Discours XIV. Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Lilith Burger Editor Michaela Fischer Editor Karin Heiling Editor Stefanie Lenzenweger Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 27.08.2015 o:mws.3684 Jean-François de Bastide: Le Nouveau Spectateur. Tome Quatrieme. Amsterdam und Paris: Rollin und Bauche und Lambert 1759, 211-216, Le Nouveau Spectateur (Bastide) 4 014 1759 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Familie Famiglia Family Familia Famille Philosophie Filosofia Philosophy Filosofía Philosophie Recht Diritto Law Derecho Droit France 2.0,46.0

Discours XIV.

Monsieur,

Vous vous rappellez peut-être, d’avoir lu dans Plutarque & dans Ciceron, que les enfans de Sophocle, s’ennuyant d’une dépendance trop longue à leur gré, s’aviserent vers la fin de ses jours de la déférer en justice, comme incapable de gouverner ses biens & sa famille, & que Sophocle les confondit par un trait auquel on ne s’attendoit pas. Pour tout plaidoyé, il pria les Juges de lui permettre de lire la derniere Tragédie qu’il avoit composée (c’étoit Œdipe à Colone). Ils en furent si charmés, qu’ils le renvoyerent comblé d’éloges, & ses enfans chargés de confusion. Voici un fait récent à peu près semblable.

Les héritiers de M.P * * s’impatientant, sans doute, de ce qu’une trop longue vie, fondée sur un excellent tempérament, les empêchoit de jouir d’une grande succession qu’il doit laisser, ont voulu s’en emparer d’avance en le faisant interdire, sous prétexte qu’il n’étoit plus en état de gérer ses biens. Le Juge a fait ses interrogatoires, & pour unique réponse M.P * * lui a produit un Codicille qu’il avoit dressé lui-même depuis quelques mois, & par la simplicité & la clarté duquel il avoit sçu prévenir mille embarras & mille démêlés que ses héritiers auroient pu avoir pour partager ses biens, situés dans différentes Coutumes. Un acte si bien dressé & si sage, a tellement surpris le Magistrat, qu’il n’a rien voulu sçavoir davantage pour décider que M.P * * étoit plein de bon sens ; & ce dernier, pour prouver à ses indignes héritiers qu’il avoit encore l’esprit sain & vigoureux, a fait un nouveau testament qui les punit de leur avide cupidité.

Il y a tant de parens de la trempe de ceux dont je viens, Monsieur, de vous annoncer la mauvaise réussite, que j’ai cru très-utile pour la société que vous transmissiez ce fait dans vos feuilles, persuadé que vous l’accompagnerez de réflexions si solides, qu’elles pourront faire rentrer en eux-mêmes, non seulement les héritiers in-justes, & trop pressés de jouir, mais encore les vieilles gens, qui souvent par leur dureté envers leurs parens peu aisés, fournissent une espece d’excuse aux souhaits ou aux démarches dénaturées qu’ils font.

C’est encore ici un de ces sujets sur lesquels mes réflexions ne doivent pas être bien étendues. Il n’y a pas un seul être animé qui, en lisant le fait qu’on vient de rapporter, ne s’écria, cela est horrible. Lorsqu’un cri est universel, on est dispensé de raisonner beaucoup sur la cause qui le produit. Mon correspondant souhaiteroit que j’embrassasse tout à la fois, dans mes réflexions, l’infame avidité des héritiers présomptifs qui souhaitent la mort de leurs parens, & l’inhumaine dureté des vieillards qui aimeroient mieux précipiter leur dernier instant, que de distribuer sagement leur trésor avant cet instant fatal. L’un & l’autre de ces objets sont au dessous de ma critique. Je crois pourtant les vieillards avares moins inexcusables que les héritiers homicides. On a vu trop souvent des parens généreux être réduits à détester le sentiment qui les porta à se dépouiller pour des parens ingrats & barbares : & ces exemples font des impressions si tristes, qu’un homme juste n’ose condamner qu’à demi, les peres accusés de dureté pour la sorte d’avarice dont je parle. Qu’on se rappelle la lettre qu’on lit dans le premier volume du Spectateur François. Je l’ai sous les yeux ; & il suffit peut-être de la lire pour se convaincre de ce que je viens d’avancer. Ecoutons celui qui écrit.

« Je suis infirme, accablé d’années, relegué à la campagne, où l’on a livré ma vieillesse à la discrétion de de <sic> deux ou trois domestiques sans charité pour mon âge, ni pour mes infirmités, qui m’oublieroient tou-jours, si je n’étois importun ; & dont il faut que j’impatiente la brutalités, pour en arracher quelqu’attention à mes besoins ; enfin auprès de quoi on ne m’a laissé d’autre appui que la pitié que je devrois leur faire, & que je leur fais si peu qu’ils abusent de l’oubli cruel où m’a laissé leur maître. Hélas ! ce qui m’afflige le plus, ce qui fait toute l’amertume de mes peines, c’est que ce maître, dont je parle, vous le dirai-je, Monsieur, c’est qu’il est mon fils. Je suis sûr que mon état vous touche ; mais quelque bon cœur que vous soyez, vous n’en sçauriez comprendre toute la misere : il faut être à ma place, il faut être pere, pour en sentir toute l’étendue. . . . . »

J’ose avancer qu’une pareille lettre suffit presque pour justifier le parent le plus avare.

Discours XIV. Monsieur, Vous vous rappellez peut-être, d’avoir lu dans Plutarque & dans Ciceron, que les enfans de Sophocle, s’ennuyant d’une dépendance trop longue à leur gré, s’aviserent vers la fin de ses jours de la déférer en justice, comme incapable de gouverner ses biens & sa famille, & que Sophocle les confondit par un trait auquel on ne s’attendoit pas. Pour tout plaidoyé, il pria les Juges de lui permettre de lire la derniere Tragédie qu’il avoit composée (c’étoit Œdipe à Colone). Ils en furent si charmés, qu’ils le renvoyerent comblé d’éloges, & ses enfans chargés de confusion. Voici un fait récent à peu près semblable. Les héritiers de M.P * * s’impatientant, sans doute, de ce qu’une trop longue vie, fondée sur un excellent tempérament, les empêchoit de jouir d’une grande succession qu’il doit laisser, ont voulu s’en emparer d’avance en le faisant interdire, sous prétexte qu’il n’étoit plus en état de gérer ses biens. Le Juge a fait ses interrogatoires, & pour unique réponse M.P * * lui a produit un Codicille qu’il avoit dressé lui-même depuis quelques mois, & par la simplicité & la clarté duquel il avoit sçu prévenir mille embarras & mille démêlés que ses héritiers auroient pu avoir pour partager ses biens, situés dans différentes Coutumes. Un acte si bien dressé & si sage, a tellement surpris le Magistrat, qu’il n’a rien voulu sçavoir davantage pour décider que M.P * * étoit plein de bon sens ; & ce dernier, pour prouver à ses indignes héritiers qu’il avoit encore l’esprit sain & vigoureux, a fait un nouveau testament qui les punit de leur avide cupidité. Il y a tant de parens de la trempe de ceux dont je viens, Monsieur, de vous annoncer la mauvaise réussite, que j’ai cru très-utile pour la société que vous transmissiez ce fait dans vos feuilles, persuadé que vous l’accompagnerez de réflexions si solides, qu’elles pourront faire rentrer en eux-mêmes, non seulement les héritiers in-justes, & trop pressés de jouir, mais encore les vieilles gens, qui souvent par leur dureté envers leurs parens peu aisés, fournissent une espece d’excuse aux souhaits ou aux démarches dénaturées qu’ils font. C’est encore ici un de ces sujets sur lesquels mes réflexions ne doivent pas être bien étendues. Il n’y a pas un seul être animé qui, en lisant le fait qu’on vient de rapporter, ne s’écria, cela est horrible. Lorsqu’un cri est universel, on est dispensé de raisonner beaucoup sur la cause qui le produit. Mon correspondant souhaiteroit que j’embrassasse tout à la fois, dans mes réflexions, l’infame avidité des héritiers présomptifs qui souhaitent la mort de leurs parens, & l’inhumaine dureté des vieillards qui aimeroient mieux précipiter leur dernier instant, que de distribuer sagement leur trésor avant cet instant fatal. L’un & l’autre de ces objets sont au dessous de ma critique. Je crois pourtant les vieillards avares moins inexcusables que les héritiers homicides. On a vu trop souvent des parens généreux être réduits à détester le sentiment qui les porta à se dépouiller pour des parens ingrats & barbares : & ces exemples font des impressions si tristes, qu’un homme juste n’ose condamner qu’à demi, les peres accusés de dureté pour la sorte d’avarice dont je parle. Qu’on se rappelle la lettre qu’on lit dans le premier volume du Spectateur François. Je l’ai sous les yeux ; & il suffit peut-être de la lire pour se convaincre de ce que je viens d’avancer. Ecoutons celui qui écrit. « Je suis infirme, accablé d’années, relegué à la campagne, où l’on a livré ma vieillesse à la discrétion de de <sic> deux ou trois domestiques sans charité pour mon âge, ni pour mes infirmités, qui m’oublieroient tou-jours, si je n’étois importun ; & dont il faut que j’impatiente la brutalités, pour en arracher quelqu’attention à mes besoins ; enfin auprès de quoi on ne m’a laissé d’autre appui que la pitié que je devrois leur faire, & que je leur fais si peu qu’ils abusent de l’oubli cruel où m’a laissé leur maître. Hélas ! ce qui m’afflige le plus, ce qui fait toute l’amertume de mes peines, c’est que ce maître, dont je parle, vous le dirai-je, Monsieur, c’est qu’il est mon fils. Je suis sûr que mon état vous touche ; mais quelque bon cœur que vous soyez, vous n’en sçauriez comprendre toute la misere : il faut être à ma place, il faut être pere, pour en sentir toute l’étendue. . . . . » J’ose avancer qu’une pareille lettre suffit presque pour justifier le parent le plus avare.