Zitiervorschlag: Jean-François de Bastide (Hrsg.): "No. 3", in: Le Monde comme il est (Bastide), Vol.1\003 (1760), S. 25-36, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.2478 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Feuille du Mardi 25 Mars 1760.

Ebene 2► Metatextualität► J’ai dit que je ne me bornerois pas au récit d’une seule conversation au sujet de mes feuilles : en voici une seconde. Si la premiere a diverti les gens à qui il ne faut que du plaisant, celle-ci ne paroîtra pas plus indifférente aux esprits penseurs. ◀Metatextualität

Allgemeine Erzählung► Le vieux Marquis de * *, aveugle & malade, s’est retiré du monde avec beaucoup d’humeur de ne pouvoir plus y briller en bons mots, y décider de tout, y subjuger les femmes, y jouer enfin le rôle universel & flatteur d’homme du jour.

Dans sa retraite il s’est plu à voir les [26] hommes en laid, il y a trouvé de la consolation, & s’y est si bien accoutumé, qu’aujourd’hui il déteste la nature entiere. Il n’est pas permis de lui dire du bien de qui que ce soit : il répete toujours ces vers si connus.

Ebene 3► Zitat/Motto► En mon cœur la haine abonde,

J’en regorge à tous propos.

Depuis que je hais les sots,

Je hais presque tout le monde. ◀Zitat/Motto ◀Ebene 3

Peut-être est-il de bonne foi dans sa haine, & croit-il que tout le monde est bête ! La haine nous fait les objets comme elle veut pour sa plus grande satisfaction. Ce qu’il y a de certain, c’est qu’on ne peut pas voir un homme plus mordant, plus dur, plus contrariant, plus insolent, plus haïssable. L’énergique discours de Satan, dans Milton, lorsqu’il maudit la beauté éclatante du soleil, n’exprime pas mieux la fureur & l’envie, que tous les discours du Marquis lorsqu’il [27] parle de quelques heureux qu’on cite dans le monde.

Son Valet-de-Chambre lui apporta ma premiere feuille, croyant que cela pourroit l’amuser. Ebene 3► Dialog► Monsieur ! voilà un papier imprimé qu’on vient de remettre à votre porte. Qu’est-ce que c’est ? C’est une feuille qui a douze pages, & qui s’appelle le Monde comme il est. . . . Ah ! le Monde comme il est ? Que le Diable l’emporte, je ne l’ai que trop connu pour mon malheur. . . . qui est-ce qui fait cela, y a-t-il le nom de l’Auteur ? Non, Monsieur, il y a simplement, par l’Auteur du nouveau Spectateur. Ah, le nouveau Spectateur : c’est un bavard, un radoteur ; on m’a lu quelque chose de son ouvrage : je n’y ai pas trouvé deux coquins, & le monde en est rempli. Il dira peut-être mieux la vérité dans cet ouvrage-ci ; il faut le prendre, Monsieur, cela ne coûte que deux sols. Le prix m’importe [28] peu ; je payerois cent louis une satyre ; mais on n’en fait point, je n’en ai jamais vu du moins dont je fusse content. Vous devriez écrire à cet Auteur-ci, Monsieur ; vous seriez en état de lui fournir de bons mémoires. . . . Tu as raison, voyons s’il en est digne, lis-moi quelque chose de sa Feuille.

(le Valet-de-Chambre lit)

(I1 ) La vérité est bonne à dire. Des brutaux l’ont rendue haïssable en lui prétant des traits grossiers. …

(le Marquis)

Ce n’est pas ce dont je me plains ; on ne sçauroit la rendre trop dure & trop barbare pour des hommes qui le sont tant. . . .

(le Valet-de-Chambre en continuant)

Sous un air aimable elle plaira toujours. . . . . .

(le Marquis)

Ah ! le coquin va nous faire encore un [29] ennuieux Roman : ne continue point, je sçais d’avance tout son livre, & il me donneroit trop d’humeur. Vous ne voulez donc pas, Monsieur, qu’on reçoive à l’avenir les Feuilles ?. . . Eh. . . qu’on les reçoive ! dis-tu. . . à la bonne heure ; oui, qu’on continue à me les apporter. Ce sera quelqu’un de plus dont je pourrai dire du mal. Je vais donc prévenir le Suisse. . . attens, je veux écrire deux mots à ce faiseur de contes ; tu diras qu’on remette ma lettre fidelement à son porteur. Prens du papier & écris.

Ebene 4► Brief/Leserbrief► « (I2 ) Vous n’y pensez pas, Monsieur, de vouloir toujours nous peindre ce monde très-immonde, sous des traits fantastiques que n’oseroit pas hazarder le roman le plus hardi. [30] Avec cette belle maniere vous corromprez les gens sans expérience, dupes éternelles du sentiment & de l’ésprit. Ils croient que les hommes sont des Saints ; vous leur ferez des vertus malheureuses ; & dans le désespoir qui suit la bonne foi trompée, ils vous accuseront un jour de leur avoir pêtri un cœur à votre gré pour les rendre victimes des mauvais cœurs dont la terre est surchargée. Vous vous êtes engagé trop légérement à nous peindre le monde tel qu’il est ; il paroît que vous n’avez soupçonné ni l’importance de votre charge, ni la foiblesse de vos lumieres. J’ai vécu plus que vous, Monsieur, je n’ai vu que des horreurs, je n’ai perdu le souvenir d’aucune ; & malgré cela, je suis bien loin de croire que je pusse tracer un tableau bien exact de ce monde que vous regardez apparemment comme si facile à peindre. Dans quel [31] coin de la terre innocent & ignoré avez-vous fait votre demeure, ou dans quels cœurs fortunés & extraordinaires avez-vous puisé vos notions infidelles ? Ah, que vous vous y êtes mal pris pour connoître le cœur de l’homme ! Vous avez apparemment vécu dans quelque société de bonnes gens, avec des amis francs, avec des femmes d’honneur, & vous n’avez rien pu apprendre. Il falloit vous transporter dans ces maisons où la richesse abonde, & sert de piédestal au vice, ou l’élévation du rang décide du caractere, où le pouvoir regle la volonté, où le plaisir n’est connu que comme un secours contre l’ennui, où le jeu est préféré même au plaisir de médire, où l’on caresse trente personnes par jour sans en estimer aucune, où le libertinage ne fait rougir personne. Il falloit vous transporter dans ces cercles du vice, dans [32] ces goufres de l’humanité, vous y auriez trouvé l’homme, & vous auriez pu nous apprendre quelque chose. Vous pensez que la vérité est bonne à dire ! Eh ! dites-la donc ! je vous demande compte de vos intentions, que sont-elles devenues ? dès la premiere ligne vous m’avez trompé. Vous promettiez plus que vous ne pouviez tenir. Instruisez-vous : armez-vous de plumes de fer ; & s’il étoit possible que vous écrivissiez des deux mains, ce n’en seroit que mieux.

J’ai l’honneur d’être, quoique très-mécontent de vous, votre, &c. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4 ◀Dialog ◀Ebene 3 ◀Allgemeine Erzählung

On peut regarder cet homme comme un forcené : ce seroit lui faire trop d’honneur, que de s’arrêter aux réflexions que font naître sa lettre & son caractere : il ne faut pourtant pas regarder cette espece d’hommes, comme si rare & si extravagante, qu’il ne soit [33] nécessaire de faire connoître le vice de leur sang & de leur esprit. Metatextualität► Mais c’est une matiere sérieuse que je me réserve de traiter dans une autre occasion. J’ai aujourd’hui l’esprit rempli d’un objet plus intéressant, & le lecteur me pardonnera bien de le distraire de celui dont je l’entretiens depuis un quart-d’heure. ◀Metatextualität

Je ne sçais si je présume trop de la sensibilité naturelle que le Ciel a donnée aux hommes ; mais il me semble que c’est la bien connoître & s’occuper essentiellement de ce qui peut la flatter, que de s’attacher, dans un ouvrage tel que celui-ci, aux objets pour qui le cri de la nature & l’intérêt de la vertu demandent une attention plus particuliere. Il n’est pas nécessaire que je m’explique mieux ; on sent bien que j’ai quelqu’aventure attendrissante à raconter. il me faudroit une certitude bien po-[34]sitive de ne pas attacher le Public par ce récit, pour le refuser aux mouvemens de mon propre cœur. Il y a des impressions qui font éprouver à notre ame une sorte de sujétion : contrainte délicieuse, & qui doit toujours faire excuser le transport de quiconque s’applaudit de n’y avoir pas résisté.

Metatextualität► On se rappelle sans doute une lettre que je reçus vendredi passé par un sourd & un muet ! La chose est trop récente pour qu’il faille le moindre détail pour en rappeller les circonstances. Le même homme revint & me remit le billet qui suit : ◀Metatextualität

Ebene 3► Brief/Leserbrief► « Vous pouvez sans crainte, Monsieur, lire la lettre que vous avez reçue : vous verrez à quel dessein elle a été écrite, & vous trouverez peut-être de la satisfaction à contribuer à l’exécution de ce dessein, dont tous les êtres sensibles peu-[35]vent tirer avantage. Vous frémirez en lisant cette lettre ; mais on doit être accoutumé à frémir quand on examine habituellement les hommes, comme vous faites, Monsieur. La personne qui l’a écrite ne cesse pas de vous regarder comme le Spectateur, quoique vous ayez cessé d’en prendre le titre ; c’est en cette qualité qu’elle vous l’a adressée, afin que vous la publiez dans vos Feuilles, en y joignant vos réflexions ordinaires ; elle trouvera par-là quelque consolation dans son malheur : car c’en est une que de rendre ses erreurs & ses passions profitables aux autres, quand on est réduite à les déplorer. Le mystere qu’on a observé en vous envoyant cette lettre étoit indispensable à la personne qui l’a écrite : ne devant pas se laisser soupçonner, elle s’est servie d’un homme qui ne pût la tra-[36]hir, elle a conduit elle-même cet homme à votre porte, & voila pourquoi il n’y avoit point d’adresse sur la lettre. Au reste tout ce mystere n’empêche pas que la vérité n’y soit & très-fidelement & très-sensiblement exposée. Vous en serez convaincu en lisant.

J’ai l’honneur d’être, &c. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

Metatextualität► On aura cette lettre dans ma premiere Feuille, & je ne crains pas de donner de fausses espérances au Public en lui annonçant une lecture très-capable de l’attendrir. ◀Metatextualität ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1(I) Tiré de ma premiere Feuille.

2(I) Cette lettre me fut en effet rendue jeudi au soir, & j’ai sçu tout ce qui précede par le Valet-de-Chambre, qui méprise & déteste son Maître, & qui ne fait en cela qu’obéir à la nature qu’un pareil caractere indigne & révolte.