Article V. Armand de Boisbeleau de La Chapelle Moralische Wochenschriften Susanna Falle Editor Michaela Fischer Editor Klara Gruber Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 30.11.2015 o:mws.3854 Armand de Boisbeleau de La Chapelle: Le Philosophe Nouvelliste, traduit de l’Anglois de Mr. Steele par A.D.L.C. Seconde Edition revue & corrigée. Tome Premier. Amsterdam: François Changuion 1735, 108-118, Le Philosophe nouvelliste 1 011 1735 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art Liebe Amore Love Amor Amour Religion Religione Religion Religión Religion Europe 9.14062,48.69096 United Kingdom -2.69531,54.75844 France 2.0,46.0

Article V.

Du Caffé de White le 20. Avril 1709.

L’Amour est désormais une chose inconnue. Helas ! à cet objet quelle ame n’est émue ?Le nom seul nous en reste ; & ce nom si sacré,Ce nom par les Mortels jadis si veneré,Aux sales passions à présent se prodigue.Le Débauché le donne à son infame intrigue,Et croit que de son cœur l’affreux déréglementEst en effet d’amour le tendre sentiment.

Il y a long-tems qu’un Auteur spirituel a fait cette plainte ; mais le mal continue toujours ; & si l’on en jugeoit par la conversation de nos jeunes gens, on diroit qu’il n’y a plus que des Coureuses qui puisent être l’objet de nos Amours. Aussi le même Auteur, de qui nous avons emprunté les Vers qu’on vient de lire, disoit-il, un peu avant sa mort, sur le chapitre de nos Galands modernes, « qu’ils s’érigeoient en beaux Esprits en disant, lors qu’ils sont sobres, des choses que ceux du dernier siècle ne disoient que lors qu’ils étoient soûs ». De sorte que le Cupidon de nos jours est non seulement aveugle, mais encore si yvre qu’il en a perdu tout sentiment. Si cela n’étoit, Celie seroit-elle encore fille avec une conduite si agréable & si pleine de charmes ? Corinne le seroit-elle avec un Esprit si brillant ? Lesbie le seroit-elle avec une voix si Angélique ? Et seroit-il possible que Sacharisse, qui réuni en sa personne tous ces beaux talens, fatiguât les deux petits Bidets, qui la traînent en Carosse au Parc, à la Comédie & à tous les Rendez-vous publics, sans qu’un seul Homme pâlisse à sa vuë ?

Mais telle est la décadence où l’Amour est tombé aujourd’hui, que, sans l’honnête Cinthio qui est toujours fidèle aux Loix de son Empire, à peine aurions-nous un Exemple de ces anciens Heros, en fait de Galanterie. Il faut même avouer qu’il n’y a presque rien qui l’encourage à la perseverance ; quoi qu’il aît plutôt une espèce de vénération, que de l’amour pour sa Maîtresse, & qu’il en parle en ces termes :

Apprenez-lui seulement que je l’aime. Le succès doit dépendre & d’elle & du Destin.Qui sait si quelque Astre beninNe m’assistera pas de son pouvoir suprême,Pour la conduire au point où se portent mes vœux ?Les Astres règlent tout dans l’Empire amoureux.

Mais je connois si bien les Astres & leurs influences, que je puis l’assurer qu’il ne l’aura jamais. Qui le croiroit ? Quoi que Cinthio ait de l’Esprit, du bon-Sens, du Bien, & que sa propre vie dépende du succès de ses amours, la Rusée, pour laquelle il soupire, aime un Estafier, qui se regarde dans le Miroir tout le temps qu’il est auprès d’elle, & qui fait voir par-là qu’elle pourroit bien être sa Rivale ; mais qu’elle ne sera jamais sa Maîtresse. Magré tout cela, l’infortuné Cinthio, le même que j’ai décrit, sans le nommer, dans ma premiére Feuille volante, se flate d’une vaine espérance, qu’après avoir découvert la Beauté qu’il adore, il se la rendra favorable, par le langage de ses yeux, quoi que ceux de la Belle ne soient attentifs qu’à celui qui détourne sa vuë d’elle ; ce qui est assez ordinaire au beau Sexe.

C’est sans doute une bévue des Anciens, d’avoir représenté le petit Seigneur Cupidon par un jeune Garçon aveugle, puis qu’au pié de la lettre c’est un petit Voleur qui ne fait que regarder de travers & du coin de l’œuil. Demandez-en des nouvelles à Mlle. Meddlé qui est la Confidente, ou l’Espionne de toutes les Intrigués amoureuses de la Ville ; & vous saurez que tout n’y est qu’un Jeu de propos rompus. L’Amant poursuit d’ordinaire celle qui le fuit, & il fuit celle qui le cherche. Faut-il prouver par un Exemple que cette passion ne peut être mieux représentée que par la figure louche d’un petit Voleur dont les yeux tournent d’un côté pendant qu’il regarde de l’autre ? Observez bien Clarice quand vous la verrez. Vous trouverez que lorsque ses yeux pleins de douceur ont fait le tour de la Com-pagnie, elle ne les arrête pas sur celui qu’elle doit épouser, à ce qu’on dit, mais elle les fixe pour deux minutes sur Mr. Wildair, qui ne la regarde point, & qui ne pense ni à elle, ni à aucune autre Femme. Quoiqu’il en soit, Cinthio reçut l’autre jour, de sa Maîtresse, un salut qui l’a fait presque tout revenir à lui-même. Hier je lui entendis donner à son Valet une commission qu’il articula d’un bout à l’autre sans hésiter. Un quart d’heure après il eut la présence d’esprit de compter jusqu’à vingt ; il se rappella même qu’un Ami l’attendoit à souper, & il sortit précisement à l’heure du rendez-vous. J’ai envoyé ce matin lui faire compliment & j’ai apris qu’ils se souvenoit très-bien de m’avoir paré hier au soir.

Du Caffé de Guillaume, le 20. d’Avril.

Cette semaine est consacrée à la Dévotion. Les Spectacles sont défendus, & comme il est ordinaire de parler ici des affaires du tems, on s’est entretenu d’un petit Ouvrage, qui vient de paroître sous ce titre, Projet pour l’avancement de la Re-ligion dédié à Madame la Comtesse de Berkley. Toute la Compagnie a lû cette Pièce, & tous l’ont approuvée. Le Titre, qui en est singulier, promet une maniére de penser qui doit être nouvelle ; & en effet, celui qui l’a écrite paroit avoir assez de connoissance du monde pour le mépriser en honnête Homme. Il faut certainement qu’il ait de la sagesse aussi bien, que de la pieté. Il expose les véritables raisons qui affoiblissent le pouvoir de la Religion ; il s’énonce d’une maniére claire & animée, sans y mêler néanmoins des emportemens inutiles ; &, si l’on juge de l’Auteur par le Livre, on voit qu’il s’attache à la Vertu, parce qu’elle lui paroit aimable, & qu’il hait le Vice, parce qu’il lui paroît odieux. Un de nos Amis, ayant égard à la connoissance que cet Auteur paroît avoir du monde, a dit, qu’il écrit assez en Homme de qualité, & qu’il marche de fort bonne grace dans le chemin du Ciel.

De mon Cabinet le 20. d’Avril.

Telle est la nature de ces Mêlanges que, quelque vieilles que puissent être les choses, je prendrai toujours la liberté d’en parler comme si elles étoient nouvelles, lors-qu’elles ne sont pas connues du Public, ou qu’elles lui ont été mal exposées. En cela je ne sortirai point des bornes que je me suis prescrites, & si ce n’est qu’on trouvera peut-être que mon Stile n’est pas des plus châtiez, ou que je dis trop les choses comme tout le monde le dit, j’espere qu’on ne m’en fera pas un procès. En tout cas, si c’est une faute, on doit la pardonner à un Causeur de profession. Mais quelle faute commettrois-je, si en parlant, par exemple, des belles actions d’Anchise & d’Enée, je leur donne un tour qu’on ne leur a point encore donné ? Ne sera-ce pas une Nouveauté pour les Lecteurs ? Ceci m’autorise donc à rapporter l’Histoire suivante. La verité m’en est connuë, & je suis bien aise de pouvoir transmettre en même tems à la Posterité la memoire de deux Personnes que la mort a rendues très-illustres, & faire voir jusqu’où va la Magnanimité de mes Compatriotes, par la grandeur d’ame que deux Hommes de fort basse naissance ont fait paroître.

Pendant que les Alliez assiégeoient Namur, Unnion & Valentin étoient l’un Caporal, & l’autre simple Soldat dans le Régiment d’Hamilton. Ces deux Hommes avoient eu quelque different pour une Amourette, & de la querelle augmentant sur de nouveaux sujets, il s’étoit formé entre eux une haine implacable. Unnion, qui étoit Officier de Valentin, ne perdoit pas les occasions, & que son rang lui donnoit, de battre son Rival, & ne dissimuloit pas même que ce qu’il en faisoit n’étoit que colere & que ressentiment. Le pauvre Soldat recevoit les coups sans faire aucune resistance ; mais non sans menacer souvent qu’il s’en vangeroit quelque jour. Il se passa plusieurs Mois dans cet état d’injustice d’une part & de plaintes de l’autre. Leur animosité étoit au plus haut point lorsqu’ils furent commandez pour l’attaque du Château. Le Caporal y reçut à la Cuisse un coup qui le renversa. Les François avançoient & ce malheureux qui vit bien qu’on alloit le fouler aux pieds, s’il étoit abandonné de ses gens, n’apperçut auprès de lui que Valentin qui commençoit lui-même à prendre la fuite. Valentin, lui cria-t-il, pouvez-vous me laisser ici ? Aussitôt Valentin retourne sur ses pas en courant. Au milieu du grand feu que font les Ennemis, il charge le Caporal sur ses épaules, sans que le danger l’étonne, il le porte ainsi jusqu’à l’Abbaye de Salfine. Là il est emporté lui-même par un boulet de Canon, & tombe mort sous l’Ennemi qu’il sauvoit. A ce spectacle, Unnion ne se souvient plus de sa blessure, il se leve en s’arrachant les cheveux, il s’étend ensuite sur ce Cadavre noyé dans son sang, & s’écrie, Ah ! Valentin, est-ce donc pour moi que tu ès mort ? Pour moi ! Pour moi, qui t’ai traité avec tant de barbarie ! Non, Valentin, je ne veux pas te survivre, je veux mourir avec toi. On eut beau faire, on ne pût le séparer de ce Corps ; il fallut emporter le mort dans les bras du vivant. Je vous laisse à penser si cette vue touchante arracha des larmes à leurs Camarades, instruits qu’ils étoient de leur ancienne brouillerie. Le Caporal fut enfin porté dans une Tente. Ce fut avec beaucoup de peine qu’il consentit que l’on pansât sa plaie ; mais le lendemain il mourut, ayant toujours le nom de Valentin à la bouche, & témoignant une douleur amere des mauvais traitemens qu’il lui avoit faits.

Les personnes qui se connoissent en beaux sentimens peuvent agiter la question, qui de ces deux infortunez fit paroître le plus de grandeur d’Ame ; ou celui qui eut la générosité de hazarder sa vie pour sauver celle de son Ennemi, ou celui qui ne voulut pas survivre à un Ennemi si généreux ?

A quel degré de gloire ne peut pas ateindre un Peuple chez qui l’on trouve tant de magnanimité ? Mais il faut l’avouer ; Salluste l’a dit, & c’est une excellente reflexion de cet Historien, « que les grandes révolutions ne viennent pas tant du caractére général des Peuples, que du genie extraordinaire des Personnes qui les conduisent ». Il dit à ce sujet que l’agrandissement des Romains ne devoit être attribué, ni à la superiorité de leur Politique, qui le cedoit à celle des Carthaginois ; ni à leur Valeur, qui n’étoit pas égale à celle des Gaulois ; mais à quelques Particuliers qui se consacroient au bien de la Patrie, & qui étoient nés pour les grandes affaires. C’est une observation qu’il fait pour entâmer les Portraits de Cesar, & de Caton.

J’entreprendrois un sujet trop élevé pour un Ouvrage de la nature de celui-ci, si je m’engageois à montrer que notre Nation a produit d’aussi grands Hommes, & aussi propres aux grands desseins qu’aucune autre. D’ailleurs je me flatte que le Lecteur m’en épargne la peine, & qu’il a d’abord porté son imagination sur le Duc de Marlborough. L’Esprit ne peut guere considerer, sans étonnement & sans plaisir, les differens états par lesquels ce Seigneur a passé depuis 40. Ans. En montant toujours, il est enfin parvenu au rang des Princes. Il n’étoit qu’un petit Particulier, presque inconnu dans le Monde, lorsque Louïs XIV. étoit déja sur un des plus puissans Thrônes de l’Europe. Il est à cette heure le fleau de ce Monarque, & le principal Instrument de sa chute. Une élevation si merveilleuse ne peut être que la suite naturelle d’une Prudence conformée, d’une Bravoure calme, d’une Humeur égale, d’une Ambition modeste, & d’une grande Affabilité. Ces talens, qui le firent monter à ce haut point de grandeur, où nous le voyons aujourd’hui, en sont encore les plus fermes appuis. La Grande Bretagne, qui lui doit sa gloire, & ses Triomphes, peut se vanter d’avoir produit en lui un Heros formé par la Nature pour marcher à la tête d’une Nation de Heros.

Article V. Du Caffé de White le 20. Avril 1709. L’Amour est désormais une chose inconnue. Helas ! à cet objet quelle ame n’est émue ?Le nom seul nous en reste ; & ce nom si sacré,Ce nom par les Mortels jadis si veneré,Aux sales passions à présent se prodigue.Le Débauché le donne à son infame intrigue,Et croit que de son cœur l’affreux déréglementEst en effet d’amour le tendre sentiment. Il y a long-tems qu’un Auteur spirituel a fait cette plainte ; mais le mal continue toujours ; & si l’on en jugeoit par la conversation de nos jeunes gens, on diroit qu’il n’y a plus que des Coureuses qui puisent être l’objet de nos Amours. Aussi le même Auteur, de qui nous avons emprunté les Vers qu’on vient de lire, disoit-il, un peu avant sa mort, sur le chapitre de nos Galands modernes, « qu’ils s’érigeoient en beaux Esprits en disant, lors qu’ils sont sobres, des choses que ceux du dernier siècle ne disoient que lors qu’ils étoient soûs ». De sorte que le Cupidon de nos jours est non seulement aveugle, mais encore si yvre qu’il en a perdu tout sentiment. Si cela n’étoit, Celie seroit-elle encore fille avec une conduite si agréable & si pleine de charmes ? Corinne le seroit-elle avec un Esprit si brillant ? Lesbie le seroit-elle avec une voix si Angélique ? Et seroit-il possible que Sacharisse, qui réuni en sa personne tous ces beaux talens, fatiguât les deux petits Bidets, qui la traînent en Carosse au Parc, à la Comédie & à tous les Rendez-vous publics, sans qu’un seul Homme pâlisse à sa vuë ? Mais telle est la décadence où l’Amour est tombé aujourd’hui, que, sans l’honnête Cinthio qui est toujours fidèle aux Loix de son Empire, à peine aurions-nous un Exemple de ces anciens Heros, en fait de Galanterie. Il faut même avouer qu’il n’y a presque rien qui l’encourage à la perseverance ; quoi qu’il aît plutôt une espèce de vénération, que de l’amour pour sa Maîtresse, & qu’il en parle en ces termes : Apprenez-lui seulement que je l’aime. Le succès doit dépendre & d’elle & du Destin.Qui sait si quelque Astre beninNe m’assistera pas de son pouvoir suprême,Pour la conduire au point où se portent mes vœux ?Les Astres règlent tout dans l’Empire amoureux. Mais je connois si bien les Astres & leurs influences, que je puis l’assurer qu’il ne l’aura jamais. Qui le croiroit ? Quoi que Cinthio ait de l’Esprit, du bon-Sens, du Bien, & que sa propre vie dépende du succès de ses amours, la Rusée, pour laquelle il soupire, aime un Estafier, qui se regarde dans le Miroir tout le temps qu’il est auprès d’elle, & qui fait voir par-là qu’elle pourroit bien être sa Rivale ; mais qu’elle ne sera jamais sa Maîtresse. Magré tout cela, l’infortuné Cinthio, le même que j’ai décrit, sans le nommer, dans ma premiére Feuille volante, se flate d’une vaine espérance, qu’après avoir découvert la Beauté qu’il adore, il se la rendra favorable, par le langage de ses yeux, quoi que ceux de la Belle ne soient attentifs qu’à celui qui détourne sa vuë d’elle ; ce qui est assez ordinaire au beau Sexe. C’est sans doute une bévue des Anciens, d’avoir représenté le petit Seigneur Cupidon par un jeune Garçon aveugle, puis qu’au pié de la lettre c’est un petit Voleur qui ne fait que regarder de travers & du coin de l’œuil. Demandez-en des nouvelles à Mlle. Meddlé qui est la Confidente, ou l’Espionne de toutes les Intrigués amoureuses de la Ville ; & vous saurez que tout n’y est qu’un Jeu de propos rompus. L’Amant poursuit d’ordinaire celle qui le fuit, & il fuit celle qui le cherche. Faut-il prouver par un Exemple que cette passion ne peut être mieux représentée que par la figure louche d’un petit Voleur dont les yeux tournent d’un côté pendant qu’il regarde de l’autre ? Observez bien Clarice quand vous la verrez. Vous trouverez que lorsque ses yeux pleins de douceur ont fait le tour de la Com-pagnie, elle ne les arrête pas sur celui qu’elle doit épouser, à ce qu’on dit, mais elle les fixe pour deux minutes sur Mr. Wildair, qui ne la regarde point, & qui ne pense ni à elle, ni à aucune autre Femme. Quoiqu’il en soit, Cinthio reçut l’autre jour, de sa Maîtresse, un salut qui l’a fait presque tout revenir à lui-même. Hier je lui entendis donner à son Valet une commission qu’il articula d’un bout à l’autre sans hésiter. Un quart d’heure après il eut la présence d’esprit de compter jusqu’à vingt ; il se rappella même qu’un Ami l’attendoit à souper, & il sortit précisement à l’heure du rendez-vous. J’ai envoyé ce matin lui faire compliment & j’ai apris qu’ils se souvenoit très-bien de m’avoir paré hier au soir. Du Caffé de Guillaume, le 20. d’Avril. Cette semaine est consacrée à la Dévotion. Les Spectacles sont défendus, & comme il est ordinaire de parler ici des affaires du tems, on s’est entretenu d’un petit Ouvrage, qui vient de paroître sous ce titre, Projet pour l’avancement de la Re-ligion dédié à Madame la Comtesse de Berkley. Toute la Compagnie a lû cette Pièce, & tous l’ont approuvée. Le Titre, qui en est singulier, promet une maniére de penser qui doit être nouvelle ; & en effet, celui qui l’a écrite paroit avoir assez de connoissance du monde pour le mépriser en honnête Homme. Il faut certainement qu’il ait de la sagesse aussi bien, que de la pieté. Il expose les véritables raisons qui affoiblissent le pouvoir de la Religion ; il s’énonce d’une maniére claire & animée, sans y mêler néanmoins des emportemens inutiles ; &, si l’on juge de l’Auteur par le Livre, on voit qu’il s’attache à la Vertu, parce qu’elle lui paroit aimable, & qu’il hait le Vice, parce qu’il lui paroît odieux. Un de nos Amis, ayant égard à la connoissance que cet Auteur paroît avoir du monde, a dit, qu’il écrit assez en Homme de qualité, & qu’il marche de fort bonne grace dans le chemin du Ciel. De mon Cabinet le 20. d’Avril. Telle est la nature de ces Mêlanges que, quelque vieilles que puissent être les choses, je prendrai toujours la liberté d’en parler comme si elles étoient nouvelles, lors-qu’elles ne sont pas connues du Public, ou qu’elles lui ont été mal exposées. En cela je ne sortirai point des bornes que je me suis prescrites, & si ce n’est qu’on trouvera peut-être que mon Stile n’est pas des plus châtiez, ou que je dis trop les choses comme tout le monde le dit, j’espere qu’on ne m’en fera pas un procès. En tout cas, si c’est une faute, on doit la pardonner à un Causeur de profession. Mais quelle faute commettrois-je, si en parlant, par exemple, des belles actions d’Anchise & d’Enée, je leur donne un tour qu’on ne leur a point encore donné ? Ne sera-ce pas une Nouveauté pour les Lecteurs ? Ceci m’autorise donc à rapporter l’Histoire suivante. La verité m’en est connuë, & je suis bien aise de pouvoir transmettre en même tems à la Posterité la memoire de deux Personnes que la mort a rendues très-illustres, & faire voir jusqu’où va la Magnanimité de mes Compatriotes, par la grandeur d’ame que deux Hommes de fort basse naissance ont fait paroître. Pendant que les Alliez assiégeoient Namur, Unnion & Valentin étoient l’un Caporal, & l’autre simple Soldat dans le Régiment d’Hamilton. Ces deux Hommes avoient eu quelque different pour une Amourette, & de la querelle augmentant sur de nouveaux sujets, il s’étoit formé entre eux une haine implacable. Unnion, qui étoit Officier de Valentin, ne perdoit pas les occasions, & que son rang lui donnoit, de battre son Rival, & ne dissimuloit pas même que ce qu’il en faisoit n’étoit que colere & que ressentiment. Le pauvre Soldat recevoit les coups sans faire aucune resistance ; mais non sans menacer souvent qu’il s’en vangeroit quelque jour. Il se passa plusieurs Mois dans cet état d’injustice d’une part & de plaintes de l’autre. Leur animosité étoit au plus haut point lorsqu’ils furent commandez pour l’attaque du Château. Le Caporal y reçut à la Cuisse un coup qui le renversa. Les François avançoient & ce malheureux qui vit bien qu’on alloit le fouler aux pieds, s’il étoit abandonné de ses gens, n’apperçut auprès de lui que Valentin qui commençoit lui-même à prendre la fuite. Valentin, lui cria-t-il, pouvez-vous me laisser ici ? Aussitôt Valentin retourne sur ses pas en courant. Au milieu du grand feu que font les Ennemis, il charge le Caporal sur ses épaules, sans que le danger l’étonne, il le porte ainsi jusqu’à l’Abbaye de Salfine. Là il est emporté lui-même par un boulet de Canon, & tombe mort sous l’Ennemi qu’il sauvoit. A ce spectacle, Unnion ne se souvient plus de sa blessure, il se leve en s’arrachant les cheveux, il s’étend ensuite sur ce Cadavre noyé dans son sang, & s’écrie, Ah ! Valentin, est-ce donc pour moi que tu ès mort ? Pour moi ! Pour moi, qui t’ai traité avec tant de barbarie ! Non, Valentin, je ne veux pas te survivre, je veux mourir avec toi. On eut beau faire, on ne pût le séparer de ce Corps ; il fallut emporter le mort dans les bras du vivant. Je vous laisse à penser si cette vue touchante arracha des larmes à leurs Camarades, instruits qu’ils étoient de leur ancienne brouillerie. Le Caporal fut enfin porté dans une Tente. Ce fut avec beaucoup de peine qu’il consentit que l’on pansât sa plaie ; mais le lendemain il mourut, ayant toujours le nom de Valentin à la bouche, & témoignant une douleur amere des mauvais traitemens qu’il lui avoit faits. Les personnes qui se connoissent en beaux sentimens peuvent agiter la question, qui de ces deux infortunez fit paroître le plus de grandeur d’Ame ; ou celui qui eut la générosité de hazarder sa vie pour sauver celle de son Ennemi, ou celui qui ne voulut pas survivre à un Ennemi si généreux ? A quel degré de gloire ne peut pas ateindre un Peuple chez qui l’on trouve tant de magnanimité ? Mais il faut l’avouer ; Salluste l’a dit, & c’est une excellente reflexion de cet Historien, « que les grandes révolutions ne viennent pas tant du caractére général des Peuples, que du genie extraordinaire des Personnes qui les conduisent ». Il dit à ce sujet que l’agrandissement des Romains ne devoit être attribué, ni à la superiorité de leur Politique, qui le cedoit à celle des Carthaginois ; ni à leur Valeur, qui n’étoit pas égale à celle des Gaulois ; mais à quelques Particuliers qui se consacroient au bien de la Patrie, & qui étoient nés pour les grandes affaires. C’est une observation qu’il fait pour entâmer les Portraits de Cesar, & de Caton. J’entreprendrois un sujet trop élevé pour un Ouvrage de la nature de celui-ci, si je m’engageois à montrer que notre Nation a produit d’aussi grands Hommes, & aussi propres aux grands desseins qu’aucune autre. D’ailleurs je me flatte que le Lecteur m’en épargne la peine, & qu’il a d’abord porté son imagination sur le Duc de Marlborough. L’Esprit ne peut guere considerer, sans étonnement & sans plaisir, les differens états par lesquels ce Seigneur a passé depuis 40. Ans. En montant toujours, il est enfin parvenu au rang des Princes. Il n’étoit qu’un petit Particulier, presque inconnu dans le Monde, lorsque Louïs XIV. étoit déja sur un des plus puissans Thrônes de l’Europe. Il est à cette heure le fleau de ce Monarque, & le principal Instrument de sa chute. Une élevation si merveilleuse ne peut être que la suite naturelle d’une Prudence conformée, d’une Bravoure calme, d’une Humeur égale, d’une Ambition modeste, & d’une grande Affabilité. Ces talens, qui le firent monter à ce haut point de grandeur, où nous le voyons aujourd’hui, en sont encore les plus fermes appuis. La Grande Bretagne, qui lui doit sa gloire, & ses Triomphes, peut se vanter d’avoir produit en lui un Heros formé par la Nature pour marcher à la tête d’une Nation de Heros.