Discours XVIII.
Je suis frappé tous les jours dans le monde de mille choses qui
s’y font, dont le caractere est de nuire plus que de choquer, & qui
par conséquent demandent plus que d’autres des réflexions à un
Spectateur. Les choses choquantes ou précisément graves se font sentir
d’elles-mêmes à celui qui s’en rend coupable ; ou si elles échappent à
l’examen de sa conscience, la société a soin de les lui reprocher ; mais
il n’en est pas de même de celles qui ne frappent point, &
auxquelles tout le monde a un penchant : elles se confondent avec les
habitudes naturelles. Il faut donc qu’un œil attentif les examine pour
le bien commun, & que la voix du citoyen s’éleve pour les faire
apercevoir à l’esprit ou au cœur qui se les dissimule.
De mille objets qui s’offrent à mon
imagination, je n’en considérai que quatre aujourd’hui : tel qui me lit,
& va peut être en rire, n’en riroit pas s’il étoit essentiellement
honnête-homme ; c’est précisément pour lui que j’écris : je ne crains
pas la raillerie, & je dis à celui qui en est capable, (comme ce
Grec célebre) frappe, mais
écoute.
Les objets que j’annonce, sont, l’habitude de s’approprier des livres,
soit par la négligence à les demander quand on veut les lire, soit par
la négligence à les rendre quand on les a lus ; l’habitude de médire des
personnes que l’on voit dans le monde, sans les haïr ni les mésestimer,
& seulement par envie de montrer de l’esprit ; l’habitude d’exagérer
ce que l’on a vu & de faire de petits mensonges ; & l’habitude
enfin de donner des conseils à ceux qui n’en demandent point.
Le premier chef décele un défaut de délicatesse. Une bibliotheque est un
fonds & a sa valeur réelle ; elle fait partie du
mobilier. Quand vous décomposez la mienne, vous me volez mon bien &
celui de mes enfans. J’avois mille volumes ; en m’en prenant ou m’en
empruntant cinquante, que vous ne me rendrez jamais, vous m’avez pris
exactement cinquante écus ; mais de plus vous m’avez frustré de
cinquante louis, parce que vous avez décomplété cinquante ouvrages qui
me coûtoient 1200 livres.
On ne fait pas cette réflexion, & je dis que l’exacte probité exige
qu’on la fasse. Feu M. le * * exigeoit qu’on mît un louis dans sa
bibliotheque à la place de tous les livres qu’on y venoit prendre ;
cette précaution étoit fort sensée, & ne peut être un objet de
plaisanterie que pour ceux à qui je fais ici le procès. Je suis persuadé
que depuis trois ans, j’ai perdu plus de deux cens volumes, & je
connois un Journaliste qui en a perdu beaucoup davantage. Je ne balance point à dire à tous ceux qui sont cause de cette
perte, qu’ils sont nos débiteurs d’autant d’écus, que les ouvrages
qu’ils ont dépareillés contenoient de volumes : ces ouvrages dépareillés
ont perdu tout leur prix ; il ne sera jamais possible de les vendre, car
on trouve très-difficilement à recompléter. Celui qui est cause que
j’éprouve ce dommage, doit sans contredit le réparer, & c’est ce que
l’on ne fait pas. Cependant l’honneur & la conscience prononcent
formellement là-dessus : vous avez emporté mon livre & il est perdu,
vous n’avez fait qu’un mal ; mais il est perdu, vous pouvez me le
restituer en le rachetant, & vous vous y refusez, vous avez fait un
vol. Ce jugement est peut-être un peur sévére ; mais il est
malheureusement trop démontré que les loix les plus austeres ne sont pas
les moins sages.
Le second article est d’une conséquence extrême dans la société : on s’accoutume à médire, on doit finir par calomnier. Si l’on
sent en soi une raison de croire qu’on ne tombera point dans cet excès,
on doit toujours craindre la malignité des esprits, & le penchant
qu’ils ont à abuser de tout ce qui peut nuire. Si le bien qu’on dit
souvent de quelqu’un passe pour ironie, que ne doit-on pas redouter de
l’appât que présente toujours la médisance ! elle habite dans le cœur
des hommes ; & elle y germe, elle y fermente en un clin-d’œil, pour
peu que le feu de l’imagination puisse contribuer à l’y faire éclore :
or la médisance est trop capable d’allumer ce feu rapide. Peut-on, sans
trembler, dire de quelqu’un un mal vrai, quand on a vu combien un mal
inventé étoit ardemment saisi pour en faire l’aliment de la méchanceté
publique qui dévore si impitoyablement ? Je pardonne aux passions
irritées de déchirer l’objet de leur férocité ; mais que de sang froid & par amusement on poursuive, on livre au
couteau sanglant des méchans & des railleurs, l’homme qu’on viendra
d’embrasser, pour qui on a presque de l’amitié, de qui souvent on a reçu
des services, & de qui on risque de faire un ennemi
irréconciliable : c’est une extravagance, une fureur, qui peuvent à
peine se concevoir. L’intérêt, ce mobile si souvent criminel & plus
souvent impuissant, ne se fait point encore assez sentir, selon moi, au
cœur des hommes : oüi je trouve qu’en général on ne s’aime point assez
soi-même. Si l’on étoit moins inattentif à ses avantages, on le seroit
moins aux devoirs de la société ; on penseroit que les hommes nés
méchans, & toujours tout prêts à haïr & à se venger, n’attendent
que la moindre faute, que la moindre injustice pour faire éclater cette
haine & cette vengeance meurtrieres : on se garderoit bien de
manquer à cette loi si naturelle & si sacrée, qui
défend de faire à personne ce qu’on ne voudroit pas éprouver soi-même,
& qui par-là fonde toutes les loix de la morale & de la
religion : on penseroit qu’un mot hazardé méchamment va se reproduire
dans mille esprits par la médisance, & se multiplier dans mille
autres par la calomnie ; car il n’y a point de médisant qui ne doive
craindre de parler devant quelqu’un plus bavard ou plus mal-intentionné
que lui. On songeroit encore qu’une fois l’impression faite, on trouvera
mille gens qui seront charmés de publier qu’il y a tout à craindre d’un
pareil esprit, & travailleront sourdement à sa ruine, tandis que
lui, en hazardant ce mot qui va le perdre, n’aura songé peut-être qu’à
leur amusement . . . Tel que j’accuse ici rira de ma sincérité, & me
dira que les hautes idées de la perfection que je fais entrer dans mes
conseils, surpassent le pouvoir de l’esprit humain à se corri-ger, & sont d’une pratique impossible. Je répondrai que
je sçais cela tout aussi bien qu’un autre, & qu’aussi j’ai pris la
précaution de ne pas exiger des hommes, qu’en visant à cette perfection
si difficile, ils n’eussent en vûë que l’honneur d’y arriver : je me
suis clairement expliqué sur mes motifs ; j’ai dit que l’intérêt
personnel devoit donner cette émulation heureuse, & suffiroit pour
la donner, s’il étoit vivement senti. On a des preuves de la probabilité
de mon systême. Le monde offre chaque jour à nos regards des gens qui
ont sçu se maîtriser de bonne-heure, & qui pour pouvoir nous
paroître parfaits, ont eu les plus grandes difficultés à
surmonter. . . . Le même homme me dira encore, que de petites médisances
ne peuvent pas produire des effets si funestes, qu’il faille passer sa
vie à se refuser jusqu’aux moindres saillies : je répondrai qu’il n’y a
point de petites médisances, puisqu’il n’y a point de
petites blessures pour l’amour propre. Le livre intitulé, les Grands Evénemens par les Petites Causes,
formeroit des millions de volumes, & ne pourroit être achevé que par
le dernier homme qui resteroit sur la terre, si l’on y vouloit faire
entrer toutes les passions, toutes les haines, toutes les révolutions
que de petites médisances ont produites & produiront encore.
Passons au troisieme objet.
L’habitude de dissimuler ou
d’exagerer la vérité, n’offre pas des considérations moins utiles, que
l’habitude de la tourner en abus par un aveugle penchant à la malice.
Quoiqu’on lise avec effroi dans [L’Orphelin de la Chine::l’Orphelin de
la Chine], ce vers terrible sur la vérité,
On l’aime ; & les
humains sont malheureux par elle.
il ne faut pas croire que cette sentence lui ôte rien de ses
charmes & de ses droits : j’opposerai un vers à un autre, & je
dirai,
Les perfides humains seroient
perdus sans elle.
Oui, sans la vérité, il n’y auroit point de bonheur, parce
qu’il n’y auroit pas un seul sentiment ; il n’y auroit non plus, ni
confiance ni droiture ; les hommes abuseroient du don de feindre pour se
faire des masques séducteurs, & ils seroient alternativement ou
trompeurs ou trompés : la vérité leur a été donnée pour balancer leur
imposture naturelle & pour rassurer leur bonne foi timide. Ce n’est
pas qu’elle empêche la fausseté & la défiance de désoler la
société : elle n’a pas prévenu ces deux grands maux ; elle eût pû les
prévenir, si son pouvoir bienfaisant n’avoit été limité par une
disposition qu’il est inutile de vouloir approfondir ; mais elle a du
moins servi dans tous les temps à arrêter le cours de notre fausseté :
elle a fait naître, en se montrant, les plaisirs de l’amitié, les
plaisirs de l’amour, l’espérance par les promesses, les
services par les confidences, les liaisons par l’estime ; elle s’est
montrée successivement sous tant de formes, qu’il est devenu possible de
la reconnaître sous quelque forme qu’elle puisse prendre, & de la
distinguer du mensonge en y apportant une attention exacte : elle a donc
rendu de très-grands services aux hommes, puisqu’ils ne sont homme que
par elle, & dèslors ils doivent la chérir & la révérer. C’est
ici une de ces obligations si nécessaires & si naturelles, que
l’esprit humain eût été obligé de les fonder, si l’Etre immortel n’y
avoit pas pourvu. Or qui ne dit pas la vérité, se dégrade & s’exile
du sein de la société où il n’est plus digne de vivre : les faux témoins
sont punis par les loix ; les menteurs, dèslors, sont vils & doivent
être punis par le mépris : on sçait cela & il est inutile de le
dire ; mais ce qu’on ne sçait pas, ou du moins ce qu’on ne se remet pas
assez souvent & assez attentivement devant l’esprit ;
c’est qu’en s’accoutumant à faire de petits mensonges, on en fait
bientôt de grands ; si cela n’arrive pas, si l’on est assez heureusement
né pour sçavoir s’arrêter sur le bord d’un penchant dangereux & peut
être odieux, il doit toujours en arriver un malheur non moins grand,
c’est que ceux qui vous voyent constamment peu scrupuleux sur
l’inexactitude, croyent & publient bientôt que vous ne l’êtes pas
plus sur l’exacte fidélité ; dèslors une simple négligence, une simple
distraction, excusable peut-être en elle-même, mais considérable par
rapport à l’effet qu’elle doit produire, vous est comptée pour un grave
défaut, & vous en supportez la peine même après le repentir, parce
qu’il est bien difficile de faire revenir les esprits de leurs jugemens,
quand ils ont prononcé sur des autorités aussi fortes que le sont des
habitudes vicieuses. Mais est-il bien possible que l’exagéra-tion & le penchant à l’invention n’entraînent pas au mensonge ?
j’ai de la peine à le croire, & je me rappelle trop de gens tombés
dans cet excès, n’ayant pas commencé avec des intentions plus
criminelles, pour ne pas regarder du moins comme une faculté bien peu
commune le don de triompher du pouvoir que le goût doit donner à
l’habitude, en pareille occasion. On a dit,
L’honneur est comme
une Isle escarpée & sans bords,
Où l’on ne rentre plus quand on en est dehors.
On en peut dire autant de la vérité. Le mensonge a ses charmes,
& la vanité humaine est trop flattée de pouvoir tirer de lui mille
choses dont elle sçait abuser, pour revenir aisément à la vérité qui est
austere, & la réduit à se reprocher ses ressources ; ainsi l’on est
interessé à mentir & exagérer. Quand on a commencé à faire de petits
men-songes, il est naturel qu’on s’en permette de
grands ; & quand cette derniere habitude est une fois formée, il
devient presqu’impossible de la pouvoir détruire. Sur cela, les gens qui
tombent journellement dans le défaut contre lequel je m’inscris ici,
n’ont qu’à s’examiner & se juger.
Il me reste à parler de ces conseillers importuns, qui portent partout
leurs réflexions tristes ou leurs avis interessés. Il n’y a pas dans le
monde de gens plus haïssables, & en général même nous n’avons pas
d’ennemis plus dangereux : je ne les considérerai ici que du côté le
plus triste. Je dis qu’ils sont dangereux, & voici comment je le
prouve : en général ce sont des êtres délaissés, à charge, qu’on ne
remarque point ou qu’on ne supporte pas ; ils veulent être dans le
monde, & ils s’y déplaisent parce qu’ils n’y sçauroient plaire ;
l’orgueil leur reproche son humiliation continuelle. Pour le faire
taire, ils songent à l’abuser par de légeres illusions ;
l’office de conseiller leur en fournit le moyen ;
ils tâchent donc de s’insinuer dans les maisons & dans les esprits ;
ils sont faux & sçavent se contrefaire ; l’amitié est dans leurs
yeux, les protestations sur leurs levres, & l’air gracieux a pris la
place de cet air triste & jaloux, auquel leurs humiliantes pensées
les condamnoient. Leur assiduité auprès de la personne qu’ils veulent
diriger, les rend témoins de mille choses & entraîne bientôt des
confidences. Les gens préoccupés se confient volontiers, c’est un
malheur, mais la source en est dans la nature. L’habitude de voir un
même objet fait qu’on n’a pas même besoin d’estime, pour s’accoutumer à
agir librement avec lui, & cette liberté conduit à la confiance, qui
elle-même aboutit enfin à l’estime. Cette progression établit un conseiller dans tous les droits qu’il veut se
faire ; lui-même ne considere plus la confian-ce qu’on lui
montre que comme un droit acquis ; si cette confiance vient à diminuer
en apparence, s’il n’en reçoit plus aussi fréquemment ces gages
extérieurs qui charmoient son amour propre, il devient furieux & son
ressentiment éclate bientôt. Toutes les trahisons s’offrent à sa
vengeance, il ne respectera rien, & frappera les plus terribles
coups : voilà le caractere des gens dont je parle. Il faut craindre de
donner des conseils à ceux qui n’en demandent point, il faut craindre
encore plus d’en recevoir des personnes de qui on est entouré. Dans les
deux premiers cas, on s’expose à devenir méchant & cruel, si l’amour
propre peut jamais se croire blessé : dans le troisieme, on court risque
de se repentir un jour d’avoir nourri dans son sein des serpens
dévorans.
Florise vivoit chez Hortense depuis
plus de six mois : la premiere étoit détestée, la
seconde adorée : Florise étoit laide, vieille, rampante,
jalouse tracassiere : Hortense étoit charmante,
& tout ce que l’on disoit d’elle dans les momens même du plus vif
transport, c’étoit, elle est charmante. Elle
étoit veuve & les gens à marier se multiplioient tous les jours
autour d’elle ; mais son choix étoit fait, elle aimoit Saint-Orge, & elle pensoit de façon à ne pouvoir
jamais épouser qu’un amant ; cependant sa passion paroissoit douteuse,
& son choix étoit ignoré. Florise qui ne se soutenoit
auprès d’elle que par le don fatal de s’y rendre tous les jours
nécessaire, comptoit bien lui donner elle-même un époux : elle
soupçonnoit son amour pour Saint-Orge, & ne
songeoit pas à lui parler pour un autre, mais elle vouloit que le
préféré pût lui avoir l’obligation de l’être. Saint-Orge
qui abhorroit l’intrigue & les intrigans, avoit le plus souverain
mépris pour Florise ; & sûr de son
bonheur, esclave de sa haine, n’évita pas assez d’offenser une femme qui
pouvoit être dangereuse. Ce fut à lui qu’elle s’adressa d’abord,
paroissant vouloir le sonder ; il lui fit trop sentir qu’il n’avoit pas
besoin de ses services, & que ce qu’elle vouloit faire étoit déja
fait ; il alla même jusqu’à exiger d’Hortense
qu’elle fît la même réponse, lorsqu’elle lui parleroit de ses inutiles
desseins. Hortense obéït étourdiment à un amant
étourdi, & Florise devint furieuse ; elle pouvoit leur
faire beaucoup de mal, (il est toujours facile d’en faire aux amans)
elle ne négligea pas une seule de ses ressources ; le caractere &
l’humeur d’Hortense lui en fournissoient abondamment.
Hortense avoit un fonds de vivacité extrême, elle
recevoit aisément des impressions ; & lorsqu’elle en avoit reçu,
elle faisoit des étourderies au lieu de recourir au remede. Florise pour s’éta-blir plus surement
auprès d’elle par les services & les conseils, lui avoit souvent
rendu douteuse la fidélité de son amant par de très-faux rapports ;
& Saint-Orge qui alors lui trouvoit toujours
des caprices & de l’inégalité, l’avoit souvent menacée de rompre
avec elle. La perfide confidente ayant profité d’une circonstance pour
les brouiller, eut encore la cruauté d’en faire naître une nouvelle, qui
devoit les aigrir & les séparer pour jamais : elle n’eut que trop de
succès qu’elle s’en promettoit. Saint-Orge, dans un moment
d’enthousiasme, avoit écrit à un ami une lettre toute remplie du feu de
sa passion ; & cette lettre renfermoit aussi le portrait d’Hortense, tracé avec une fidélité qui pouvoit faire
soupçonner que le peintre connoissoit encore dans l’original des
charmes, que le respect seul l’empêchoit de décrire. Florise eut connoissance de cette lettre, & en
exagéra si fort le dessein & les expressions à la
crédule Hortense, que celle-ci fut persuadée que son
amant avoit voulu la deshonorer en se faisant passer pour plus heureux
qu’il n’étoit : j’ai dit qu’ils étoient alors brouillés, & un
sentiment de dépit retenoit Saint-Orge éloigné depuis
huit jours. Il reçut une lettre d’Hortense pleine
de reproches & d’invectives. Son innocence n’empêcha pas qu’il ne
fût désespéré de cette odieuse imputation : il soupçonna Florise d’avoir tramé sa perte, & il fut même
convaincu qu’il ne la soupçonnoit pas injustement. Il répondit à la
lettre qu’il avoit reçue ; & pour repousser plus certainement les
coups qu’on lui portoit, il songea lui-même à en porter : pour cela il
voulut faire penser à Hortense, que dans son absence
il l’avoit presque oubliée, & que s’il étoit si pénétré des horreurs
qu’on lui imputoit, ce n’étoit que par le regret qu’il avoit de perdre
son estime. Il ne doutoit pas qu’étant innocent &
donnant ainsi une grande inquiétude à Hortense, il ne
fût bientôt rétabli dans son cœur ; & ce moyen, en effet, étoit
presque infaillible ; il ne réussit pourtant pas ; & son inutilité
prouvera encore mieux quand on aura lû la lettre qui suit, combien le
despotisme & la méchanceté des faux conseillers peuvent devenir
nuisibles au bonheur : voici la lettre :
« Il y a vingt ans que je vis dans
le monde, Madame ; j’y ai tout vû & j’avois la sottise de ne pas
croire que tout fût possible. Faut-il que vous me guérissiez de mon
erreur par une injustice ! celle que vous venez de me faire
m’accableroit, si elle ne m’inspiroit un peu de courroux. Quoi, vous
avez la cruauté de vous méprendre aux sentimens qui m’ont fait agir !
quoi ! ce que j’ai tant aimé, ce que j’ai tant respecté m’accuse du
crime le plus noir ! Ecoutez-moi, Hortense ; j’ai
rompu avec vous, je ne vous aime plus, je vais être engagé
ailleurs ; mais votre estime m’est chere, & votre mépris me seroit
odieux. J’ai rompu, parce que vous me rendiez malheureux ; je me suis
hâté de disposer de mon cœur, parce qu’il me falloit un prompt secours
contre vous, contre le pouvoir de vos charmes, qui ne m’enchaînoient
plus que pour me tyranniser ; mais cette ame que vous animâtes est
encore pure & le sera toujours : relisez ce portrait, vous n’y
verrez que de la passion. Si j’avois aimé la fille des Rois, je n’aurois
pas employé de plus vives & de plus nobles couleurs : vous ne pouvez
me reprocher que de m’être laissé emporter par le sentiment, & je
conviens qu’il m’a conduit trop loin ; mais croyez que je ne connoissois
pas la bassesse de quelques esprits de votre société, & surtout le
caractere d’une femme perfide. Si j’avois été mieux instruit, j’aurois été plus reservé : je n’ai point dormi & je
suis encore dans la sermentation : vous gémissez & je m’accuse ;
vous m’accusez & je me plains. Femme trop puissante ! faut-il que
quand je ne vous aime plus, vous me fassiez encore souffrir des peines
si cruelles ! votre sort est donc de me tourmenter ! ouvrez les yeux,
Madame ; rappellez-vous mes sentimens & ma conduite ; y trouvez-vous
de quoi justifier l’offense que vous m’avez faite ? Je vous ai aimée
comme on aime les Dieux, vous n’en avez point douté, vous vous
êtes félicitée avec moi de la grandeur de mon amour ; tant d’estime
a-t’elle pu aboutir à d’odieuses accusations ! Je suis tenté de conclure
que vous ne m’avez point aimé : oui, vous ne m’aimâtes jamais. Si votre
cœur avoit été plus tendre, en vous plaignant de l’indiscrétion de mon
pinceau, ou plûtôt de la violence de mes senti-mens qui a
tout fait, vous eussiez regardé ce même portrait comme un monument de
notre amour ; vous vous fussiez dit que l’indifférent seul est discret,
& vous ne vous fussiez plaint de mon imprudence que comme on se
plaint d’être trop aimée. Vous avez tout pesé au poids de la raison,
parce que l’indifférence ne souffroit pas que vous me prêtassiez
d’excuse, & peut-être encore parce que vous étiez charmée de rompre
décemment avec moi ! rompez donc tout-à-fait, Madame ; mais souhaitez
d’oublier que vous êtes devenue mon ennemie, & que vous ne deviez
jamais l’être. » Adieu.
Hortense fut persuadée que cette lettre étoit sincere,
& si elle s’étoit livrée à ses sentimens, tout étoit réparé ; mais
l’indiscrétion de Saint-Orge n’étoit pas tout
ce qu’elle avoit à lui pardonner. Il avoit été huit jours absent, &
se disoit comme engagé ailleurs : elle trouva dans cette
précipitation à changer une irrégularité de procédés, dont le sentiment
& l’amour propre étoient également blessés : elle ne lui avoit pas
donné des raisons de prendre des partis aussi violens ; & n’étant
point alors en état de lui prêter d’excuses, elle n’écouta que son dépit
qui n’étoit pas médiocre. Florise eut encore soin de lui
empoisonner l’esprit, & la réponse qu’elle fit à son amant, ne fut
point flateuse pour lui. Saint-Orge étoit fougueux,
il écrivit sans beaucoup de considération ; Hortense fut
outrée, & crut voir un homme qui ne vouloit pas même lui laisser la
petite satisfaction de rompre la premiere. Ils se choquerent
mutuellement. L’infame Florise profita de leur fureur
pour faire faire des propositions de mariage à Saint-Orge ;
il les écouta ; Hortense en fut instruite par Florise, & eut le malheur d’écrire une lettre qui ne
permettoit plus aucun retour, Saint-Orge dé-daigna d’y répondre, & se maria un mois après. Ainsi ces deux
personnes qui s’aimoient, qui étoient faites pour s’adorer, ont vécu
ennemies, & ont prouvé par une brouillerie qui dure encore, combien
les donneurs d’avis peuvent prendre d’empire sur nous, & nous rendre
injustes & malheureux.