Du Jeudi 21. Novembre 1718.
Rationalistes, j’ose dire
hardiment que je ne crois de l’esprit aux gens, qu’à mesure qu’ils
goûtent & qu’ils admirent Bon-sens,
est si excellent, que je ne conçois pas que l’Esprit humain puisse aller
au delà. Je ne découvre pas seulement cet excellent, dans certaines
réflexions profondes & neuves sur les Vérités de la Religion, &
dans ces caractéres qui nous représentent la Vertu de son côté utile
& aimable ; je le trouve surtout dans la maniére dont il traite
certaines choses, basses & communes de leur nature, mais fertiles en
réflexions & en lumiéres qu’il nous en fait tirer, sans presque que
nous nous en appercevions. Telles sont certaines circonstances petites
& ordinaires de la Vie, qui font infiniment mieux connoître le cœur
hu-
Avant que d’entrer en matiere, j’avertis que j’entens ici par Esprit, ce que ces gens qui ne raisonnent point,
entendent ordinairement par-là. Cette sorte d’Esprit ne change pas
seulement de nature, selon les différens Climats ; on trouve quelquefois
cent sortes d’Esprits chez un même Peuple, & dans une même Ville.
Tout cela dépend des habits, du rang, des richesses, de la naissance,
d’un degré de timidité ou d’effronterie.
Un Homme mal en ordre dit une chose, c’est un Sot. Une Veste de brocard
dit la même chose, c’est un Homme d’esprit. Un tel, sort d’une maison où
il vient d’avoir de l’esprit au delà de l’imagination, & il entre
dans une autre où il n’aura pas le sens-commun. D’où vient°? C’est qu’on
y parle un langage de Cotterie, où il n’entend
rien ; parce qu’on y dérange toute l’économie du Dictionnaire
de l’Académie, en donnant à chaque mot un sens
que l’Usage n’y a jamais attaché. Tous ces beaux Parleurs vont le
regarder du haut de leur jargon, mais il aura bientôt sa revanche. Ils
n’ont qu’à rendre une visite chez leur Voi-
On peut distinguer toute la Masse d’Esprit qui roule dans tout un Pays,
en Esprit de qualité,
& en Esprit roturier ou bourgeois. L’Esprit de qualité est le meilleur, la chose est
incontestable ; & je ne blâme pas ceux qui en sont doués, de refuser
le titre d’esprit appelle Esprit bourgeois. J’ai
même vu une Dame de distinction, qui, à mon avis, poussoit la charité
pour la Roture un peu trop loin°; en disant qu’une Femme de moindre
étoffe qu’elle, avoit bien de l’esprit pour une Bourgeoise. Mais comme
je suis bien-aise de plaire à tout le monde, & que je suis fort
éloigné moi-même d’être de qualité, un Lecteur délicat ne doit pas
trouver mauvais que je parle de l’Esprit
bourgeois ; cette épithéte corrige suffisamment ce que le terme
d’Esprit peut avoir de trop relevé. Or sur cet Esprit
bourgeois j’ai une remarque très curieuse à faire ; c’est que
d’ordinaire il est d’une espéce différente, selon le différent Métier
que professent les gens bourgeoisement
spirituels.
Le tour d’esprit d’un Tailleur, par exemple, est
ordinairement la Galanterie & la Politesse. La raison en est, que
son Métier est sédentaire, paisible, & propre à la conversation. Il
se trouve toujours en compagnie de jeunes gens, qui ont des amourettes,
& qui en parlent sans doute. Tout en faisant une boutonniére, il
peut écouter le récit des bonnes for-Tailleur paroit fait exprès pour lier commerce avec le
Beau-Sexe. Comme il donne le bon air aux autres, il auroit tort de se
l’épargner à soi-même. Il seroit bien malheureux, si en galonnant un
habit, il ne lui restoit pas autant de galon qu’il en faut pour une
paire de jartiéres, & pour enrichir une culotte rouge. De plus, il a
mille occasions de satisfaire au désir naturel d’une Belle, de se mettre
au dessus des Femmes de sa sorte, par quelques enjolivemens distingués.
Par conséquent elles doivent admettre avec plaisir, ceux qui les
fournissent continuellement de quelque petit reste d’étofe <sic>
d’or pour une bourse, ou pour une paire de pantoufles. Enfin un jeune
Tailleur manque rarement de cette hardiesse,
qui est une partie essentielle de la Galanterie. Il l’acquiert dans les
visites qu’il rend aux Dames les mieux hupées, pour leur essayer un
corps de jupe ; occasion charmante de voir les plus belles dans un
desordre si ravissant, que leurs Amans les plus favorisés, s’en
lécheroient les doigts.
L’Esprit d’un Savetier est ordinairement enjoué,
railleur & bouffon, c’est le Rieur de son quartier. Sa gayeté vient
de ce qu’il travaille, pour ainsi dire, en pleine rue, toujours au
milieu de l’air & de la lumiére. Il devient railleur & drolle,
parce qu’il est con-
Les Bateliers ont le même tour d’esprit, par les
mêmes raisons ; aussi tout le monde convient que ce sont les plus
drolles de gens de l’Univers. Combien de fois n’ai je pas vu de Beaux
Esprits passagers, excités de la noble émulation de rendre à un Batelier
brocard pour brocard,
jettés les quatres fers en l’air par les pointes de leurs Antagonistes,
dont ils étoient renversés comme de la massue d’
Je ferois grand tort aux Barbiers, si je n’en
disois pas un mot ici. Il faut leur rendre justice. De toutes les
espéces d’Esprit bourgeois, il n’y en a pas qui
approche davantage de l’Esprit de qualité que le leur. Ils sont toujours dans le
beau monde, où l’on n’a garde de refuser les honneurs de la conversation
à un homme qui vous tient le couteau sur la gorge.
La Politique & le Bel-Esprit, sont en général le fort d’un Barbier. Il manque rarement de lire
Les Gascons surtout se distinguent parmi les
autres Barbiers leurs Confréres, & il ne faut
pas s’en étonner ; puisque la légéreté de la main & de la langue,
est propre à cette Nation, d’une façon toute particuliére.
Moi-même, qui vous parle, j’ai été rasé pendant quelque tems, par un de
ces Favoris de la Garonne, dont je m’accommodois
fort, & à qui je ne trouvois rien à redire, qu’un excès d’esprit
& de savoir. Comme il me prenoit pour un Homme d’étude, il
m’emportoit d’ordinaire la barbe en Latin, & souvent la moitié de
mon poil abbatu, attendoit avec impatience la ruïne de l’autre, jusqu’à
ce que mon illustre eût trouvé quelque phrase
élégante, dont il vouloit régaler ma Latinité.
J’ose me persuader que si j’épluchois de même l’Esprit de qualité, je pourrois faire
sur cet article des réflexions parfaitement paralléles à celles que l’on
vient de voir.