Du Jeudi 28. Juillet 1718.
heureux. Cette
vérité incontestable est la baze de toute la Morale, & les efforts
qu’on fait pour se rendre vertueux, ne sont pas fondés sur autre chose.
On peut parvenir au Bonheur par deux routes
différentes ; par la Raison, & par l’Imagination. La prémiére de ces routes n’est
ouverte que pour ce petit nombre de personnes, à qui on ne sauroit
contester la prérogative d’avoir une ame ; & par conséquent la
seconde devient nécessaire à ceux qui n’ont que la
faculté d’imaginer.
Celui qui ose enfiler le prémier chemin, y marche d’abord à tâtons &
d’un pas chancelant : il ne se trouve environné que d’une sombre lueur ;
& la fausse clarté de mille feux follets, l’expose au péril de
s’égarer à tout mo-Rationalistes
apellent Vertu, & la source du vrai Bonheur.
Selon leur principe, un Homme qui a réussi dans ce voyage pénible, jouit
d’une satisfaction qui lui est entiérement propre. Par conséquent, il
n’y a que faire de la Vanité pour être content de
lui-même ; tout ce qui est vertueux lui est utile, chaque action honnête
& bonne récompense dans l’instant celui qui l’a faite ; tout ce que
la Vertu a de beau, de grand, de noble, se
communique à son ame de la maniére la plus intime. Il sent lui-même
toute la joie que son secours charitable produit dans les autres. S’il
donne du pain à un Pauvre, son cœur nage dans la joie, en voyant cet
objet de sa compassion jouir de cet aliment avec toutes les marques de
la plus vive satisfaction. S’il reléve de la poussiére un mérite que la
Fortune a foulé aux piés, il profite lui-seul de tous les avantages que
tire une Nation entiére d’une vertu dont il lui a procuré la possession.
Il peut goûter une réputation acquise par des voies légitimes ; mais il
peut aussi s’en passer, & sa Raison sait le rendre indépendant de
l’idée sous laquelle il est considéré par une foule de gens, bisarres
dans leurs raisonnemens, & téméraires dans leurs décisions.
Il n’en est pas ainsi de ceux à qui la Natu-Bonheur qui leur fût propre ; leur unique
ressource est dans l’emprunt d’un Bonheur
inconstant, que leur imagination peut faire chez les objets qui
leur sont étrangers. Plus leur imagination est vive & alerte dans la
recherche de cette sorte de Félicité passagére, plus elle sait la
varier, & plus l’instinct dont elle est conduite me paroit sage,
& aprochant de la Raison.
Il ne s’agit donc pas d’examiner si le sujet de notre Vanité est grand, ou petit ; s’il existe, ou s’il n’existe
point : il s’agit de donner à sa Vanité la
nourriture la plus étendue qu’il est possible, & d’en tirer de tout
sans choix & sans examen. La seule Vertu des
Rationalistes, qui de sa nature est
incompatible avec la Vanité, auroit droit de nous
en donner ; parce que c’est un avantage qui nous est propre, & dont
nous sommes nous-mêmes les ouvriers. Toutes les autres choses, quelque
différentes qu’elles soient en apparence, s’accordent en ce point,
qu’elles ne sont rien ; & un Homme qui tourne bien un Vers, n’est
guéres plus fondé à s’en glorifier, que celui qui fait bien une
Cabriole.
Dans notre Patrie, il n’y a rien dont on se fasse vanité plus généralement & plus ou-Richesse & le Mérite, & on les traite précisément sur le même pié. La
fausse Modestie nous rend également réservés
sur la confession que nous sommes riches, &
sur l’aveu que nous avons de l’esprit ou du savoir. Si quelqu’un prétendant se distinguer du
Commun par des idées plus nobles & moins vulgaires, dit
cavaliérement qu’il est pauvre, qu’il n’a pas le
sou, on se croit obligé par honnêteté de lui répondre que cela lui plaît à dire, & qu’on sait bien
mieux.
Que diroit-on de plus à un Homme, qui pour s’attirer quelque éloge,
feroit le modeste sur son esprit & sur son
savoir ? Certaines gens, qui tranchant du spirituel & du raisonnable, trouvent que le Mérite
consiste dans l’Esprit, sont fort scandalisés
d’une pareille conduite. Selon eux l’Orgueil
& la Modestie n’ont rien à démêler avec un
certain nombre de Piéces d’or & d’argent d’un tel poids & d’une
telle configuration ; & c’est la plus haute de toutes les
extravagances, de prétendre se faire estimer par un Bien dont l’avarice
de nos Péres, ou un simple hazard nous ont mis en possession.
Tout doucement, Messieurs, tout doucement, vous êtes Raisonneurs, mais non pas Raisonnables.
L’Esprit est-il quelque chose de plus réel
que la Richesse ? Je vous ai fait voir, qu’il ne
dépend que d’une certaine situation où nous nous trouvons, & de
certaines circonstances qui nous environnent. Peut-être que mes raisons
ne vous ont pas paru bonnes, à vous permis.
Esprit est fondé sur
des principes surs & invariables, je le veux. Mais n’est-il pas
vrai, que ce n’est pas vous-mêmes qui vous êtes donné cet esprit, &
qu’il a sa baze dans une certaine configuration de cerveau avec laquelle
vous êtes nés ? S’il nous en a couté quelque chose pour le
perfectionner, n’en coute-t-il pas souvent aussi pour devenir riches, ou pour augmenter ses trésors
héréditaires ? Ne savez-vous pas d’ailleurs, que l’Esprit n’est ni bon, ni mauvais de sa nature, & que, comme
la Richesse, il ne devient l’un ou l’autre, que
par l’usage qu’on trouve bon d’en faire. Renoncez donc à votre vanité, ou bien rangez-vous de mon opinion, &
soyez persuadés que la Vanité est la chose du
monde la plus utile au Genre-humain, & qu’on doit être ingénieux à
en puiser dans toutes sortes d’objets, & sans distinction.
Il y auroit de la cruauté à faire voir aux Hommes la fragilité des bazes
de leur Orgueil ; & c’est être Misantrope dans les formes, Ennemi réel du
Genre-humain, que de nous chicaner là-dessus. Combien n’y a-t-il pas de
Chrétiens, tout enflés de ce qu’ils chantent
les louanges de Pseaumes, tout
le monde se tourne de son côté avec un air de sur-
J’en connois un autre, dont la Basse affreuse absorbe la moitié des voix. Quand on est hors de l’Eglise, on croit n’entendre que le chant d’une seule personne ; & je suis sûr que cet honnête-homme se régale pendant toute la semaine, de la gloire qu’il doit acquérir le Dimanche.
Y auroit-il de l’humanité à faire comprendre à ce vigoureux Chanteur, que son chant n’approche pas encore du meuglement d’un Taureau? En-vérité ce seroit être barbare.
Ne donnons donc point de bornes à la Vanité
humaine, la plus illimitée est la meilleure. Si un Prédicateur est
content de lui-même pour avoir fait un Sermon excellent, qu’il soit
permis au Valet du Marguillier de se glorifier de ce
qu’il a sonné une si belle Piéce.