Quæ nunc te coquit, & versat in pectore fixa,
Ecquid eric pretii ?
Enn. ap. Tull. de Senect. C.i.
Que me donnerez-vous, si je puis vous être de quelque secours, & diminuer le chagrin qui vous ronge, & qui s’est emparé absolument de votre Esprit ?
Il est certain que, si tout le Bonheur, qui se trouve dispersé entre tous les Hommes, étoit réuni en un seul, il ne seroit pas capable de le rendre fort heureux. Tout au contraire, si les calamitez de toute l’Espèce venoient à resider en une seule Per-
La Lettre suivante, qui n’est pas une Pièce en l’air, comme j’ai raison de le croire, quoique le Seing, qui est au bas, soit un Nom suposé, m’a fourni l’occasion d’entamer ce Sujet. La voici telle que je l’ai reçuë.
Spectateur,
« Je suis du nombre de vos Disciples, & je tâche de pratiquer vos Maximes ; ce qui vous disposera, sans doute, à compâtir à mon état, que je vous découvrirai en peu de mots. Il y a trois années ou environ qu’un Gentilhomme, que vous auriez aprouvé vous-même, je m’assure, me fit la Cour dans la vûë de m’épouser. Il avoit tout le mérite qu’on peut souhaiter, aux biens de la Fortune près ; de sorte que mes Parens, qui avoient tous de l’estime pour sa Personne, ne voulurent pas admettre sa Passion & nous satisfaire tous deux. Pour moi, je m’en remis absolument à la conduite de ceux qui connoissoient le monde mieux que moi ; mais je vivois toujours dans l’esperance qu’il se trouveroit quelque conjoncture favorable qui me rendroit heureuse avec l’Homme, que je préferois, dans mon cœur, à toute la terre, bien resoluë, si je ne pouvois l’obtenir, de n’en avoir jamais aucun autre. Il n’y a guéres plus de trois mois que je reçus
Eleonore.
Un revers en Amour est plus difficile à suporter que tout autre ; la Passion elle-même atendrit & surmonte le Cœur d’une telle maniere, qu’il n’est pas en état de soutenir les disgraces qui lui arrivent. A l’égard de tous les autres accidens, l’Esprit recueilli en lui-même en soutient le choc avec toute la force qui lui est naturelle ; mais un Cœur amoureux est sapé par les fondemens, & croule sous le poids des Assauts qui attaquent sa passion favorite.
Dans les afflictions ordinaires de la Vie, on cherche à se consoler par la lecture des Livres de Morale, qui peuvent en effet être alors d’un grand secours. Mr de S. , sous prétexte qu’il est plus aisé de faire diversion au Chagrin que de le vaincre. Il y a des Temperamens sans doute, à qui cela peut être de quelque usa-
Si notre Affliction est fort pesante, nous avons de quoi nous consoler, puisqu’il y en a bien d’autres qui, avec plus de Mérite & de Vertu, souffrent autant que nous. Si notre affliction est legere, nous aurons moins de peine à nous consoler, puisqu’il s’en trouve une infinité de plus mal-heureux que nous-mêmes. Une perte soutenuë en Mer, une Maladie qui nous retient au Lit, ou la Mort d’un Ami, sont si peu de chose, comparées avec des Roïaumes entiers reduits en cendres, des Villes saccagées, des forçats de Galere, des Miserables qui gemissent dans les Fers & tous ces desastres qui poursuivent la Nature Humaine, qu’on doit rougir de sa foiblesse, si l’on vient à plier sous de tels coups de la Fortune.
Que l’inconsolable Eléonore se souvienne, qu’à l’heure même qu’elle regréte son Amant défunt, il y a des Personnes en divers endroits du Monde sur le point de faire naufrage, qu’il y en a d’autres qui, alarmées aux approches de la Mort, demandent grace & misericorde pour leur repentance tardive, qu’il y en a d’autres qui expirent dans les douleurs d’un infame Suplice, ou au milieu de quelque rude calamité ; & alors elle trouvera que ses Cha-
D’ailleurs je voudrois qu’elle considerât que ce qui lui paroit aujourd’hui comme le plus grand malheur, n’est peut-être pas tel en lui-même. Du moins je ne doute pas que nos Ames separées de nos Corps n’aient des idées bien differentes de celles que nous avons dans ce Monde ; & que les choses, que nous traitons aujourd’hui d’Infortunes & de Revers, ne se trouvent au bout du compte des Benedictions, & des Graces.
Enfin l’Esprit, qui a quelque goût pour la Pieté y cherche naturellement son azile dans les afflictions. Romain me le rapporta lorsque je voïageois en , & que je me trouvai avec lui dans le même Coche. Cette Avanture, arrivée à deux Personnes qui s’aimoient tendrement, peut servir à faire voir que la Religion est d’une grande influence pour calmer le trouble qui démonte Eleonore.
L.