, qui doivent plaire à toutes les femmes de bon sens ; ses protestations n’étoient accompagnées ni d’adulations, ni d’extravagances, il se contentoit de lui assurer qu’il ne souhaitoit rien avec plus d’ardeur que de passer sa vie avec elle ; mais il ne lui protestoit jamais qu’il voudroit mourir pour elle. Sa passion étoit parfaitement tendre & sincére, quoiqu’elle fût bien éloignée de la jalousie & de l’impétuosité ; il pouvoit connoître ses rivaux sans penser à les combattre ; & lorsqu’elle affectoit de tems en tems de le traiter avec dédain, elle ne le voyoit point jurer qu’il alloit se percer de son épée. Amasine~i, qui ne connoissoit que trop ses charmes, étoit quelquefois très mécontente de ce qu’elle ne pouvoit pas lui inspirer plus d’ardeur ; & s’imaginant que Palemon~i n’avoit pas pour elle la déférance qu’elle méritoit, elle fit les plus grands efforts pour étouffer l’affection qu’elle commençoit à sentir en faveur de cet amant. Dans cette vûe, elle se livra à son penchant naturel pour les plaisirs, fréquenta tous les divertissemens publics, écouta tous ceux qui se hazardérent à lui offrir leurs vœux, enfin elle devint une parfaite coquette ; elle croyoit que c’étoit le seul moyen d’augmenter la passion de Palemon~i, & de rendre en même tems à son propre cœur la liberté qu’il commençoit à perdre. Tout ce que je désire dans ce monde, dit-elle un jour à une personne qui m’en fait le récit, c’est de voir l’insensible Palemon~i mourir de désespoir à mes pieds, & que je puisse le mépriser & le haïr de tout mon cœur. Quel succès que cet artifice ait pû avoir de tems en tems, il ne répondit nullement au but qu’Amasine~i se proposoit ; & bien loin que Palemon~i en devint plus soumis, il la trouvoit chaque jour moins digne de son attachement. Comme il l’aimoit véritablement, & qu’il s’imaginoit qu’elle alloit bientôt ê-tre son épouse, il regardoit les fautes mêmes les plus légères qu’elle commettoit, comme autant de taches à son propre honneur ; il lui représenta donc qu’il n’étoit honorable ni pour lui, ni pour elle, qu’elle se trouvât si souvent dans des endroits, & avec des personnes qui ne pouvoient manquer de l’exposer à la censure du public, comme elle devoit le savoir elle-même. Elle affecta du ressentiment de ce qu’il prenoit cette liberté ; mais elle étoit charmée en elle-même de voir qu’elle avoit réussi à le piquer, s’imaginant que c’étoit une preuve de son amour, comme en effet elle en étoit une réelle. Mais aussi elle se confioit trop sur la force de cet amour, se flattant qu’elle l’humilieroit enfin, & en feroit l’adorateur le plus soumis. C’est pourquoi elle s’appliquoit éternellement à lui donner quelque nouveau sujèt de déplaisir ; elle affectoit d’être toûjours déhors aux mêmes heures où elle s’attendoit qu’il lui feroit visite, laissoit chez elle ses ordres pour l’avertir que s’il souhaitoit de la voir, il pouvoit se rendre chez Milady Diamond~i, Mademoisselle Toywell~i, ou quelqu’une de ses amies du même ca-ractére, quoiqu’elle n’ignorât pas qu’il désapprouvoit infiniment la conduite de ces Dames. Elle badinoit librement en sa présence avec ce fréluquet de Triste~i, dont aucune femme d’honneur ne veut souffrir la conversation ; enfin elle faisoit violence à son propre cœur, & ne menageoit pas sa réputation, dans le seul dessein d’essayer jusqu’à quel point l’amour de Palemon~i soutiendroit une telle épreuve. Pauvre & imprudente Dame ! Elle ne prévoyoit pas les conséquences de cette conduite ; parce qu’elle n’étoit pas coupable dans le fond, elle négligeoit trop les apparences, & ne pensoit pas à ce qui pouvoit lui arriver. Quoique sa mère elle-même aimât beaucoup le plaisir, elle voyoit avec chagrin que sa fille donnoit dans tous ses excès : comme tous ses parens & amis la blâmoient hautement elle-même de lui en laisser la liberté, elle fit tout ce qu’elle pût pour l’engager à se conduire avec plus de reserve ; mais Amasine~i écouta tous les reproches qu’on lui fit, sans reformer ce qui les avoit occasionnés ; & s’imaginant qu’elle étoit meilleur juge que personne de ses propres actions, elle continua comme elle avoit commencé. Enfin elle affecta si long-tems une hardiesse tout-à-fait opposée à son caractére, qu’elle perdit enfin cette simplicité & cette douce timidité qui conviennent si bien à une jeune personne ; ses yeux brillérent alors d’un feu plus impetueux, sa voix devint plus aigre, elle parloit incessamment, rioit à gorge déployée, ne rougissoit plus à l’ouïe d’une chanson libre, & ne témoignoit plus d’aversion contre ces libertés qu’elle avoit autrefois regardées comme opposées à la decence & aux bonnes mœurs. Palemon~i fut également surpris & affligé de voir un tel changement dans une personne qu’il aimoit avec la plus grande tendresse, & qu’il avoit regardée comme devant faire un jour son bonheur ; il la conjura avec toute l’éloquence que son affection put lui inspirer, de refléchir pour l’amour d’elle-même, ( si elle ne vouloit pas le faire en sa faveur) sur sa conduite présente, & de consentir à devenir de nouveau aussi aimable qu’elle l’avoit été ; il lui représenta qu’elle honoroit de sa compagnie des personnes qui en étoient in-dignes ; qu’elle ne pouvoit trouver qu’un bonheur bien foible dans ces plaisirs bruyants & tumultueux, auxquels elle s’étoit livrée depuis quelque tems ; lui insinua, mais avec toute la douceur possible, les censures qu’elle s’attiroit, les dangers auxquels elle s’exposoit en se laissant entrainer indifféremment dans toute sorte de compagnies, & même dans des endroits qui étoient fréquentés par les personnes les plus déreglées des deux sexes. Elle affectoit quelquefois de tourner en ridicule ces remontrances, & elle en témoignoit dans une autre occasion du ressentiment. Ce n’est pas qu’elle n’eût assez de jugement pour en reconnoître la justice ; mais comme son but en se conduisant de cette manière étoit de l’améner au point que sa raison subjuguée fût toûjours disposée à approuver tout ce qu’elle souhaiteroit, elle résolut de ne faire aucune altération dans sa conduite, jusqu’à ce qu’il pût dire avec cet amant dont il est parlé dans une Comédie de Mrs. Centlivre~i, que tout est beau dans une personne qu’on aime. Il est vrai que plusieurs hommes qui se sont conduits avec cette dépendance servile avant le mariage, sont devenus ensuite de vrais tyrans, & ont fait payer chérement à leurs femmes toutes les soumissions qu’elles avoient exigées tandis qu’elle étoient leurs maitresses. Mais Palemon~i étoit d’une humeur toute différente, il ne désiroit d’épouser Amasine~i que pour vivre avec elle dans cette douce égalité, qu’on s’est sans doute proposée dans l’établissement du mariage ; & quoiqu’il sentît pour elle la passion la plus ardente & la plus sincére, il ne pouvoit se résoudre à en faire sa femme, tandis qu’elle persistoit dans cet amour déreglé pour des plaisirs peu convenables, & il ne vouloit pas être obligé d’employer l’autorité d’un époux pour la ramener. Le prémier lui paroissoit incompatible avec son honneur, & le second avec sa tranquillité, deux choses qui lui étoient également chéres ; & quoiqu’il eût quelque raison de croire qu’il ne lui étoit pas indifférent, il trouvoit qu’elle avoit pour lui bien peu de considération, puisqu’elle ne vouloit pas s’abstenir des choses même pour lesquelles il témoignoit la plus grande repugnance. Il resolut donc de rompre entièrement avec elle, quel-que violence qu’il dût se faire, plutôt que de s’exposer à des chagrins qui l’alarmoient encore davantage, & qui pouvoient durer jusqu’à la fin de ses jours. Quelle terrible difficulté ne trouva-t-il pas à prendre cette résolution ! il faut avoir senti une passion aussi forte pour le concevoir ; il eut besoin dans cette occasion de tout son courage & de toute sa force d’esprit. Un de ses amis particuliers, qui étoit même le confident de ses plus secrétes pensées, m’a assuré qu’il avoit vû ce malheureux amant dans des angoisses qui lui faisoient craindre pour sa vie, & qu’il avoit souvent crû qu’elles l’emporteroient sur toutes ses résolutions, jusqu’à ce qu’il fut convaincu du contraire ; tant il est rude de priver son cœur d’un objet, lorsqu’il s’est fait une longue habitude de l’aimer, & que cet objet a des qualités qui peuvent servir d’équivalent pour ses défauts ! Si Amasine~i l’avoit vû dans ces combats, il est vraisemblable que la bonté de son naturel l’auroit emporté sur sa vanité, & qu’elle se seroit relâchée en bonne partie de la soumission qu’elle exigeoit, en consideration des tourmens qu’il enduroit ; elle auroit sans doute trouvé, qu’ils montroient un amour aussi violent qu’elle souhaitoit de l’inspirer à l’homme dont elle feroit choix pour son époux. Mais elle ne fut pas assez heureuse pour être informée de ce qu’il souffroit ; il n’en parla à aucun de ceux qui auroient pû l’en instruire ; & il avoit trop de cœur pour se conduire en sa présence de façon qu’elle pût lire ce qui se passoit dans son ame ; ainsi tout ce qu’elle savoit, c’est qu’il avoit le présomption d’entreprendre de la faire penser comme lui, & de l’obliger à vivre suivant ses propres idées ; & pour cette même raison, elle auroit crû être injuste envers elle-même, si elle n’en lui avoit pas montré la vanité d’une telle entreprise, & si elle ne lui avoit pas fait voir qu’il devoit approuver tout ce qu’elle faisoit, par cette seule raison qu’il venoit d’elle. Cette espece de débat entr’eux, & celui que Palemon~i avoit avec lui-même, continuerent quelque tems ; mais enfin son amour provoqué par tant d’insultes continuelles, céda à sa raison ; tous les charmes enchanteurs dont elle l’avoit captivé, perdirent leur pouvoir tout d’un coup ; il s’assit, & en présence de cet ami, qui étoit le seul dépositaire de ses secrets, il lui écrivit dans les termes qui suivent. A la trop aimable & inconsiderée Amasine~i, « Puisque vous êtes injuste & cruelle à vous-même, aussi bien qu’à la plus sincére passion qui fut jamais, & puisque vous préférez des frivoles amusemens qui ne méritent pas le nom de plaisirs, & les galanteries de gens que vous devez mépriser dans votre cœur, à votre propre réputation, & à mon repos éternel ; vous ne devez pas (& je me flatte que vous n’en ferez rien) vous ne devez pas, dis-je, m’accuser d’inconstance, si je ne veux plus me confondre parmi la troupe d’amans, dont vous avez non seulement permis, mais encore encouragé les poursuites depuis quelque tems ; je ne puis me resoudre à passer toute ma vie avec une Dame, qui semble déterminée à vivre d’une manière incompatible avec le bonheur de l’état conjugal ; mes prieres, mes remontrances, mes inquiétudes, mes larmes mêmes, non-seulement n’ont pas pû obtenir que vous fissiez la moindre alteration dans votre conduite, elles n’ont fait encore qu’être un sujet de ridicule & de dérision parmi vos amis de plaisir. C’est pourquoi vous n’en serez plus importunée, & je prends à présent mon congé pour toujours ; je l’aurois pris en personne, & j’ai été plusieurs fois à votre porte dans ce dessein ; mais j’ai toujours appris que vous étiez dans des endroits, où je ne pouvois aller vous joindre, sans nuire à ce caractère que je tâcherai toujours de conserver. Je n’ai pas besoin de vous dire quelle peine j’ai eu à prendre cette résolution, vous savez assez quelle force vos charmes ont eu sur moi ; mais je n’en suis que plus consolé ; ce qui ne peut que vous être agréable, puisque vous avez pris tant de peine pour me mettre en état de finir une tâche si pénible, & pour me convaincre que c’est la seule chose qui puisse vous faire plaisir de la part de » L’Infortuné Palemon~k. « P.S. Je ne puis m’empêcher de vous faire encore une fois mes adieux, & de souhaiter que vous puissiez trouver dans un mortel plus heureux, assez de mérite pour vous déterminer à rendre son bonheur parfait ; il vous suffira alors de reprendre ces qualités que votre dégoût pour moi vous a peut-être fait abandonner pour un tems ». Amazine~i étoit à la mascarade quand cette lettre arriva ; ainsi elle ne tomba entre ses mains que le matin suivant à son retour. Amère suite des plaisirs de la nuit passée ! D’abord l’étonnement & la rage s’emparérent de son esprit, & en exclurent toute autre passion moins violente : il lui sembloit d’abord qu’elle n’aimoit pas Palemon~i, & qu’elle n’étoit pas fâchée qu’il l’eût abandonnée ; mais un moment après elle ne sentit que trop son erreur ; elle ne se mit point au lit, quoique ce fût sa coutume à son retour de Heymarket~i ; il n’y eut plus de repos pour son cœur ou pour ses yeux ; elle pleuroit & tempêtoit tour-à-tour ; déclamoit contre l’inconstance de Palemon~i & la foiblesse de ses charmes, maudis-soit la fierté de cet amant qu’elle n’avoit pas pû humilier, & rejettoit le blâme de son infortune sur tout, excepté ce qui en étoit la cause, savoir sa mauvaise conduite. Elle étoit dans une agitation terrible, qui approchoit beaucoup d’un accès, lorsque Armico~i son frère entra dans sa chambre, & lui demanda la cause de ce desordre qui paroissoit si visiblement dans son air & dans sa contenance. Palemon~i, s’écria-t’elle en fondant en larmes, m’a traitée fort mal. Comment s’écria l’impatient Armico~i, qui avoit beaucoup du naturel de Chamont~i ( *(*) Personnage de la Tragédie intitulé the unhapy Orphan~i, ou la malheureuse Orpheline.), & qui n’avoit pas moins d’affection pour sa sœur que le Poëte en a attribué à ce jeune Guerrier ! Vite, que je sâche en quoi, afin que je vole pour vous vanger. Lisez cela, repliqua-t-elle, en lui montrant la lettre qui étoit étendue sur la table ; il a l’impudence de renoncer à ses vœux, de m’abandonner, & de rejetter ensuite sur mes amusemens innocens le blâme de sa perfidie. Armico~i prit feu sur le champ, & sans se donner la peine d’en examiner au-delà de cinq ou six lignes, il jura que Palemon~i étoit un vilain, & qu’il ne souffriroit pas que cet homme attaquât ainsi l’honneur de sa maison ; il ajoûta encore mille autres semblables expressions, que les jeunes gens lâchent ordinairement sans réflexion, pour des raison de cette nature, quoiqu’elles soient imaginaires & sans fondement. Il se livra donc à la violence de son emportement, & sans se donner le tems de réflechir, il sortit avec précipitation de la chambre, & envoya un cartel à Palemon~i, pour le prier de se rencontrer avec l’épée & le pistolet, dans un endroit qu’il lui marquoit, & qui convenoit à ce dessein, afin qu’il y rendit raison de l’affront qu’il avoit fait à leur famille dans la personne d’Amazine~i. Il envoya ce défi par un domestique qui devoit lui en apporter la réponse ; mais ce domestique fut bientôt de retour sans avoir pû exécuter sa commission, parce que Palemon~i avoit quitté la ville le jour précédent, pour se retirer à sa maison de campagne. Armico~i étoit d’abord furieux de voir qu’il ne pouvoit réussir à se vanger de Palemon~i comme il s’en étoit flatté ; mais quand sa passion se fut refroidie, il ne jugea pas à propos de poursuivre son ennemi, principalement parce que son père qui apprit le même jour tout ce qui étoit arrivé, lui défendit absolument de faire aucun bruit de cette affaire ; il parut même convenir que Palemon~i s’etoit conduit en homme raisonnable, & que si Amazine~i regardoit cette perte comme une infortune, elle ne pouvoit en accuser qu’elle-même. Pour ce qui regarde Palemon~i, il n’eut pas plutôt envoyé sa lettre à Amazine~i, qu’il auroit voulu la rappeller : un violent retour de tendresse se fit sentir dans son cœur ; il trouvoit alors Amazine~i moins coupable qu’elle ne lui avoit paru d’abord ; il s’accusoit d’avoir pris son congé avec trop d’aigreur, & souhaitoit de s’être exprimé avec plus de douceur ; mais ayant appris de son domestique qu’elle étoit allé à la mascarade, il fut plus content de ce qu’il avoit fait ; convaincu qu’il étoit nécessaire de rompre avec une femme, qui ne lui laissoit pas le moindre rayon d’espérance qu’elle seroit un jour son bonheur. Il crut donc que l’absence étoit le plus sûr moyen de prévenir les sollicitations de ses amis, parce qu’il ne seroit plus en son pouvoir de changer ce qu’il avoit fait ; c’est pourquoi il ne differa son depart que pour laisser le tems de mettre ses chevaux à son carosse, & il quitta la ville sur le champ, emmenant avec lui cet ami dont j’ai parlé plus haut, dont les avis & la compagnie devoient le fortifier dans sa résolution, & le consoler dans les peines qu’il souffroit, pour arracher de son cœur l’image d’Amazine~i autrefois si précieuse. Cette malheureuse Dame fut plus affligée de son départ qu’elle ne l’avoit été à la reception de sa lettre ; elle ne pouvoit plus douter qu’il ne parlât sérieusement, qu’il ne fût perdu pour toujours, & elle sentoit par la violence de son chagrin combien elle l’aimoit. Tout son orgueil, cette folle envie de subjuguer la raison de Palemon~i, & de le rendre l’esclave de ses volontés, ne subsistoient plus ; elle auroit consenti de bon cœur à renoncer à tout autre plaisir, si elle avoit pû regagner son affection ; & peut-être se seroit-elle abaissée à convenir en sa présence combien elle étoit blamable, s’il avoit désiré cette réparation. Mais il étoit trop éloigné, d’ailleurs elle s’imaginoit qu’il y auroit trop de bassesse à lui écrire, & que bien loin de sentir renaitre son amour, il ne feroit que la mépriser davantage. Ce qu’il avoit souhaité si long-tems, & avec tant d’ardeur, ce que tous ses efforts n’avoient pû effectuer tandis qu’il avoit continué à être son admirateur, fut l’effet de son changement. Le désespoir lui arracha ce qu’elle avoit réfusé à l’amour. Elle refléchit avec étonnement & détestation aux irrégularités qui lui avoient fait perdre cet amant, & ce fut dans la suite une chose aussi extraordinaire de la voir dans les endroits publics de divertissement, qu’il l’avoit été auparavant de ne l’y pas rencontrer. Elle a toujours été dès cette rupture, comme il l’avoit tant désiré, cette reservée, cette prudente Amazine~i, qui l’auroit rendu le mortel le plus heureux. Mais il est trop tard aujourd’hui, il n’a plus que de l’indifférence pour elle ; & ce qu’il y a de fâcheux pour cette Dame, c’est que le souvenir de cette passion, & de tout ce qui en a été la suite, l’empêchera d’entretenir le moindre penchant pour aucun autre homme, quoiqu’elle voye encore parmi ses adorateurs la jeunesse la plus brillante de la Grande-Bretagne~i. Après quelque mois de séjour à la campagne, Palemon~i fit connoissance avec une jeune Dame, qui n’étoit pas à la vérité une beauté aussi brillante qu’Amazine~i ; mais elle avoit assez de charmes pour lui faire oublier une maîtresse de qui il croyoit avoir été maltraité ; & de plus il lui trouvoit toutes ces qualités du cœur & de l’esprit dont il faisoit tant de cas. En un mot il lui fit la cour, fut reçu très-favorablement des parens de cette Dame, vit avec plaisir qu’elle-même l’écoutoit aussi gracieusement que sa modestie le lui permettoit. Ils ne differérent leur union que pour satisfaire à ce que la bienséance exigeoit, la cérémonie tant désirée vint enfin combler leurs vœux, & ils sont encore aujourd’hui un modèle parfait de l’affection conjugale ; tandis que la pauvre Amazine~i voit la fleur de sa beauté se faner, pendant qu’elle ne fait que murmurer en secret, qu’elle se livre à un repentir inutile, & que son afflic-tion devient chaque jour plus violente, plus elle fait d’efforts pour la cacher. Cet exemple devroit apprendre aux jeunes Dames, combien il est dangereux de se jouër de l’affection d’un homme sensé ; un fat, un écervelé qui ne sent point ce qui est dû à la Dame qu’il aime, ou ce qu’il se doit à soi-même, peut se plaire dans ces petits artifices, dont quelques-unes se servent pour enflammer leurs amans ; il se divertira peut-être de ces jalousies, qui ne donnent jamais des peines réelles, & ne sont suivies d’aucun véritable plaisir ; mais un homme qui aime sincérement, & qui s’apperçoit de ces frivoles stratagêmes, ne peut que les ressentir, & enfin les mépriser. Il n’y en a peut-être que trop dans le cas d’Amazine~i, qui ont sacrifié ce qui auroit fait le bonheur de leur vie, pour satisfaire un caprice d’un instant. Suivant l’immortel Shakespear~i, qui a si bien connu la nature humaine, les femmes ne désirent rien avec tant d’ardeur que de satisfaire leur volonté ; mais comme il est impossible, dans quelle situation qu’elles soyent, qu’elles puissent jamais jouïr de tout ce qui leur plait, elles devroient bien péser & considérer ce qui leur causera la moindre mortification en cas qu’elles consentent à en être privées, & se bien garder d’hazarder l’objet le plus digne de leurs vœux, pour obtenir ce qui mérite le moins leur attachement. Après tout, si une jeune Dame pense un peu, elle ne doit pas croire qu’en se livrant sans modération aux plaisirs qui sont à la mode, elle puisse jamais plaire à un homme de mérite. Aussi elle ne pourra jamais justifier devant sa raison les peines qu’elle prend pour s’attirer les flatteries impertinentes de quelques fats sans jugement, pendant qu’elle ne se met point en peine de mériter les solides éloges des personnes vertueuses & raisonnables. Je suis bien convaincue que je ne fais que parler aux vents ; la musique, la dance & la galanterie sont les plaisirs favoris des personnes jeunes & qui aiment le plaisir ; elles cherchent ces amusemens partout où elle <sic> croyent les trouver. C’est pourquoi il est fâcheux que les personnes de qualité ne donnent pas dans leur propre maison des divert-tissemens de cette nature, où en n’admettant qu’une compagnie choisie, on éviteroit tous les danger, toutes les indécences & tous les inconveniens qui arrivent si souvent dans les assemblées publiques. Les Cavaliers y traiteroient les Dames avec tout le respect qui leur est dû, & se serviroient de tout leur esprit, de toute leur adresse pour se rendre agréables, parce qu’ils sçauroient avec qui ils se rencontrent. Les Dames y pourroient être aussi aimables qu’il leur plairoit ; toutes les libertés innocentes sont permises avec des hommes d’honneur & de bon sens ; on n’y donne point de mauvais tour par malice ou par ignorance à ce qui se passe dans la conversation ; tout y est libre & aisé, & l’on ne craint pas que la satisfaction dont on jouït soit jamais suivie de quelque amertume. Enfin de tous les divertissemens auxquels chacun est admis pour son argent, mon caractére de Spectatrice~i ne me permet d’approuver que ceux qu’on donne au public sur les théatres ; il arrivera peut-être que la plus infame Prostituée se viendra placer dans une loge à côté de la première Duchesse, & qu’elle au-ra même l’arrogance de lui addresser la parole ; cependant ces exemples se voyent fort rarement. Ce n’est pas que ces malheureuses n’ayent assez d’impudence ou de vanité, pour se mêler, autant qu’il leur est possible, dans tous les endroits publics, avec les premières & les plus vertueuses personnes de leur sexe, mais il n’est pas de leur intérêt d’en agir ainsi : toutes leurs vûes seroient renversées par une telle conduite, puisque le plus grand libertin auroit honte de les accoster, en présence d’une Dame d’honneur ou de qualité. On ne peut pas prendre à la comédie les mêmes libertés qu’on se donne à Ranelagh~i, Vauxhall~i &c. &c. & à la mascarade, où chacun peut conduire sa Maîtresse dans une allée sombre & rétirée, ou s’éclipser avec elles sous le masque, sans que la compagnie s’en apperçoive. Le vice n’a ôsé paroître à tête découverte dans nos spectacles que depuis quelques années. Quoique le libertinage passe pour avoir été fort grand sous le Roi Charles II., on assure qu’aucune femme perdue de réputation n’est jamais venue au théatre sans masque : & longtems ensuite, sous les Successeurs de ce Prince, Jaques II~i, Guillaume~i & Marie~i, & la plus grande partie, ou peut-être durant tout le regne de la Reine Anne~i, elles gardérent cette marque d’une vie abandonnée, ou lui substituerent une cape noire, abbatue sur le visage en forme de voile, qui les cachoit & les distinguoit en même tems de la saine partie des spectateurs. Ainsi il n’étoit pas possible qu’elles se mélassent parmi les Dames de qualité ; ce danger est même bien petit à présent, pour la raison dont j’ai parlé. Ainsi les mêmes raisons qui devroient détourner les Dames de se rendre dans ces endroits si fréquentés aujourd’hui, ne peuvent pas être alleguées contre les théatres. D’ailleurs uue <sic> bonne piéce est un amusement excellent pour les personnes de la plus haute capacité, & du génie le plus brillant ; je suis même persuadée que les personnes les plus stupides & les moins instruites en peuvent tirer du profit ; d’un autre côté, nous ne donnons au théatre que cette partie de notre tems dont nous pouvons disposer après avoir satisfait à nos occupations ; & nous ne somme point obligés de lui sacrifier ces heures, que la bienseance aussi-bien que la considération de notre santé doivent destiner au repos. Il faut convenir, qu’il n’est pas possible de passer ailleurs trois heures avec plus d’agrément & d’utilité ; je pense même que la décadence visible du Théatre, peut être regardée avec raison comme un des plus grands malheurs de ce siécle ; car il n’y a rien qui montre mieux la corruption générale du goût, que la préférence qu’on donne à d’autres amusemens, dont on ne peut rien dire de plus avantageux, si ce n’est qu’ils flattent les sens. Je ne trouve rien de plus ridicule, que les raison dont se servent nos commerçans, & quelques personnes de notre noblesse, pour justifier leur aversion contre la tragédie : Nous avons assez de tragédie chez nous, disent-ils : engagés dans une guerre fâcheuses, accables de taxes, & dans des continuelles appréhensions qu’il ne nous arrive encore quelque chose de pire, nous avons besoin qu’on nous égaye, & non qu’on nous afflige ; nos propres miséres, & celles qui ménancent notre postérité, ne nous présentent que des idées trop tristes, sans que nous leur ajoûtions les lugubres représentions qui se font sur le théatre. Un raisonnement de cette nature ne peut venir que d’un esprit borné ; c’est dire qu’on n’a assez de capacité que pour comprendre l’intrigue d’une piéce, & en même-tems qu’on manque de pénétration pour sentir ces excellentes réflexions morales, dont toutes les belles tragédies sont pleines ; c’est ignorer que les divers accidens de cette vie ne sont étalés sur la Scene, que pour nous encourager à supporter avec plus de fermeté des disgraces auxquelles tant d’autres ont été exposés avant nous. Mais ces mêmes personnes qui se plaignent qu’une scène tragique les attendrit trop, n’ont pas la même excuse pour s’absenter lorsqu’on représente une comédie. Puisqu’elles n’ont besoin que de perdre le souvenir de leurs chagrins, le brodequin exécutera ce que le cothurne ne peut pas faire ; elles verront avec plaisir les folies des personnes de qualité & du commun tournées en ridicule ; & si elles ne réforment pas leurs propres extravagances, elles riront au-moins à la vûe de celles des autres. Ce n’est pas cependant à cette partie de la nation que j’ai dessein de m’adresser à présent, & ce n’est point pour de semblables motifs que nos jeunes Dames fuyent le théatre & lui préférent les mascarades, les assemblées, & les ridottes. Les calamités du tems les affectent peu ; il n’y a dans leur cœur qu’harmonie, joye & tranquillité ; elles s’affligeront avec Melpomene~i, sans se laisser abbattre par les malheurs qu’elle leur étale, & elles seront toujours prêtes à rire avec Thalie~i. Celles qui sont des veritables Muses~i, & dont les charmes inspirent tout ce qu’on attribue aux neuf Sœurs, ne devroient pas à mon avis dédaigner les effets de leur pouvoir ; si elles vouloient revenir briller dans les loges, les Poëtes écriroient avec plus de feu, & les Acteurs représenteroient avec plus de force & d’énergie ; c’est principalement depuis qu’elles ne font plus la faveur de fréquenter le théatre, qu’a commencé sa décadence, & qu’il ne répond plus au but qu’on s’est proposé dans l’établissement de ce spectacle. Il en faut excepter quelques Dames, qui ont montré la supériorité de leur jugement, en tâchant de délivrer l’admirable Shakespear~i de l’oublie dans lequel il étoit presque totalement enséveli : el-les ont élevé généreusement un monument à sa mémoire, en honorant fréquemment de leur présence la représentation des ses piéces. Cette conduite mérite les plus hauts éloges, & ne peut manque de recevoir une juste recompense, puisqu’en préservant l’honneur de cet ancien Poëte, elles donnent un nouvel éclat à leur propre réputation, qui brillera jusqu’à la postérité la plus réculée. Je voudrois cependant que cette bienveuillance s’étendît plus loin ; c’est une réflexion mélancholique pour un Poëte, qu’il ne peut arriver qu’après sa mort au but qu’il ambitionne. Il y a plusieurs auteurs vivans qui méritent sans contredit quelque considération, & s’ils nous arrachent même notre admiration tandis qu’ils sont négligés, méprisés, & maltraités, ne seroient-ils pas infiniment plus capables de l’exciter, s’ils étoient caressés & encouragés ? Ainsi que je l’ai lû quelque part ; comme les plantes croissent & s’élevent par l’influence benigne du soleil, de même la faveur est le soleil qui fait prosperer les Poëtes. C’est pourquoi ne prodiguons pas nos guirlandes sur les morts, mais réservons en pour couronner ceux qui s’efforcent aujourd’hui de nous plaire ; la reconnoissance nous y oblige, la justice, l’équité & la générosité demandent quelque retour de nôtre côté ; & quand même tous ces motifs se tairoient, nôtre propre interêt devroit nous y engager. Si nous réflechissons sérieusement, nous trouverons que nous nous faisons un très grand vol, lorsque nous refusons d’encourager l’esprit & le genie. Ce seroit sans doute une preuve que nous ne sommes pas destitués de ces qualités, si nous les favorisions dans les autres. Mais de plus, combien de Dames dont la reputation se seroit éteinte avec leur vie, ou celle de leurs admirateurs, jouissent à present de l’immortalité, dans les ouvrages de quelques Poetes ? Sacharisse~i auroit pû être ornée de plus de perfections que Walter~i ne lui en a attribué, & elle seroit dés long-tems dans l’oubli, si elle ne vivoit pas dans les poësies inimitables de cet Auteur. Nos Dames ne laissent pas d’avoir l’admiration autant à cœur que jamais : je dirai plus, l’amour de la louange ne fut jamais si général ; mais on tâche de l’acquerïr par des moyens totalement dif-ferens de ceux que nos Dames du vieux tems mirent en pratique. Combien de coûtumes se sont mises à la mode parmi nous, qui auroient été généralement blâmées du tems de nos ancêtres, & dont nous sommes entiérement rédevables à quelques personnes, qui dans une condition élevée ne sont naturellement que des grossiéres paysannes ? Nous assortissons même nôtre parure à ces façons qu’il faut adopter pour paroître aimable : aujourd’hui nous nous transformons en Laitieres, demain en unes espèce d’Amazones~i, moitié hommes & moitié femmes : une Dame qui est à la mode ressemble successivement à tout, excepté à ce qu’elle devroit être. Pour moi, je remarque parmi nous un si grand penchant à la rusticité & à la barbarie, que si les armes de la Reine d’Hongrie~i continuent à triompher, je m’attends qu’on fera venir des patrons des habits que portent les Dames Pandoures & Talpaches, & que nous nous habillerons suivant leur mode, par reconnoissance pour le secours que leurs Epoux nous ont donné dans la guerre présente. Absurde entêtement ! étrange force de l’exemple ! Enfin si nous continuons à depoüiller le caractère de femme aussi vîte que nous l’avons fait, dans quels excés ne tomberons-nous pas, même les plus opposés à la douceur & à la modestie naturelle de notre sèxe, aussi bien qu’à la raison & à une bonne éducation ? & peut-être dans quelques années serons-nous replongés dans cette ferocité, que les Pheniciens trouvérent chez nous lorsqu’ils y aborderent la première fois. Cependant tout ce qui est extrême ne peut pas durer long-tems : ainsi il y a encore lieu d’espérer que l’on ne persistera pas dans le même goût, que nos Dames mépriseront tous ces indignes exemples, qu’elles cesseront de faire par complaisance un sacrifice de leur caractère à quelle personne que ce soit, & qu’elle feront encore de leur bon sens la règle de leur conduite ; alors elles ne manqueront pas d’exciter cet amour, cette admiration & cette estime, qu’il leur est si naturel & même si loüable de rechercher. Fin du Livre cinquiéme.