Discours VI. Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Lilith Burger Editor Michaela Fischer Editor Elisabeth Hobisch Editor Sabine Sperr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 10.11.2015 o:mws.3823 Jean-François de Bastide: Le Nouveau Spectateur. Tome Sixième. Amsterdam und Paris: Bordelet und Rollin und Bauche und Lambert 1759, 377-395, Le Nouveau Spectateur (Bastide) 6 006 1759 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Liebe Amore Love Amor Amour Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Italy 12.83333,42.83333 France 2.0,46.0

Discours VI.

Monsieur,

Vous êtes peut-être déjà instruit de l’aventure que je compte vous apprendre ? Vous ne l’êtes pas du moins des tristes sentimens qui me pénétrent en vous la racontant. J’ai besoin de votre pitié & de votre secours ; vous ne pourrez me refuser ni l’un ni l’autre, si vous êtes aussi sensible que vous aimez à nous le faire croire dans votre estimable Ouvrage.

Je fus mariée il y a cinq ans à un homme digne de remplir les vœux de la femme la plus vaine & la plus difficile. Quoique fort jeune, je distinguai en lui un cœur droit, beaucoup d’esprit & beaucoup d’amour pour moi. Il semble qu’on ne puisse pas demander plus sans être injuste ni trouver autant sans être heureuse ! Vous allez voir pourtant qu’il me fut impossible d’aimer, ni de feindre même de l’amour pour un homme qui en étoit si digne. Il est vrai que mon caprice ne fit pas tout ; je ne dois pas me charger des torts de la nature, & j’avouerai qu’elle m’avoit fait un cœur incapable de s’attendrir ; mais je conviendrai aussi que cette insensibilité, quoiqu’insurmontable, n’étoit pas le seul obstacle au bonheur de mon mari ; il y en avoit de plus grands ; la coquetterie, l’amour de la liberté, l’usage, les travers enfin. De jeunes gens sans mœurs & pleins d’esprit m’avoient persuadé qu’il étoit odieux d’aimer son mari ; je n’avois entendu faire que des épigrammes sur l’amour conjugal ; le cœur n’opposoit rien à ces maximes téméraires ; enfin j’étois née coquette, vaine & froide ; tout ce qui tendoit à la propagation du bel air, devoit me paroître de bon sens.

Vous jugez aisément, (d’après cet aveu) de ma situation, de ma maussaderie, & des petits brouillards qui s’éleverent d’abord entre mon mari & moi ! Il me reprocha mon insensibilité ; & quoique ce fût avec des égards propres à la faire disparoître, il remporta peu d’avantages ; je sentis que j’avois tort ; je m’accusai de sa douleur ; mais ce fut sans y être sensible, & il s’apperçut bien qu’il n’y avoit rien de consolant pour lui dans mes regrets. Le désespoir lui prêta une éloquence touchante. Vous me détestez ? me dit-il : il faut vous délivrer d’un tyran qui vous opprime, il faut vous abandonner à votre indifférence, pour mériter du moins votre amitié. . . . . Je répondis que je ne le souffrirois pas, que je voulois moi-même mériter son estime, & que je le priois de me corriger de mon indifférence comme d’un défaut. . . . Cet honneur est réservé à d’autres que moi, reprit-il ; d’autres vous apprendront à aimer ; je n’ai plus que ce supplice à redouter, & je suis assez malheureux pour le craindre. . . . Je lui dis qu’il m’offensoit, qu’il n’avoit nul outrage à craindre de ma part, que je ne pourrois, ni ne voudrois jamais apprendre de personne, ce que ses agrémens & sa tendresse m’avoient laissé ignorer jusqu’à ce jour : mais il ne m’entendoit plus, il étoit disparu, & quand je voulus lui parler & l’engager à revenir auprès de moi, on me dit qu’il étoit parti dans sa chaise de poste.

Nous étions à la campagne ; je voulus faire courir après lui, mais je pensai qu’il reviendroit bientôt, & je ne crus pas, d’ailleurs, que la généralité me demandât plus que des vœux à cet égard. Il ne revint pas cependant ; il fut du moins près d’un mois sans reparoître. La longueur de son absence m’accusoit ; je n’étois pas sans quelque sorte d’inquiétude; mais je me trouvois libre, avec des jeunes gens fort aimables, qui refluoient chez moi, du voisinage où la belle saison les avoit conduits ; & avec ces secours, il m’étoit fort aisé de m’étourdir sur mes injustices.

Lorsqu’il revint, il me parut qu’il avoit pris son parti : il ne me fit aucune excuse de m’avoir quittée brusquement ; je crus qu’il vouloit éviter d’entrer dans des détails, qui en l’attendrissant trop, pourroient renouveller la querelle ; mais je me trompois ; s’il ne me parloit de rien, c’étoit que j’avois mes femmes auprès de moi, & qu’il attendoit d’être libre pour me parler. Lorsqu’elles furent sorties, il vint se mettre à côté de moi sur un canapé où j’étois assise ; & me prenant la main avec une sorte de saisissement. Je viens vous apprendre votre délivrance, me dit-il ; vous n’aurez plus de violence à vous faire, ni de reproche à essuyer, & vous pourrez juger de l’amour que j’avois pour vous. . . . . . Vous avez pris une maîtresse ! lui dis- je : oui, Madame, vous m’y avez contraint ; mais je ne l’ai pas prise pour vous oublier ; mon unique motif a été de cesser de vous déplaire. Vous serez libre par-là, délivrée de mes importunités ; & moi j’aurai le plaisir de vous posséder dans des bras où votre idée seule aura droit de me conduire, & où je ne trouverai jamais que vous. . . . Votre résolution seroit capable de m’affliger, repris-je, si je ne la considerois qu’en elle-même ; je craindrois que le dépit ne vous y fît trouver plus de consolations que vous n’en devez chercher ; mais l’aveu que vous m’en faites, la façon dont vous m’en parlez, m’apprennent que vous n’êtes point piqué, & que vous ne renoncez point à mon amitié. Non, reprit-il, je ne suis point piqué; je sçais que je ne dois point l’être ; j’ai étudié les caprices de la nature, je sais qu’elle seule a le tort que mon amour voudroit vous reprocher ; je crois du moins que vous m’auriez aimé, si vous aviez pu aimer quelque chose. A l’égard de votre amitié, loin de cesser d’en être flatté, je vous forcerois d’en prendre si vous n’en aviez pas ; je ne fais pas un si grand sacrifice, sans m’en promettre un prix qui puisse m’en consoler.

Tranquilles l’un & l’autre, après cet aveu, ou du moins le paroissant l’un & l’autre ; nous nous amusâmes à tracer ensemble le plan de conduite que nous devions suivre à l’avenir. Vous aurez toujours le même état de maison, me dit-il ; je ne veux pas que mes plaisirs soient un sujet d’économie pour vous ; j’en prendrai la dépense sur mes épargnes particulieres ; & comme il n’est pas question de folie de ma part dans tout ceci, je réglerai cette dépense sur la sagesse de mes motifs, & je la réduirai au nécessaire. . . . . Le pourrez-vous aisément ? lui demandai-je ; j’ai oüi dire que ces sortes de femmes n’étoient jamais contentes. Celle que j’ai choisie le sera, répondit-il ; c’est la premiere fois qu’elle reçoit & je lui crois des mœurs ; je remplacerai la magnificence par le goût : vous pouvez en juger dès à présent, poursuivit-il, en tirant un bijou de sa poche ; voilà un présent que je lui dois faire ce soir ; combien l’évaluez-vous ?. . . . C’étoit une tabatiere ; je la pris & la trouvai charmante. Je le lui dis, & il crut que j’en avois envie parce que je la louois. Il me paroît qu’elle vous feroit plaisir, me dit-il ; elle est à vous, si vous voulez l’accepter. Non, répondis-je en souriant, je ne veux pas vous ravir le prix dont elle sera payée ; qu’aurois-je à mettre à la place ! La même chose que j’en dois esperer, reprit-il tendrement, & alors vous m’auriez prouvé que l’on s’enrichit en donnant. . . . Je ne voulus pas accepter, mais je fus assez heureuse pour trouver des expressions qui le firent rire de mon refus. Vous ne voulez donc pas ? me dit-il ; en ce cas, daignez accepter cette bourse où il y a le double du prix de la boëte : ce sont des conditions que je me suis imposées ; je ne donnerai jamais à ma maîtresse, que ma femme n’ait reçu de quoi se procurer les mêmes agrémens. . . . Ce tour galant étoit digne de lui ; mais il n’eût pas été digne de moi d’accepter. Je refusai, quoiqu’il insistât avec toutes les grâces possibles.

Il partit & revint huit jours après. Il me trouva avec mes femmes qui étoient très-jolies ; je ne sçais ce qui lui passa par la tête, mais il les lutina beaucoup. Dans les termes où nous en étions ensemble, ce jeu ne pouvoit pas m’offenser ; il m’amusa même, & il s’apperçut que j’y prêtois une certaine attention. Il vint s’asseoir auprès de moi, & commença par me baiser la main. Je bad inai <sic> avec lui sur ce geste infidele ; je lui dis que lorsqu’on aimoit une femme, on se devoit plus d’indifférence auprès des autres. Au lieu de répondre, il continua sur le même ton, & je voulus fuir. Ne fuyez pas, me dit-il, ayez pitié de moi ; je viens vous demander la vie. . . . Son air pénétré ne m’attendrit pas. Quelle folie ? lui dis-je ; je ne vous conçois pas ; j’avois meilleure opinion de votre fermeté. Tonne sur moi, me dit-il, en se jettant à mes genoux, accable moi d’injures, mais ne m’accable pas de rigueurs : j’ai fait ce que j’ai pu pour te plaire, j’ai cru être devenu plus tranquille, je me suis trompé ; c’est vainement que je me fatigue à courir après les plus aimables femmes ; mon cœur ne demande que toi, & l’amour ne peut me souffrir à des genoux qui ne sont pas les tiens.

Ces terribles paroles me consternerent. Je m’assis fatiguée, fâchée, & je lui demandai s’il étoit résolu à me tourmenter toujours. Cette question lui parut un outrage, & j’ai senti, de-puis qu’elle en étoit un : il se releva, & me regardant avec le plus froid courroux. Vous vous désespérez aisément, me dit-il ; je ne dois pas m’en plaindre ; ma générosité vous a fait trouver vos dédains légitimes ; mais enfin, Madame, ce cœur qui respecta trop vos caprices, peut encore se dédire, & je prévois que vous n’aurez pas long-tems à l’y contraindre. . . . . Je compris qu’il falloit le calmer. Sur quel ton me parlez-vous ? lui dis-je avec douceur ; êtes-vous en droit de vous fâcher ? N’avez-vous pas vous-même réglé la conduite dont vous vous plaignez ? Vous me reprochez des caprices ? Mais celui de me quitter, de courir après des femmes, de revenir à moi avec les volontés d’un maître, le croyez-vous bien pardonnable, bien propre à m’engager à reconnoître des loix ? Non, dit-il, en se précipitant encore à mes genoux, je ne crois rien de tout ce qui pourroit m’abuser ; je veux sentir tous mes crimes, & m’en pénétrer ; mais avouez-le, Madame, le plus grand de tous à vos yeux, celui que vous me pardonnez le moins, c’est de vous adorer ; je vous suis plus odieux, comme importun, que comme criminel ! . . . . Vous ne me l’êtes d’aucune façon, répondis-je, mais, j’ose l’avouer, je ne suis point faite pour l’amour ; si j’en avois été capable, j’aurois peut-être prévenu vos vœux ; je me suis expliquée cent fois, j’ai crû que vous aviez bien compris que c’étoit un mal sans remede ; je vous ai offert de l’amitié ; c’est tout ce que puis sentir ; l’amour me sera toujours étranger, & ce seroit une trahison que de vous en promettre. Cependant s’il faut flatter votre douleur, s’il faut vous tromper, s’il faut vous dire que je vous aime. . . . . Non, Madame, il ne faut plus rien après ce mot : je fuis au bout de l’Univers pour oublier vos affreuses bontés : mon bonheur ne ne <sic> pouvoit émaner que du vôtre, & il ne dépend plus de vous de m’en faire un.

Il n’avoit pas achevé de parler, qu’il étoit déjà hors de mon appartement. Il descendit l’escalier comme un furieux, demanda sa chaise, & partit à pied pour l’aller attendre. Depuis ce jour je ne l’ai plus revu, ni n’ai entendu parler de lui ; j’ai sçu seulement qu’il avoit pris la route d’Italie. Voilà pour ce qui le regarde, Monsieur : voici maintenant ce qui me concerne. C’est cet aveu que j’ai souhaité de vous faire, & que je ne puis plus refuser à ma situation : elle est telle que mon mari est vengé. Son amour ne m’avoit point attendrie ; son inconstance ne m’avoit point piquée, & sa douleur me désespere. Je me dis cent fois par jour que je ne le méritois pas ; je me fais les plus sensibles reproches ; je me retrace sa douceur, ses sermens, son ardeur, & je me sens accablée de tant de sentimens dont je n’étois pas digne : je voudrois pouvoir le suivre, le retrouver, me jetter à ses pieds : tranchons le mot, j’en suis folle aujourd’hui, & je voudrois le lui apprendre. Vos feuilles vont en Italie, Monsieur ; j’en ai été informée à votre Bureau ; mon mari les lit peut-être. . . . . . Vous devinez ce que je vous demande ? Mon repentir est si grand, ma douleur est si vive, que ce sera presque me rendre mon mari, que de consentir à lui apprendre tout ce que je souffre.

J’ai l’honneur d’être &c.

M. Rousseau diroit, voilà les femmes. L’homme sans passion & sans humeur ne trouvera dans ce changement prompt & louable, que des raisons d’estimer les femmes, s’il les croit généralement capables du même repentir & du même procédé. Il est aisé de voir que la pitié, la reconnoissance, la vertu même, ont seules agi dans cet événement singulier ; le caprice n’y a eu aucune part, & il ne se présentera pas à un esprit sensé qu’il ait pû y entrer pour quelque chose. Mais (me dira-t’on) les sentimens ausquels vous en rapportez toute la gloire n’agissent jamais sans la réflexion, & la réflexion, peut-elle opérer des miracles en si peu d’instans ? Oui, répondrai-je, la réflexion se manifeste par les plus rapides opérations, quand elle est excitée par le repentir. Il faut bien peu connoître le cœur humain, l’esprit humain, pour croire que l’on puisse disputer sur des causes aussi naturelles & aussi palpables. J’ajouterai que la pitié est peut-être de tous les sentimens, celui qui a le plus de pouvoir sur le cœur des femmes. Soyons de bonne foi, abjurons pour un moment la fatuité, & nous conviendrons que nous avons dû à la pitié, la plûpart des femmes que nous pouvons nous flatter d’avoir véritablement touchées. Leur résistance fut sin-cere malgré la vivacité de leur amour ; & nous n’en aurions pas triomphé de long-tems, malgré leur ardeur, malgré notre esprit, malgré notre art, sans le secours de la pitié : nos larmes triompherent pour nous. Nous menacions de notre fuite ; ce n’étoit qu’un malheur pour elles, & elles nous laissoient partir, en sçachant qu’elles alloient nous regretter ; nous versâmes des pleurs ; notre désespoir les accabla & elles se rendirent.

J’examine les hommes, je les écoute, & je vois que cette calomnie habituelle qui fait toute leur conversation, & presque tout leur esprit, ne finira jamais. La plûpart sont fort bêtes, & n’ont jamais pu connoître ce sexe dont ils parlent si hardiment ; l’autre partie voit mieux, sçait bien que ce qu’elle en dit n’est pas vrai, ou ne l’est pas du moins autant, ni si généralement qu’elle le dit, mais elle veut être de mauvaise foi parce qu’elle y gagne de briller, de faire du bruit, de faire du mal, & qu’elle verroit une perte réelle à ne dire que la vérité, qui malheureusement n’est louée que par les sages, qui sont peu démonstratifs, & par les connoisseurs qui sont fort rares. J’ai eu cette manie, je l’ai dit à M. Rousseau quand je lui ai écrit ; elle m’a duré long-tems, & j’en rougis. Je me rappelle une lettre que j’écrivis à une femme, à ce sujet, en lui envoyant un Ouvrage qui depuis a été imprimé, dans laquelle on voit combien j’ai poussé loin cette mauvaise foi que je condamne ici. Voici la lettre ; on va en juger.

« Folle & jolie à l’excès, mais raisonnable lorsqu’il faut l’être, je ne vois que vous qu’il me convienne de consulter sur le petit Ouvrage que je vous envoye. Vous m’avez appris que la femme la plus folle a toujours de la raison pour ses amis : employez la vôtre à me juger & à me conduire. Je crains que ma sincérité ne me fasse des ennemies : votre sexe s’offense aisément ; c’est à la plus jolie femme, c’est-à-dire, à celle à qui on doit le plus d’égards, à prononcer sur le droit des autres. Voyez si je puis en conscience faire imprimer ce manuscrit ? Prononcez sans complaisance lorsque vous serez sûre d’avoir lu sans prévention. Vous serez étonnée de ma prudence extrême ; vous me croirez amoureux ? Tout ce que je puis vous dire, c’est que je ne le suis pas & que je voudrois l’être : c’est un état qu’on est forcé de souhaiter lorsqu’on a à se reprocher d’avoir épuisé les plaisirs : mais j’en attends vainement le miracle, puisque vous ne l’avez pas fait ; je vous ai connue trop tôt & j’ai pensé trop tard. Vous êtes trop près de l’amour pour concevoir combien il devient nécessaire après un certain train de vie ; malheureusement ce n’est pas lorsqu’on l’appelle qu’il vient ; il se fait connoître & ne se fait point sentir ; triste situation, mais qui vaut encore mieux qu’une profonde & cruelle indifférence. Quant à l’étonnement que pourra vous causer ma subite circonspection envers les femmes, il sera naturel, & me servira de reproche du passé. Je vous avoue, aujourd’hui, que je ne comprends pas comment j’en ai pu dire beaucoup de mal, car j’en ai toujours pensé beaucoup de bien. C’est le ton du jour ; on est entraîné, on se fait lire, & le succès corrompt. Ce qui me console, c’est que mille gens, & qui plus est, mille écrivains qui ne les estimoient pas moins que moi, les ont encore plus maltraitées. »

J’ai l’honneur d’être, &c.

Discours VI. Monsieur, Vous êtes peut-être déjà instruit de l’aventure que je compte vous apprendre ? Vous ne l’êtes pas du moins des tristes sentimens qui me pénétrent en vous la racontant. J’ai besoin de votre pitié & de votre secours ; vous ne pourrez me refuser ni l’un ni l’autre, si vous êtes aussi sensible que vous aimez à nous le faire croire dans votre estimable Ouvrage. Je fus mariée il y a cinq ans à un homme digne de remplir les vœux de la femme la plus vaine & la plus difficile. Quoique fort jeune, je distinguai en lui un cœur droit, beaucoup d’esprit & beaucoup d’amour pour moi. Il semble qu’on ne puisse pas demander plus sans être injuste ni trouver autant sans être heureuse ! Vous allez voir pourtant qu’il me fut impossible d’aimer, ni de feindre même de l’amour pour un homme qui en étoit si digne. Il est vrai que mon caprice ne fit pas tout ; je ne dois pas me charger des torts de la nature, & j’avouerai qu’elle m’avoit fait un cœur incapable de s’attendrir ; mais je conviendrai aussi que cette insensibilité, quoiqu’insurmontable, n’étoit pas le seul obstacle au bonheur de mon mari ; il y en avoit de plus grands ; la coquetterie, l’amour de la liberté, l’usage, les travers enfin. De jeunes gens sans mœurs & pleins d’esprit m’avoient persuadé qu’il étoit odieux d’aimer son mari ; je n’avois entendu faire que des épigrammes sur l’amour conjugal ; le cœur n’opposoit rien à ces maximes téméraires ; enfin j’étois née coquette, vaine & froide ; tout ce qui tendoit à la propagation du bel air, devoit me paroître de bon sens. Vous jugez aisément, (d’après cet aveu) de ma situation, de ma maussaderie, & des petits brouillards qui s’éleverent d’abord entre mon mari & moi ! Il me reprocha mon insensibilité ; & quoique ce fût avec des égards propres à la faire disparoître, il remporta peu d’avantages ; je sentis que j’avois tort ; je m’accusai de sa douleur ; mais ce fut sans y être sensible, & il s’apperçut bien qu’il n’y avoit rien de consolant pour lui dans mes regrets. Le désespoir lui prêta une éloquence touchante. Vous me détestez ? me dit-il : il faut vous délivrer d’un tyran qui vous opprime, il faut vous abandonner à votre indifférence, pour mériter du moins votre amitié. . . . . Je répondis que je ne le souffrirois pas, que je voulois moi-même mériter son estime, & que je le priois de me corriger de mon indifférence comme d’un défaut. . . . Cet honneur est réservé à d’autres que moi, reprit-il ; d’autres vous apprendront à aimer ; je n’ai plus que ce supplice à redouter, & je suis assez malheureux pour le craindre. . . . Je lui dis qu’il m’offensoit, qu’il n’avoit nul outrage à craindre de ma part, que je ne pourrois, ni ne voudrois jamais apprendre de personne, ce que ses agrémens & sa tendresse m’avoient laissé ignorer jusqu’à ce jour : mais il ne m’entendoit plus, il étoit disparu, & quand je voulus lui parler & l’engager à revenir auprès de moi, on me dit qu’il étoit parti dans sa chaise de poste. Nous étions à la campagne ; je voulus faire courir après lui, mais je pensai qu’il reviendroit bientôt, & je ne crus pas, d’ailleurs, que la généralité me demandât plus que des vœux à cet égard. Il ne revint pas cependant ; il fut du moins près d’un mois sans reparoître. La longueur de son absence m’accusoit ; je n’étois pas sans quelque sorte d’inquiétude; mais je me trouvois libre, avec des jeunes gens fort aimables, qui refluoient chez moi, du voisinage où la belle saison les avoit conduits ; & avec ces secours, il m’étoit fort aisé de m’étourdir sur mes injustices. Lorsqu’il revint, il me parut qu’il avoit pris son parti : il ne me fit aucune excuse de m’avoir quittée brusquement ; je crus qu’il vouloit éviter d’entrer dans des détails, qui en l’attendrissant trop, pourroient renouveller la querelle ; mais je me trompois ; s’il ne me parloit de rien, c’étoit que j’avois mes femmes auprès de moi, & qu’il attendoit d’être libre pour me parler. Lorsqu’elles furent sorties, il vint se mettre à côté de moi sur un canapé où j’étois assise ; & me prenant la main avec une sorte de saisissement. Je viens vous apprendre votre délivrance, me dit-il ; vous n’aurez plus de violence à vous faire, ni de reproche à essuyer, & vous pourrez juger de l’amour que j’avois pour vous. . . . . . Vous avez pris une maîtresse ! lui dis-je : oui, Madame, vous m’y avez contraint ; mais je ne l’ai pas prise pour vous oublier ; mon unique motif a été de cesser de vous déplaire. Vous serez libre par-là, délivrée de mes importunités ; & moi j’aurai le plaisir de vous posséder dans des bras où votre idée seule aura droit de me conduire, & où je ne trouverai jamais que vous. . . . Votre résolution seroit capable de m’affliger, repris-je, si je ne la considerois qu’en elle-même ; je craindrois que le dépit ne vous y fît trouver plus de consolations que vous n’en devez chercher ; mais l’aveu que vous m’en faites, la façon dont vous m’en parlez, m’apprennent que vous n’êtes point piqué, & que vous ne renoncez point à mon amitié. Non, reprit-il, je ne suis point piqué; je sçais que je ne dois point l’être ; j’ai étudié les caprices de la nature, je sais qu’elle seule a le tort que mon amour voudroit vous reprocher ; je crois du moins que vous m’auriez aimé, si vous aviez pu aimer quelque chose. A l’égard de votre amitié, loin de cesser d’en être flatté, je vous forcerois d’en prendre si vous n’en aviez pas ; je ne fais pas un si grand sacrifice, sans m’en promettre un prix qui puisse m’en consoler. Tranquilles l’un & l’autre, après cet aveu, ou du moins le paroissant l’un & l’autre ; nous nous amusâmes à tracer ensemble le plan de conduite que nous devions suivre à l’avenir. Vous aurez toujours le même état de maison, me dit-il ; je ne veux pas que mes plaisirs soient un sujet d’économie pour vous ; j’en prendrai la dépense sur mes épargnes particulieres ; & comme il n’est pas question de folie de ma part dans tout ceci, je réglerai cette dépense sur la sagesse de mes motifs, & je la réduirai au nécessaire. . . . . Le pourrez-vous aisément ? lui demandai-je ; j’ai oüi dire que ces sortes de femmes n’étoient jamais contentes. Celle que j’ai choisie le sera, répondit-il ; c’est la premiere fois qu’elle reçoit & je lui crois des mœurs ; je remplacerai la magnificence par le goût : vous pouvez en juger dès à présent, poursuivit-il, en tirant un bijou de sa poche ; voilà un présent que je lui dois faire ce soir ; combien l’évaluez-vous ?. . . . C’étoit une tabatiere ; je la pris & la trouvai charmante. Je le lui dis, & il crut que j’en avois envie parce que je la louois. Il me paroît qu’elle vous feroit plaisir, me dit-il ; elle est à vous, si vous voulez l’accepter. Non, répondis-je en souriant, je ne veux pas vous ravir le prix dont elle sera payée ; qu’aurois-je à mettre à la place ! La même chose que j’en dois esperer, reprit-il tendrement, & alors vous m’auriez prouvé que l’on s’enrichit en donnant. . . . Je ne voulus pas accepter, mais je fus assez heureuse pour trouver des expressions qui le firent rire de mon refus. Vous ne voulez donc pas ? me dit-il ; en ce cas, daignez accepter cette bourse où il y a le double du prix de la boëte : ce sont des conditions que je me suis imposées ; je ne donnerai jamais à ma maîtresse, que ma femme n’ait reçu de quoi se procurer les mêmes agrémens. . . . Ce tour galant étoit digne de lui ; mais il n’eût pas été digne de moi d’accepter. Je refusai, quoiqu’il insistât avec toutes les grâces possibles. Il partit & revint huit jours après. Il me trouva avec mes femmes qui étoient très-jolies ; je ne sçais ce qui lui passa par la tête, mais il les lutina beaucoup. Dans les termes où nous en étions ensemble, ce jeu ne pouvoit pas m’offenser ; il m’amusa même, & il s’apperçut que j’y prêtois une certaine attention. Il vint s’asseoir auprès de moi, & commença par me baiser la main. Je bad inai <sic> avec lui sur ce geste infidele ; je lui dis que lorsqu’on aimoit une femme, on se devoit plus d’indifférence auprès des autres. Au lieu de répondre, il continua sur le même ton, & je voulus fuir. Ne fuyez pas, me dit-il, ayez pitié de moi ; je viens vous demander la vie. . . . Son air pénétré ne m’attendrit pas. Quelle folie ? lui dis-je ; je ne vous conçois pas ; j’avois meilleure opinion de votre fermeté. Tonne sur moi, me dit-il, en se jettant à mes genoux, accable moi d’injures, mais ne m’accable pas de rigueurs : j’ai fait ce que j’ai pu pour te plaire, j’ai cru être devenu plus tranquille, je me suis trompé ; c’est vainement que je me fatigue à courir après les plus aimables femmes ; mon cœur ne demande que toi, & l’amour ne peut me souffrir à des genoux qui ne sont pas les tiens. Ces terribles paroles me consternerent. Je m’assis fatiguée, fâchée, & je lui demandai s’il étoit résolu à me tourmenter toujours. Cette question lui parut un outrage, & j’ai senti, de-puis qu’elle en étoit un : il se releva, & me regardant avec le plus froid courroux. Vous vous désespérez aisément, me dit-il ; je ne dois pas m’en plaindre ; ma générosité vous a fait trouver vos dédains légitimes ; mais enfin, Madame, ce cœur qui respecta trop vos caprices, peut encore se dédire, & je prévois que vous n’aurez pas long-tems à l’y contraindre. . . . . Je compris qu’il falloit le calmer. Sur quel ton me parlez-vous ? lui dis-je avec douceur ; êtes-vous en droit de vous fâcher ? N’avez-vous pas vous-même réglé la conduite dont vous vous plaignez ? Vous me reprochez des caprices ? Mais celui de me quitter, de courir après des femmes, de revenir à moi avec les volontés d’un maître, le croyez-vous bien pardonnable, bien propre à m’engager à reconnoître des loix ? Non, dit-il, en se précipitant encore à mes genoux, je ne crois rien de tout ce qui pourroit m’abuser ; je veux sentir tous mes crimes, & m’en pénétrer ; mais avouez-le, Madame, le plus grand de tous à vos yeux, celui que vous me pardonnez le moins, c’est de vous adorer ; je vous suis plus odieux, comme importun, que comme criminel ! . . . . Vous ne me l’êtes d’aucune façon, répondis-je, mais, j’ose l’avouer, je ne suis point faite pour l’amour ; si j’en avois été capable, j’aurois peut-être prévenu vos vœux ; je me suis expliquée cent fois, j’ai crû que vous aviez bien compris que c’étoit un mal sans remede ; je vous ai offert de l’amitié ; c’est tout ce que puis sentir ; l’amour me sera toujours étranger, & ce seroit une trahison que de vous en promettre. Cependant s’il faut flatter votre douleur, s’il faut vous tromper, s’il faut vous dire que je vous aime. . . . . Non, Madame, il ne faut plus rien après ce mot : je fuis au bout de l’Univers pour oublier vos affreuses bontés : mon bonheur ne ne <sic> pouvoit émaner que du vôtre, & il ne dépend plus de vous de m’en faire un. Il n’avoit pas achevé de parler, qu’il étoit déjà hors de mon appartement. Il descendit l’escalier comme un furieux, demanda sa chaise, & partit à pied pour l’aller attendre. Depuis ce jour je ne l’ai plus revu, ni n’ai entendu parler de lui ; j’ai sçu seulement qu’il avoit pris la route d’Italie. Voilà pour ce qui le regarde, Monsieur : voici maintenant ce qui me concerne. C’est cet aveu que j’ai souhaité de vous faire, & que je ne puis plus refuser à ma situation : elle est telle que mon mari est vengé. Son amour ne m’avoit point attendrie ; son inconstance ne m’avoit point piquée, & sa douleur me désespere. Je me dis cent fois par jour que je ne le méritois pas ; je me fais les plus sensibles reproches ; je me retrace sa douceur, ses sermens, son ardeur, & je me sens accablée de tant de sentimens dont je n’étois pas digne : je voudrois pouvoir le suivre, le retrouver, me jetter à ses pieds : tranchons le mot, j’en suis folle aujourd’hui, & je voudrois le lui apprendre. Vos feuilles vont en Italie, Monsieur ; j’en ai été informée à votre Bureau ; mon mari les lit peut-être. . . . . . Vous devinez ce que je vous demande ? Mon repentir est si grand, ma douleur est si vive, que ce sera presque me rendre mon mari, que de consentir à lui apprendre tout ce que je souffre. J’ai l’honneur d’être &c. M. Rousseau diroit, voilà les femmes. L’homme sans passion & sans humeur ne trouvera dans ce changement prompt & louable, que des raisons d’estimer les femmes, s’il les croit généralement capables du même repentir & du même procédé. Il est aisé de voir que la pitié, la reconnoissance, la vertu même, ont seules agi dans cet événement singulier ; le caprice n’y a eu aucune part, & il ne se présentera pas à un esprit sensé qu’il ait pû y entrer pour quelque chose. Mais (me dira-t’on) les sentimens ausquels vous en rapportez toute la gloire n’agissent jamais sans la réflexion, & la réflexion, peut-elle opérer des miracles en si peu d’instans ? Oui, répondrai-je, la réflexion se manifeste par les plus rapides opérations, quand elle est excitée par le repentir. Il faut bien peu connoître le cœur humain, l’esprit humain, pour croire que l’on puisse disputer sur des causes aussi naturelles & aussi palpables. J’ajouterai que la pitié est peut-être de tous les sentimens, celui qui a le plus de pouvoir sur le cœur des femmes. Soyons de bonne foi, abjurons pour un moment la fatuité, & nous conviendrons que nous avons dû à la pitié, la plûpart des femmes que nous pouvons nous flatter d’avoir véritablement touchées. Leur résistance fut sin-cere malgré la vivacité de leur amour ; & nous n’en aurions pas triomphé de long-tems, malgré leur ardeur, malgré notre esprit, malgré notre art, sans le secours de la pitié : nos larmes triompherent pour nous. Nous menacions de notre fuite ; ce n’étoit qu’un malheur pour elles, & elles nous laissoient partir, en sçachant qu’elles alloient nous regretter ; nous versâmes des pleurs ; notre désespoir les accabla & elles se rendirent. J’examine les hommes, je les écoute, & je vois que cette calomnie habituelle qui fait toute leur conversation, & presque tout leur esprit, ne finira jamais. La plûpart sont fort bêtes, & n’ont jamais pu connoître ce sexe dont ils parlent si hardiment ; l’autre partie voit mieux, sçait bien que ce qu’elle en dit n’est pas vrai, ou ne l’est pas du moins autant, ni si généralement qu’elle le dit, mais elle veut être de mauvaise foi parce qu’elle y gagne de briller, de faire du bruit, de faire du mal, & qu’elle verroit une perte réelle à ne dire que la vérité, qui malheureusement n’est louée que par les sages, qui sont peu démonstratifs, & par les connoisseurs qui sont fort rares. J’ai eu cette manie, je l’ai dit à M. Rousseau quand je lui ai écrit ; elle m’a duré long-tems, & j’en rougis. Je me rappelle une lettre que j’écrivis à une femme, à ce sujet, en lui envoyant un Ouvrage qui depuis a été imprimé, dans laquelle on voit combien j’ai poussé loin cette mauvaise foi que je condamne ici. Voici la lettre ; on va en juger. « Folle & jolie à l’excès, mais raisonnable lorsqu’il faut l’être, je ne vois que vous qu’il me convienne de consulter sur le petit Ouvrage que je vous envoye. Vous m’avez appris que la femme la plus folle a toujours de la raison pour ses amis : employez la vôtre à me juger & à me conduire. Je crains que ma sincérité ne me fasse des ennemies : votre sexe s’offense aisément ; c’est à la plus jolie femme, c’est-à-dire, à celle à qui on doit le plus d’égards, à prononcer sur le droit des autres. Voyez si je puis en conscience faire imprimer ce manuscrit ? Prononcez sans complaisance lorsque vous serez sûre d’avoir lu sans prévention. Vous serez étonnée de ma prudence extrême ; vous me croirez amoureux ? Tout ce que je puis vous dire, c’est que je ne le suis pas & que je voudrois l’être : c’est un état qu’on est forcé de souhaiter lorsqu’on a à se reprocher d’avoir épuisé les plaisirs : mais j’en attends vainement le miracle, puisque vous ne l’avez pas fait ; je vous ai connue trop tôt & j’ai pensé trop tard. Vous êtes trop près de l’amour pour concevoir combien il devient nécessaire après un certain train de vie ; malheureusement ce n’est pas lorsqu’on l’appelle qu’il vient ; il se fait connoître & ne se fait point sentir ; triste situation, mais qui vaut encore mieux qu’une profonde & cruelle indifférence. Quant à l’étonnement que pourra vous causer ma subite circonspection envers les femmes, il sera naturel, & me servira de reproche du passé. Je vous avoue, aujourd’hui, que je ne comprends pas comment j’en ai pu dire beaucoup de mal, car j’en ai toujours pensé beaucoup de bien. C’est le ton du jour ; on est entraîné, on se fait lire, & le succès corrompt. Ce qui me console, c’est que mille gens, & qui plus est, mille écrivains qui ne les estimoient pas moins que moi, les ont encore plus maltraitées. » J’ai l’honneur d’être, &c.