Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "No. 10", in: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.1\010 (1760), S. 109-120, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2484 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Feuille du Jeudi 10 Avril 1760.

Ebene 2► Le terrein de la Hollande est un des plus ingrats que l’on connoisse : cependant les Hollandois à force d’argent, d’industrie, & de travail, ont sçu faire de leurs Provinces une patrie délicieuse. La nature y a été réellement asservie, & nulle part on ne verra des Villes plus agréables. On pourroit dire très-bien à ce sujet,

Zitat/Motto► L’eau qui tombe goutte à goutte

Perce le plus dur rocher. ◀Zitat/Motto

Supposons que sous la figure d’un terrein ingrat, stérile, & devenu docile aux efforts d’une main laborieuse, j’aye voulu représenter un de ces enfans à qui la nature a d’abord refusé le ger-[110]me de toutes les qualités, & en qui une éducation excellente, laborieuse, opiniâtre, est devenue ensuite une compensation du bonheur naturel dont ils avoient été privés ; je dirai bien justement au pere de cet enfant, ô vous qui d’une mine de fer avez sçu tirer l’or le plus pur, vous dont l’opiniâtreté a forcé la terre avare d’ouvrir son sein & ses trésors, vous qui avez porté la lumiere & la vie dans le sein du néant, dans un gouffre où devoient s’engloutir vos peines & vos desirs, ô vous qui avez fait ce miracle si intéressant, si incroyable, si précieux, puissiez-vous devenir l’exemple de mille peres aussi infortunés que vous le fûtes d’abord, leur donner un courage, une constance qu’ils n’ont point, & trouver votre récompense dans le bonheur des familles !

Je m’apperçois que je forme des vœux fort beaux, mais inutiles. Rien de si négligé que l’éducation des enfans. [111] Eh ! comment ne le seroit-elle pas ? La plûpart des peres doutent que leurs enfans soient à eux. Dans nos mœurs rien de si commun, & malheureusement rien de si fondé que ce soupçon. Boileau en doutant qu’il y eût plus de trois femmes fidelles dans Paris, a fait faire mille plaisanteries sur cela à des gens persuadés eux-mêmes que leur femme ne méritoit pas d’être exceptée. Un père, dans cette prévention, donnera-t-il des soins bien particuliers à un enfant né pour lui être odieux ? D’ailleurs une éducation est toujours pénible & toujours difficile ; il faut tout à la fois du sentiment, de la patience, une grande connoissance du monde, de la douceur, les vertus domestiques ; & la plûpart des hommes n’ont point tout cela, n’ont rien de tout cela. On éleve les enfans machinalement, bêtement : on a de plus, le ton doctoral avec eux ; on ne leur dit que des choses communes, & on [112] leur fait essuyer tout le sérieux de la représentation pédantesque : ils prennent de l’humeur.

Un défaut capital de l’éducation, ( de celle du moins qui est en usage ) c’est qu’elle attaque impérieusement les passions, au lieu de leur parler ; c’est toujours la ferule qui se fait sentir, & non la raison & l’amitié ; je suis persuadé qu’avec plus de douceur on remporteroit plus d’avantage ; cette douceur est si nécessaire qu’elle doit être un art, si elle ne peut être un sentiment. On ne consulte point l’amour-propre ; il est plus maître que l’autorité.

Le ton despotique devroit être l’objet constant de la critique des Moralistes : combien de mal n’a-t-il pas fait, combien de passions n’a-t-il pas conduites à leur dernier terme, combien d’enfans n’a-t-il pas éloigné du sein paternel, en ne leur laissant plus envisager la place qu’ils y occupoient que comme une étroite prison où la ty-[113]rannie vouloit regner sous le nom de l’amitié ? Les malheurs qu’il a produits sont sans nombre : Metatextualität► peut-être doit-on lui imputer la triste aventure que je vais raconter. ◀Metatextualität

Allgemeine Erzählung► Deux jeunes gens d’une figure agréable & noble, vinrent il y a six mois chez une accoucheuse qui occupe un grand appartement, lui demander à voir une chambre séparée qu’elle avoit à louer ; ils virent cette chambre, & conclurent sur le champ du prix : le marché fait, ils lui déclarerent que ce ne seroit pas eux qui l’occuperoient, & qu’ils l’avoient louée pour une Dame qui arrivoit de Province. L’accoucheuse n’y fit pas grande attention. Dès le soir même, la Dame vint s’y établir. Elle y vint accompagnée de deux jeunes Cavaliers : un air de distinction & de tristesse qui regnoit sur son visage la fit remarquer de son hôtesse, & lui attira de sa part des offres de service réitérées en voyant qu’elle étoit sans domesti-[114]que. Les offres furent refusées d’un ton qui lui fit juger qu’elle ne vouloit de communication avec personne. Elle n’insista pas, & crut même devoir, pour l’obliger, ne pas paroître faire la moindre attention à elle. Elle y en fit pourtant, & elle sçut qu’un des deux Cavaliers venoit tous les jours la voir, & y passoit toujours la journée entiere, que l’autre y venoit deux fois la semaine, & y restoit peu, & que la Demoiselle se tenoit tout le jour au lit, & n’en sortoit qu’à dix heures du soir, lorsque le Cavalier étoit parti. Personne ne la venoit servir : on lui apportoit seulement à manger deux fois par jour, & souvent même une seule fois.

L’hôtesse se défiant de ce qui pouvoit se passez chez elle, voulut d’abord y mettre ordre & donner congé ; mais elle voyoit trois jeunes personnes intéressantes par leur figure, vivant sans bruit, & se conduisant avec la plus exacte décence, & elle n’eut pas [115] la force de leur faire de la peine : cependant on ne la payoit point, & les termes se succédant, elle étoit bien en droit de se plaindre & de menacer : mais elle est apparemment née avec des sentimens généreux, & elle s’imposa la loi de respecter leur misere, comme elle s’étoit imposé celle de respecter leur union : au bout de cinq mois un des Cavaliers vint la prier de monter chez la Dame ( c’est-à-dire la Demoiselle ), en lui disant qu’elle se trouvoit mal : elle y monta promtement, & vit qu’elle avoit besoin de son ministere. Elle la trouva évanouie, & put parler librement au Cavalier qui l’étoit venue chercher ( c’étoit celui qui ne venoit la voir que deux fois la semaine ; l’autre n’y étoit pas, & n’avoit pas paru de toute la journée ). Dialog► Vous ne m’aviez pas dit qu’elle étoit grosse, lui dit-elle avec plus de pitié que d’étonnement, il ne faut pas s’effrayer, ce ne sera rien. . . .Ah ! Madame, [116] lui dit-il en tombant à ses genoux, ce sera tout, car elle en mourra, elle est dévorée de chagrin ; mais secourez-la, & faites tout ce qu’il faut pour la sauver, s’il est possible. ◀Dialog La Sage-femme touchée insensiblement jusqu’aux larmes n’ouvrit plus la bouche, & agit avec une vivacité réellement admirable. La Demoiselle revint, & 2 heures après, accoucha d’un enfant mort. Le jeune homme pleuroit amerement, & se tenoit dans un coin pour n’être pas vû de la Demoiselle, qui de son côté pleuroit aussi sans dire un seul mot. L’autre Cavalier arriva, & à l’air dont cette infortunée le regarda, il eût été bien aisé à la Sage-femme de juger qu’il étoit l’amant, si déjà elle n’en avoit été persuadée. Ce moment fut celui d’une consternation générale entr’eux : jamais scene ne fut ni plus touchante, ni plus muette.

La Sage-femme les laissa, après avoir rempli les fonctions de sa charge, [117] mais elle remonta deux heures après, jugeant que cette infortunée pouvoit encore avoir besoin de son secours : en effet elle la trouva avec une très-grande fievre, le transport au cerveau, & tous les signes d’une révolution mortelle : les deux Cavaliers étoient assis sur une chaise, leurs bras étendus sur le lit, & la tête appuyée sur leurs bras : elle parut pénétrée en voyant ce tableau : un mot qu’elle dit leur fit tourner la tête : ils jugerent qu’elle la trouvoit fort mal, & tout deux se mirent à pleurer. . La Demoiselle parloit toute seule, n’entendoit plus rien, & s’agitoit beaucoup dans son lit : elle paroissoit pour tant distinguer l’un des deux Cavaliers ( celui que la Sage-femme regarde comme l’amant ), car elle lui tendoit à chaque instant la main : après un quart-d’heure de la plus violente agitation, la jeune personne se trouva mal & resta sans connoissance : on la crut morte : la Sage-fem-[118]me ne dissimula pas assez sa crainte : pendant qu’elle s’empressoit avec le second Cavalier à lui donner du secours, l’amant disparut en poussant un profond soupir. La Demoiselle reprit ses sens, mais sans retrouver sa raison ; elle continua d’extravaguer. La Sage-femme dit au Cavalier : Dialog► voilà une chose affreuse qui arrive, cette Demoiselle est certainement née de bonne famille ; j’ai peur qu’elle ne meure, il faudra appeler un Medecin, elle est ici sans secours, vous êtes tous sans argent, il faut une Garde qui la veille. . . . Le jeune homme l’arrêta, non, Madame, lui dit-il, il ne faut personne, je le veillerai, j’aurai soin d’elle, il ne faut pas que personne dans l’univers la voye, c’est ici un secret très-important ; il n’y a que vous, Madame qui êtes la bonté, la générosité même, dont la présence ne nous effarouche pas : nous n’avons point d’argent, il est vrai, comme vous avez très-bien jugé ; mais je [119] juge à mon tour que vous en avez-vous-même, & que vous avez un cœur ; vous fournirez à tout, & Dieu vous le rendra, Dieu vous comblera de ses bienfaits : c’est le seul retour que je puisse vous promettre, quoique nous soyons tous trois incapables d’emporter le bien de personne : mais, Madame, il devient impossible que nous nous acquittions jamais par les circonstances de notre malheur. Je vois que cette Demoiselle est bien mal, nous mourrons avec elle, & nous mourrons tous avec notre secret. . . . ◀Dialog

La Sage-femme ne répondit que par les choses les plus consolantes ; & lui promit sur-tout le plus profond silence comme il l’en conjuroit. Elle sçavoit pourtant bien qu’il seroit plus prudent qu’elle suivît sa premiere idée ; mais elle étoit réellement accablée de leur douleur, & jamais elle n’eut la force de les trahir. ◀Allgemeine Erzählung

Metatextualität► J’ignore la fin de cette triste aven-[120]ture, & si la Demoiselle est morte ; on en veut peut-être pas me l’apprendre ; mais on me marque que depuis le jour où elle se trouva si mal, le premier Cavalier n’a plus reparu, & l’autre n’a cessé de rendre à cette infortunée tous les services que lui rendroit une Garde : il pleure continuellement, ne se couche point, ne mange point, ne parle plus, il est exactement comme un homme à qui il ne reste plus des sens que pour se pénétrer de la douleur qui lui en interdit l’usage.

Cette Histoire trop vraie & que je garantis, a peut-être, comme je l’ai dit, son premier principe dans une éducation trop négligée, ou trop sévere ; elle fera faire d’ameres réflexions à quelques meres ; elle me pénetre moi-même d’horreur en l’écrivant. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1