Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "No. 11", in: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.1\011 (1760), S. 121-132, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2485 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Feuille du Samedi 12 Avril 1760.

Ebene 2► Metatextualität► Le Monde comme il est, seroit bientôt le monde comme il doit être, s’il y avoit beaucoup de personnes du caractere de celle qui vient de me faire l’honneur de m’écrire. J’en fais Juges tous ceux qui vont lire cette Lettre. ◀Metatextualität

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Monsieur,

« Vous voulez nous montrer le Monde comme il est ! Ah ! quelle peine, & quelle horreur ne vous préparez-vous pas ? Pour nous instruire, vous serez obligé de vous instruire vous-même, & vous verrez l’homme dans cet état de dégradation où il s’est mis, par ses [122] vices : vous fremirez, & vous haïrez peut-être le genre humain : mais il y a du moins quelqu’un que vous excepterez ; c’est moi, Monsieur : j’ose m’estimer à vos yeux, je crois en avoir le droit ; & si cette confiance est un défaut, c’est vous montrer à vous-même le Monde comme il est.

Oui, Monsieur, j’ai la témérité de m’estimer, & la franchise de le dire : sçavez-vous pourquoi cela ? C’est que j’ai un cœur, une ame tendre, un esprit droit. Il m’a été bien aisé de voir que ces qualités étoient très-estimables ; helas ! quand le sentiment ( appréciateur si éclairé ) n’y auroit pas suffi, l’horreur du vice & du crime m’auroit fait sur cela une expérience consommée. Mais cette sensibilité, cette tendresse dont je parle, demandent d’être expliquées pour me faire tout l’honneur que je puis en attendre. Les femmes se servent de ces mots sacrés, très-habituellement, & dans leur bouche ils ne [123] sont presque que des équivoques : elles aiment vivement, tendrement, & elles disent qu’elles ont une ame très-sensible ; cela est vrai ; mais elles abusent du terme : que veulent-elles faire entendre par-là ? Que la justice les regle, que le malheur les pénetre, que la joye & la douleur des autres les touchent toujours, & qu’elles sentent tout. Il y a au moins de l’erreur dans cet aveu ; car la plûpart de celles qui aiment beaucoup leur amant, n’aiment rien autre chose que lui ; elles sont même injustes, inégales, cruelles envers tout le reste du monde. Pour moi, Monsieur, quand je parle de ma sensibilité, je veux précisément dire ce que mes termes signifient. Je n’ai jamais eu de passions folles, ni particulieres ; mais j’ai tout senti : mon cœur a exactement embrassé toute la nature : tout ce qui pouvoit toucher a trouvé le mien pour le plaindre. J’ai eu par conséquent de grands plaisirs & de grandes [124] peines ; & je puis dire même que rien de tout cela n’est effacé. Je vous avouerai cependant que j’ai fait quelquefois des réflexions, quoique toujours occupée à sentir : mais elles ne nuisoient à personne, ni même à mon penchant. Elles ne venoient pas de l’esprit, & n’alloient jamais jusqu’à lui ; tout cela se passoit dans le cœur, & la sensibilité triomphoit de tout, absorboit tout. Quand on m’avoit trompée, par exemple, j’y rêvois un moment, j’étois un moment refroidie pour l’humanité, & puis je me disois, parce qu’il y a des coquins, faut-il oublier qu’il y a des malheureux ? Et tout de suite je recommençois à faire du bien, & à pleurer avec ceux qui m’attendrissoient. Ces larmes étoient délicieuses après la réflexion qui avoit voulu me priver d’en répandre. Mais, Monsieur, j’en verse aujourd’hui qui n’ont pas cette douceur consolante : hélas ! je prévois que ce seront les dernieres que je ver-[125]serai. Je n’ai ni l’espoir ni la volonté de survivre au sujet qui les occasionne. Ce n’est pas ici du désespoir : c’est une douleur juste, raisonnable, égale depuis l’instant qu’elle a commencé, que toute la raison des Philosophes ne pouroit calmer : hélas ! elle est formée du cri même de la nature.

J’ai une fille, Monsieur, unique parce qu’elle est seule, & unique, parce que je l’adore. Je touche au moment de la perdre sans retour. On s’est trompé sur son état, ou l’on a toujours craint de me l’apprendre : je crois que c’est le dernier. Elle n’a pas reçu les secours nécessaires, & elle périt par une suite de cette cruelle dissimulation. Je prévoyois cela : j’assemblois chaque jour la Faculté ; elle ne décidoit point, elle voyoit mal, ou elle refusoit de s’expliquer : de dix consultans, à peine y en avoit-il un qui ouvrît un avis assuré. Les autres se hâtoient de le contredire : il devenoit ou timide ou furieux, & son [126] avis étoit perdu pour moi, parce qu’il ne le disoit plus, avec la même liberté, ou avec la même clarté.

C’est une triste expérience que j’ai faite, Monsieur, de l’inutilité des consultations : il m’en coûtera ma fille, mais j’aurai du moins la consolation ( s’il peut encore en être pour moi ) d’avoir été utile à l’humanité en vous le confiant. Daignez, Monsieur, y joindre vos sages réflexions : on ne sçauroit trop aimer à faire du bien aux hommes, tout vicieux qu’ils sont.

Metatextualität► J’ai commencé ma lettre par des choses qui ne paroissoient pas devoir aboutir à une si triste conclusion : je l’ai fait à dessein de vous amener à ce point d’intérêt où j’ai le plaisir de penser que vous êtes maintenant, & je finis pour n’en pas retarder l’effet précieux. ◀Metatextualität

J’ai l’honneur d’être, &c. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Metatextualität► Une Lettre aussi honnête, une femme aussi intéressante me pénétrent d’un [127] sentiment inconnu à mon cœur, tout sensible qu’il fut toujours : je puis recevoir le prix de ma douleur dans des conseils que je suis en état de lui donner, & dans des consolations que je suis en état de lui offrir. Puisse-t-elle juger de ce qu’elle mérite & de ce qu’elle inspire par le plaisir que je goûte à me livrer à toute mon ardeur. ◀Metatextualität

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Madame,

« Vous êtes malheureuse : vous m’avez pénétré ; je sens tous vos maux je ne puis dire tout ce que j’ai senti en vous lisant. Mais rassurez-vous, rassurez-vous je vous conjure ; le Ciel doit vous protéger, & je sens qu’il anime pour se manifester à vous, à vos terribles peines.

Tout ce que vous dites des mentors de la Faculté est vrai, trop vrai ; n’imputez point au cœur de ces sieurs, la cruelle dissimulation dont [128] vous vous plaignez : j’aime à croire au contraire, que c’est parce qu’ils ont un cœur, que souvent ils dissimulent : la nature gémit & leur parle à l’aspect d’un malade en danger : c’est à l’extrémité, qu’on les consulte ; des parens désespérés les examinent, les interrogent, & attendent leur arrêt épouvantable ; la pitié suspend leur langue embarrassée ; souvent même elle intercepte les lumieres de l’esprit : Cela, Madame, est très-vraisemblable, je le trouve tel, & il n’y a rien dans l’humanité qui ne justifie ma prévention. Moliere nous a fait un malheureux préjugé contre la Faculté ; des Médecins eux-mêmes ont ajouté des phrases aux libelles de ce grand homme ; l’un n’a pas craint d’imprimer que beaucoup de Medecins ne croyoient pas à la médecine ; un autre a vingt fois publiquement, il faut craindre les remedes beaucoup plus que les maux, & les Medecins beaucoup plus que les remedes. Tous ces propos [129] vagues, toutes ces plaisanteries sérieuses, & souvent méchantes, nous font des idées fausses, injustes, permanentes, & enfin un préjugé barbare. Mais, Madame, il faut reconnoître l’ouvrage des hommes dans la malignité, dans la sévérité même des jugemens, & ne croire que la vérité qu’il est toujours aisé de connoître. Les gens de l’art, que vous avez consultés, ont craint de s’expliquer en votre présence ; cela devoit être, & je ne vois là qu’un malheur. Il faut, Madame, que vous consultiez maintenant un homme de courage : il en est, & plus d’un : leur réputation garantit l’étendue de leurs lumieres, & l’intégrité de leur ame. J’ai connu vos malheurs, Madame, je les ai éprouvés ; j’ai une fille comme vous, que j’ai vu presque dans les bras de la mort ; on me donna un bon conseil, & je vous le donne à mon tour, pour rendre à l’humanité ce que j’ai reçu d’elle. Metatextualität► Voici le fait : il va peut-[130]être vous faire un courage nouveau. ◀Metatextualität

Allgemeine Erzählung► Ma fille d’un caractere plein de vivacité, âgée de neuf ans, tomba il y a dix mois sur la hanche droite, de dessus une chaise où elle étoit montée. A la chûte, succéderent bien-tôt de fortes douleurs qui s’affoiblissant de jour en jour furent, quelques semaines après, suivies d’une claudication manifeste. Malgré les assurances du Chirurgien ordinaire, on vit paroître une tumeur à la cuisse vers la partie supérieure de la hanche. Cette tumeur grossit, diminua, passa par différens états, & même après ces alternatives je ne sçai par quel effet il s’en forma une autre à la partie supérieure & interne de la hanche du même côté. L’affaire devint plus pressante, & je commençai à m’allarmer beaucoup.

Je n’hésitai pas d’appeler des personnes de la plus grande réputation. Les remedes & les topiques prescrits, [131] furent mis en usage, mais sans aucun succès. L’état de ma fille empiroit. Maigre, jaune, sans force, je la voyois dépérir tous les jours, minée par la fievre, par les douleurs, par un cours de ventre continuel : je voyois qu’on se trompoit ou qu’on me flattoit ; je le disois à mes amis. Un d’eux me proposa de consulter un homme d’une très-grande réputation aussi, & de ne consulter plus que lui. C’est un citoyen, me dit-il, un esprit prompt & ferme, un homme, enfin, tel qu’il vous en faut un dans votre affreuse situation. Je le fis appeller. Ses paroles après l’examen de la maladie me frapperent horriblement. Votre fille est en danger, je ne vois de ressource que dans l’ouverture de l’abcès, je ne puis vous promettre la guérison, l’articulation de la cuisse est peut-être altérée, cependant j’en ai vû guérir ; une prompte ouverture est le seul moyen en qu’il reste à tenter.

Je pris mon parti & lui abandonnai [132] ma fille. Le Ciel m’inspiroit. En trois semaines j’ai vû l’objet de tous mes vœux renaître & embellir. Aujourd’hui elle saute, danse & court, comme elle a toujours fait ; elle est enfin parfaitement guérie : il reste pourtant une petite tumeur à la partie supérieure & interne de la cuisse ; mais elle n’y sent pas la moindre douleur, & elle diminuera tous les jours, comme elle fait à vue d’œil, en empêchant, pendant quelque tems, la playe produite par le cautere, de se cicatriser totalement. ◀Allgemeine Erzählung

Metatextualität► Voilà ce que j’ai éprouvé, Madame, imitez mon exemple & mon courage : je vous nommerai avec plaisir, si vous voulez vous faire connoître, le grand homme dont je vous parle. ◀Metatextualität ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1