Discours III.
Je vais placer ici deux
lettres, dont l’une m’est seulement confiée, & l’autre adressée
personnellement, mais toutes deux avec intention de les voir insérées
dans mes feuilles. L’une servira à prouver que l’amour ne tourne que les
têtes foibles, & qu’avec un fonds de raison & d’honneur, on est
capable de rompre des chaînes qui s’appesantissent trop. L’autre fera
connoître un de ces hommes capables de pousser la délicatesse & le
sentiment jusqu’où ils peuvent aller.
Vous m’avez offensé, Mademoiselle,
en me disant que ma rupture avec vous n’est qu’un prétexte à
l’inconstance. Je suis obligé de vous demander raison de
cette injure. Votre injustice vous empêcheroit de regretter un homme qui
étoit digne de vous, & c’est ce que je ne veux pas qui arrive. Si la
légéreté avoit conservé des droits sur moi, eût-elle attendu que j’eusse
été malheureux auprès de vous, pour m’entraîner ailleurs? Vos premiers
aveux eussent suffi pour la réveiller dans mon cœur ; car vous sçavez
qu’un inconstant s’envole dès qu’il connoît qu’il est aimé. Non,
Mademoiselle, il n’entre aucun caprice dans ma résolution ; vous ne m’en
accuseriez pas si vous vous étiez mieux examinée ; vous sçauriez que je
n’ai consulté que les raisons que vous m’avez donné vous-même : faut-il
que je vous les retrace ? Faut-il que je vous les reproche, quand je
veux les oublier ? Ne m’y condamnez pas ; laissez-moi jouir de mon
courage sans avoir à en déplorer la cause par un souvenir trop triste.
Je veux oublier tout ce qui m’a tour-menté depuis six mois.
Cette lettre n’a pour but que votre estime que j’ai méritée, & que
je ne veux jamais perdre : vous me la conserverez, en con-noissant mes
véritables sentimens ; ils sont tels que votre idée seule me sera plus
chere que la possession de toute autre femme que je pourrai toucher,
quelque belle qu’elle puisse être. J’étois malheureux auprès de vous,
& des nœuds aussi tristes ne pouvoient plus subsister ; mais croyez
que je vous aime plus, quand je vous quitte, qu’on n’aima peut-être
jamais dans les premiers transports de la plus heureuse passion. Vous
n’en pourrez plus juger par mes empressemens ni mes discours; car un
amant qui rompt, ne doit plus prononcer le mot d’amour ; mais ce mot
restera gravé dans mon cœur. Soyez persuadée que je n’aurois jamais
pensé à rompre, si je vous avois moins aimée ; c’est l’excès de ma
passion qui nous a nui à l’un & à l’autre. Des sen-timens trop vifs, qui ne vous inspiroient que du goût, ne pouvoient
durer qu’à mon désavantage ; j’ai dû chercher à les éteindre dans mon
cœur, parce qu’à mon âge, & chargé, comme je suis , d’entreprises
qui demandent un plein calme dans l’esprit, on ne sçauroit trop fuir le
chagrin & la tristesse. Vous me rendrez justice, & vous
concevrez que j’ai agi sensément, quand vous voudrez considérer les
raisons que je vous expose, & les peines que j’ai souffertes : si
vous ne concluez pas comme moi, je conclurai à mon tour que vous n’avez
jamais bien jugé de la violence de mon amour. Cet amour étoit digne de
vous, Mademoiselle, je le répete ; & c’est une consolation que
j’emporte en m’éloignant de vous : j’ai senti mille fois que je n’avois
jamais aimé que vous ; mes transports vous l’ont appris, & votre
injustice, vos inégalités ne sont pas venues de vos doutes. Mais il n’est plus temps de vous dire du bien de moi : les
reproches le suivroient, & l’on doit les bannir quand on ne doit
plus s’aimer. Songeons à être amis. Ce mot est triste à prononcer après
l’amour ; mais c’est vous qui le placez au bout de ma plume, & cette
pensée me donne le courage de le prononcer sans regret.
Monsieur,
La complaisance que vous avez de recevoir les lettres qu’on
vous adresse, me fait espérer que vous voudrez bien insérer dans vos
feuilles celle qui suit. L’avis que j’y donne à la Demoiselle pour qui
elle est écrite, l’intéresse absolument ; & si la charité vous parle
pour les hommes autant qu’il le paroît par votre ouvrage, vous ne
balancerez pas à la faire imprimer lorsque vous l’aurez lue. Vous
m’objecterez peut-être, Monsieur, que je puis écrire plus directement à
la personne que je veux obliger ? Ma réponse est toute
prête, je ne pourois le faire sans lui déplaire. Elle a sur tout ce qui
s’appelle, lettres, présens, &c, les maximes les plus séveres,
quoique la pruderie d’ailleurs ne soit pas son caractere. Ses
bienséances sur ce point sont si inflexibles, qu’elle ne me pardonneroit
pas de ne leur avoir pas subordonné mon zele. Vous voyez, Monsieur, que
le parti que je prends, est le plus convenable, & que vous devez
céder de bonne grace, quoique vous soyez dans le cas de la contrainte,
par la force de mes raisons.
J’ai l’honneur d’être, &c. De la * * *, Février 1759.
Mademoiselle,
Le sentiment le plus ordinaire d’un amant qu’on a contraint de
se dégager, c’est la haine, ou le mépris. Je ne suis apparemment point
fait comme les autres hommes ; car je sens que je ne vous
hais point, quoique vous m’ayez haï. Vous vous rappellez, Mademoiselle,
ce jour où me voyant sans pitié à vos genoux, prêt à y mourir, vous me
déclarâtes que vous ne m’aimeriez jamais ? Je me retirai, je vous promis
votre liberté, que mes importunités vous arrachoient sans cesse, &
vous n’entendîtes plus parler de moi. Plus d’une année s’est écoulée
depuis ce moment malheureux ; & sans doute jugeant de mon courage
par mon silence, vous pensiez être délivrée de moi pour jamais. Il faut
que je vous donne encore le chagrin de lire des caracteres qui vous ont
tant déplu ; il faut que je sacrifie le plaisir de vous avoir été du
moins agréable en vous oubliant ; votre intérêt m’y contraint ; il doit
l’emporter, dans mon cœur, sur le soin de votre satisfaction.
Remontons, Mademoiselle, jusqu’à ce jour que je viens de vous rappeller.
Vous me fîtes un aveu & un serment. L’aveu étoit
sincere, il renfermoit l’arrêt de mon malheur, & vous m’avez prouvé
qu’il n’étoit pas prononcé légérement. Le serment n’étoit pas également
confirmé par votre cœur, il renfermoit la promesse d’une indifférence
éternelle pour quiconque voudroit vous enflammer, & cependant je
découvre que vous étiez déjà la proie de la plus violente passion. Je ne
me plaindrois point de ce déguisement si vous étiez heureuse; je suis né
raisonnable, & je sentirois que votre bonheur vous justifie de votre
attachement & de votre dissimulation ; mais je perds aujourd’hui une
année de sécurité, & le sentiment affreux qui lui succede, c’est le
regret de vous voir avilie par mon rival. Concevez ma situation ; le
malheur de la vôtre doit vous rendre la pitié facile ; & vous ne
penserez pas indifféremment que je souffre beaucoup, en pensant
vous-même à ce que vous avez à souf-frir. Mais laissons mes
douleurs, & ne parlons que des vôtres. Si je ne me trompe, elles
sont extrêmes, & la raison, seule peut vous les adoucir ; mais
est-on encore en état d’écouter la raison quand on est dans les fers
d’un amant injuste ? Le chagrin donne à la passion l’empire le plus
fort.... Pourquoi ne pus-je lire dans votre cœur, quand je vous
quittai ? Pourquoi la jalousie ne me rendit-elle pas un peu cruel ? Je
vous aurois importunée, j’aurois suivi vos pas, & j’aurois découvert
que vous aimiez. Hélas ! mon estime vous a perdue ; elle vous à laissé
exposée à votre foiblesse; vous êtes restée sans conseil, sans témoin,
& c’est moi-même que je dois accuser de votre malheur. J’aurois fait
pour vous des réflexions que vous ne pouviez plus faire ; ma main vous
eût tracé cent fois le portrait affreux de l’amant qui vous deshonore ;
vous eussez trouvé partout des conseils, des flambeaux,
& s’il l’avoit fallu, des reproches & des menaces ; vous
m’auriez haï, mais vous m’auriez écouté, & la vérité laisse des
traces que le temps rend plus profondes, quand le cœur est encore en
état de recevoir des loix. Je vous aurois dit qu’un amant qui s’aime
beaucoup, ne peut aimer que lui ; que la domination, l’ingratitude,
l’inégalité, la dureté, la raillerie, l’impertinence, sont son caractere
& dictent ses discours. A ces traits peut-être vous n’auriez pas
aisément reconnu votre amant, mais je vous aurois préparé à le
reconnoître dans la suite, & je vous aurois laissé une inquiétude
sur ses sentimens, qui auroit du moins prévenu l’affreux étonnement où
vous êtes aujourd’hui de ses défauts. Hélas ! je le répete ; mon estime
vous a perdue. Puisse aujourd’hui le moyen que j’emploie pour en réparer
le malheur, vous être aussi utile qu’il est indispensable !
Votre état me désespere, votre avilissement me fait mourir de douleur ;
faut-il que ce que j’ai tant aimé soit malheureux & humilié ? Je ne
puis que vous donner un conseil dont vous n’auriez jamais eu besoin avec
moi, si vous aviez pu me rendre plus de justice. Tâchez de vous pénétrer
un peu plus de votre mérite & de vos charmes, & sçachez vous
élever au dessus d’un amant qui n’en a pas senti le prix.