III. Bagatelle Justus Van Effen Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Klara Gruber Editor Katharina Jechsmayr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 13.10.2015 o:mws.3718 Justus Van Effen: La Bagatelle ou Discours ironiques, ou l’on prête des Sophismes ingénieux au Vice & à l’Extravagance, pour en faire mieux sentir le ridicule. Amsterdam: Herman Uytwerf 1742, 13-18, La Bagatelle 1 004 1742 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Autopoetische Reflexion Riflessione Autopoetica Autopoetical Reflection Reflexión Autopoética Réflexion autopoétique Moral Morale Morale Moral Morale Philosophie Filosofia Philosophy Filosofía Philosophie Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art France 2.0,46.0 Brazil -55.0,-10.0

III. Bagatelle.

Du Jeudi 12. Mai 1718.

Suite de ce qui précéde la Lettre d’un Inconnu, dans la Bagatelle précédente.

Que répondre à tout ce babil Philosophique ? peu s’en faut que je n’y réponde rien. Cependant, pour montrer que nous avons aussi du babil, je commencerai par avouer que tout ce qu’on m’objecte ici est vrai, & très vrai.

Je veux suivre une méthode de disputer qui est fort en vogue, sur-tout dans la conversation, & d’une utilité considérable. C’est de laisser le raisonnement de son Antagoniste dans son entier, & de ne combattre que la conclusion, par quelqu’autre raisonnement tiré d’une source tout-à-fait différente. Par-là on n’est pas en danger de rester court, & ce sont les poûmons qui en décident à la fin. Je dis donc que notre Philosophe dit la vérité, mais qu’il faudroit être un Sot pour suivre son sentiment : cette scrupuleuse exactitude nous rendroit seulement malheureux, en nous privant d’une foule de plaisirs.

Mon Philosophe se trouve, par exemple, à la Comédie Françoise ou Flamande, prenons la Flamande, & pour cause. Il y voit représenter une Piéce pour laquelle, à son avis, l’Auteur auroit dû avoir le fouët & la marque, s’il y avoit quelque Police sur le Parnasse. Les Acteurs lui paroissent s’efforcer à l’envi à contrecarrer la Nature. Il voit un Amant déclarer sa passion à sa Belle d’un ton furieux, comme s’il alloit faire l’amour à coups de poing. Ce qui le fait le plus enrager, il voit un Comédien qui fait le Bel-Esprit, qui renchérit sur les sottises de la Piéce, & qui dit sur le champ d’aussi grandes sottises, que celles que l’Auteur a trouvées après une mure délibération. Dans le tems qu’il se cache dans un coin, comme s’il étoit coupable des impertinences qu’il voit & qu’il entend, tous ceux qui l’environnent nagent dans la joie, ses oreilles sont frappées de mille éclats de rire aplaudissans. Le Philosophe n’y peut plus tenir, le pauvre homme est à bout, il sort à la fin d’un air brusque & farouche, en donnant au diable les Spectateurs, l’Auteur, les Comédiens, & le Moucheur de Chandelles inclusivement. En vérité, voilà un homme qui s’est bien diverti pour son argent.

Son raisonnement exact le rend infortuné en mille autres occasions. Un Livre nouveau vient de paroître, tout le monde en dit du bien, il est même prôné par les Journalistes de Trévoux. Tout cela n’y fait rien, il a la vanité de vouloir juger en dernier ressort, & il appelle de la décision du Public à sa propre raison.

Il n’y découvre rien que ces beautés dont nous venons de faire l’éloge ; chaque raisonnement superficiel, chaque épithéte inutile ; tout défaut d’ordre & de méthode ; toute fleur d’éloquence déplacée ; souvent même l’esprit, le charme des honnêtes gens ; tout cela choque sa Géométrie atrabilaire, & il trouve ses bourreaux dans son amour pour la justesse & pour la convenance.

Voulez-vous mettre encore dans un plus grand jour le fort d’un de ces Rationalistes, placez-le, pour parler leur jargon, au milieu d’un Fou, d’un Sot, d’un Fat, d’un Impertinent, & d’un Petit-Maître, assemblage de tous les caractéres précédens. Quelques sons à peine articulés excitent dans cette Troupe des éclats de rire suivis, & ranimés adroitement dans le moment qu’ils alloient s’éteindre. Vous voyez un pauvre diable, qui ne fait où il en est ; son œil est égaré, un étonnement stupide régne dans tout son air ; il regarde tantôt l’un, tantôt l’autre, comme pour leur demander ce qui les excite à rire. Rien de plus propre à les faire redoubler, que sa mine effarée ; ce Chorus des Rieurs lui paroit extravagant, on lui donne des coups de poignard, on le déchire ; il n’est plus maître de son indignation, & il décampe, aussi charmé de quiter de si sottes gens, qu’ils sont ravis de se voir déchargés d’un Animal si féroce.

Reponse à l’Auteur de la Lettre anonime.V. la II. Bagatelle

Tope, Ami, je vous prens au mot :

Votre stile n’est pas tant sot ; Et dans vos Vers, comme dans votre Prose, Votre esprit paroit quelque chose. Comment diantre, d’abord au fait De la bonté de mon projet, Avant même que de me lire ! Tandis que maint Grimaud, beau sujet de Satire, Me régale de maint soufflet ; Que me condamnant sur le Titre, De mon sort il se rend arbitre ; Et tandis que j’entens jurer certain Benêt, De n’être jamais satisfait De tout ce que je pourrai dire Sur le doux, le charmant délire, Qui fait le bonheur des Humains, Et les munit contre les noirs chagrins, Que rustique, insolent, le bon-sens nous attire. Il a raison le Malotru ; Car si de lui jamais mon stile est entendu, Parbleu ! je veux être pendu : En dépit de tels Sots, poussons, cher Inconnu ; Au travers de ce champ fertile en Bagatelles, Allons voler à tire d’ailes : Faisons la nargue aux Spectateurs, Aux Misantropes, aux Censeurs, Et comme il faut, donnons les étrivtéres Aux fiers Rochefoucaults, aux sombres La Bruyéres. Armes bas, farouche Raison, Dans ce Siécle éclairé tu n’es pas de saison. Déloge, maudit antipode Et de la vogue, & de la mode :

Dans le Brézil, ou chez les Bédouïns,

Va produire tes airs mutins, Ne prétens plus fouiller par ta noire sagesse, De nos brillans plaisirs l’aimable politesse : Sache que contre nous tes projets insolens Sont contraires au Droit des Gens. Oui ! des Peuples polis la pratique unanime Fait de ce Droit sacré la baze légitime. Dis, petit bon-sens insensé, Ce fondement par toi sera-t-il renversé ? Vous voyez, cher Ami, comment votre sufrage Me remplit d’un nouveau courage : De mille & mille objets, le cahos merveilleux De toutes parts se présente à mes yeux : Devant mes pas s’ouvre une Perspective, Toujours changeante, toujours vive : Mille folâtres Riens y volant tour à tour, Pour la douce Chimére animent mon amour : Toujours nouveaux, brillans, ces aimables Prothées. Offrent à mes regards leurs beautés variées : Un doux poison se glisse en mes sens engourdis ; Je n’en puis plus, je m’endors, & finis.

Parlons Prose à présent. J’accepte avec plaisir le parti que vous me proposez, Monsieur, & je vous rens très humbles grâces de votre obligeante Lettre. Je l’ai insérée dans ma seconde Bagatelle ; elle m’a plû par conséquent, & je suis persuadé que rien n’est plus propre à donner la vogue à mon petit ouvrage, qu’un bon nombre de piéces de la même main. Permettez-moi pourtant, Monsieur, de vous prier de suspendre encore, pendant une quinzaine de jours, le secours que vous m’avez promis.

Je vois bien que vous avez la pénétration : vive, & que vous êtes également éloigné de la subtile sottise de quelques-uns de mes Lecteurs, & de la stupidité présomtueuse de quelques autres. Il est pourtant certain que vous entrerez beaucoup mieux dans mon plan, quand vous vous serez donné la patience de lire encore cinq ou six de mes Feuilles volantes.

Vous verrez alors, Monsieur, si vos Bagatelles & les miennes sont d’une même nature, & propres à faire ensemble un seul Systéme. Je vous dis en confidence, Monsieur, à vous & à tous ceux qui savent le Latin, que mon dessein est peut-être,

Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem.

Je suis, &c.

III. Bagatelle. Du Jeudi 12. Mai 1718. Suite de ce qui précéde la Lettre d’un Inconnu, dans la Bagatelle précédente. Que répondre à tout ce babil Philosophique ? peu s’en faut que je n’y réponde rien. Cependant, pour montrer que nous avons aussi du babil, je commencerai par avouer que tout ce qu’on m’objecte ici est vrai, & très vrai. Je veux suivre une méthode de disputer qui est fort en vogue, sur-tout dans la conversation, & d’une utilité considérable. C’est de laisser le raisonnement de son Antagoniste dans son entier, & de ne combattre que la conclusion, par quelqu’autre raisonnement tiré d’une source tout-à-fait différente. Par-là on n’est pas en danger de rester court, & ce sont les poûmons qui en décident à la fin. Je dis donc que notre Philosophe dit la vérité, mais qu’il faudroit être un Sot pour suivre son sentiment : cette scrupuleuse exactitude nous rendroit seulement malheureux, en nous privant d’une foule de plaisirs. Mon Philosophe se trouve, par exemple, à la Comédie Françoise ou Flamande, prenons la Flamande, & pour cause. Il y voit représenter une Piéce pour laquelle, à son avis, l’Auteur auroit dû avoir le fouët & la marque, s’il y avoit quelque Police sur le Parnasse. Les Acteurs lui paroissent s’efforcer à l’envi à contrecarrer la Nature. Il voit un Amant déclarer sa passion à sa Belle d’un ton furieux, comme s’il alloit faire l’amour à coups de poing. Ce qui le fait le plus enrager, il voit un Comédien qui fait le Bel-Esprit, qui renchérit sur les sottises de la Piéce, & qui dit sur le champ d’aussi grandes sottises, que celles que l’Auteur a trouvées après une mure délibération. Dans le tems qu’il se cache dans un coin, comme s’il étoit coupable des impertinences qu’il voit & qu’il entend, tous ceux qui l’environnent nagent dans la joie, ses oreilles sont frappées de mille éclats de rire aplaudissans. Le Philosophe n’y peut plus tenir, le pauvre homme est à bout, il sort à la fin d’un air brusque & farouche, en donnant au diable les Spectateurs, l’Auteur, les Comédiens, & le Moucheur de Chandelles inclusivement. En vérité, voilà un homme qui s’est bien diverti pour son argent. Son raisonnement exact le rend infortuné en mille autres occasions. Un Livre nouveau vient de paroître, tout le monde en dit du bien, il est même prôné par les Journalistes de Trévoux. Tout cela n’y fait rien, il a la vanité de vouloir juger en dernier ressort, & il appelle de la décision du Public à sa propre raison. Il n’y découvre rien que ces beautés dont nous venons de faire l’éloge ; chaque raisonnement superficiel, chaque épithéte inutile ; tout défaut d’ordre & de méthode ; toute fleur d’éloquence déplacée ; souvent même l’esprit, le charme des honnêtes gens ; tout cela choque sa Géométrie atrabilaire, & il trouve ses bourreaux dans son amour pour la justesse & pour la convenance. Voulez-vous mettre encore dans un plus grand jour le fort d’un de ces Rationalistes, placez-le, pour parler leur jargon, au milieu d’un Fou, d’un Sot, d’un Fat, d’un Impertinent, & d’un Petit-Maître, assemblage de tous les caractéres précédens. Quelques sons à peine articulés excitent dans cette Troupe des éclats de rire suivis, & ranimés adroitement dans le moment qu’ils alloient s’éteindre. Vous voyez un pauvre diable, qui ne fait où il en est ; son œil est égaré, un étonnement stupide régne dans tout son air ; il regarde tantôt l’un, tantôt l’autre, comme pour leur demander ce qui les excite à rire. Rien de plus propre à les faire redoubler, que sa mine effarée ; ce Chorus des Rieurs lui paroit extravagant, on lui donne des coups de poignard, on le déchire ; il n’est plus maître de son indignation, & il décampe, aussi charmé de quiter de si sottes gens, qu’ils sont ravis de se voir déchargés d’un Animal si féroce. Reponse à l’Auteur de la Lettre anonime.V. la II. Bagatelle Tope, Ami, je vous prens au mot : Votre stile n’est pas tant sot ; Et dans vos Vers, comme dans votre Prose, Votre esprit paroit quelque chose. Comment diantre, d’abord au fait De la bonté de mon projet, Avant même que de me lire ! Tandis que maint Grimaud, beau sujet de Satire, Me régale de maint soufflet ; Que me condamnant sur le Titre, De mon sort il se rend arbitre ; Et tandis que j’entens jurer certain Benêt, De n’être jamais satisfait De tout ce que je pourrai dire Sur le doux, le charmant délire, Qui fait le bonheur des Humains, Et les munit contre les noirs chagrins, Que rustique, insolent, le bon-sens nous attire. Il a raison le Malotru ; Car si de lui jamais mon stile est entendu, Parbleu ! je veux être pendu : En dépit de tels Sots, poussons, cher Inconnu ; Au travers de ce champ fertile en Bagatelles, Allons voler à tire d’ailes : Faisons la nargue aux Spectateurs, Aux Misantropes, aux Censeurs, Et comme il faut, donnons les étrivtéres Aux fiers Rochefoucaults, aux sombres La Bruyéres. Armes bas, farouche Raison, Dans ce Siécle éclairé tu n’es pas de saison. Déloge, maudit antipode Et de la vogue, & de la mode : Dans le Brézil, ou chez les Bédouïns, Va produire tes airs mutins, Ne prétens plus fouiller par ta noire sagesse, De nos brillans plaisirs l’aimable politesse : Sache que contre nous tes projets insolens Sont contraires au Droit des Gens. Oui ! des Peuples polis la pratique unanime Fait de ce Droit sacré la baze légitime. Dis, petit bon-sens insensé, Ce fondement par toi sera-t-il renversé ? Vous voyez, cher Ami, comment votre sufrage Me remplit d’un nouveau courage : De mille & mille objets, le cahos merveilleux De toutes parts se présente à mes yeux : Devant mes pas s’ouvre une Perspective, Toujours changeante, toujours vive : Mille folâtres Riens y volant tour à tour, Pour la douce Chimére animent mon amour : Toujours nouveaux, brillans, ces aimables Prothées. Offrent à mes regards leurs beautés variées : Un doux poison se glisse en mes sens engourdis ; Je n’en puis plus, je m’endors, & finis. Parlons Prose à présent. J’accepte avec plaisir le parti que vous me proposez, Monsieur, & je vous rens très humbles grâces de votre obligeante Lettre. Je l’ai insérée dans ma seconde Bagatelle ; elle m’a plû par conséquent, & je suis persuadé que rien n’est plus propre à donner la vogue à mon petit ouvrage, qu’un bon nombre de piéces de la même main. Permettez-moi pourtant, Monsieur, de vous prier de suspendre encore, pendant une quinzaine de jours, le secours que vous m’avez promis. Je vois bien que vous avez la pénétration : vive, & que vous êtes également éloigné de la subtile sottise de quelques-uns de mes Lecteurs, & de la stupidité présomtueuse de quelques autres. Il est pourtant certain que vous entrerez beaucoup mieux dans mon plan, quand vous vous serez donné la patience de lire encore cinq ou six de mes Feuilles volantes. Vous verrez alors, Monsieur, si vos Bagatelles & les miennes sont d’une même nature, & propres à faire ensemble un seul Systéme. Je vous dis en confidence, Monsieur, à vous & à tous ceux qui savent le Latin, que mon dessein est peut-être, Non fumum ex fulgore, sed ex fumo dare lucem. Je suis, &c.