XVIII. Discours Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Lilith Burger Editor Michaela Fischer Editor Karin Heiling Editor Sabine Sperr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 09.05.2016 o:mws.3455 Jean-François de Bastide: Le Nouveau Spectateur. Tome II. Amsterdam und Paris: Rollin und Bauche 1758, 361-374, Le Nouveau Spectateur (Bastide) 3 018 1758 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art United Kingdom London London -0.12574,51.50853 France 2.0,46.0

Discours XVIII.

Nam risu inepto res ineptior nulla est.

Il n’y a rien de si sot que de rire mal-à propos.

L’aventure que j’ai racontée dans le cahier précédent, p. 342, & la lettre qui la suit, me rappellent un discours que j’ai lu dans le Spectateur Anglois sur la plaisanterie. Je veux le rapporter ici pour joindre un nouveau prix aux deux objets dont je viens de parler. Ce discours me fournira d’ailleurs des notes qui ne seront peut-être pas indifférentes, ce qui me sauvera du reproche de compilation.

Entre tous les ouvrages d’esprit, dit l’Auteur, il n’y en a point où les Ecrivains échouent plutôt, ni où ils se piquent plus d’exceller, que dans ceux où regne la plaisanterie. Ce n’est point par une imagination fertile en monstres qu’on divertit le lecteurCela est vrai, si l’on parle de la mauvaise plaisanterie. Il falloit qu’on s’expliquat. La mauvaise plaisanterie est toujours un vice, & ne peut jamais être un talent : la bonne est toujours un talent. Elle n’est nulle part aussi peu rare qu’en France. Elle entre aujourd’hui dans la conversation dès qu’on commence à se connoître dans une société ; & l’on ne dira pas que nos conversations, en général, ne soient des modeles de politesse. C’est surtout chez nous que l’on peut dire qu’il y a deux plaisanteries distinctes. A Londres, & dans toute la vaste étendue du Nord, il y en a deux aussi, mais beaucoup moins caracterisées. La bonne prend très souvent les traits & les défauts de la mauvaise. Cependant l’une & l’autre y ont un nom différent, comme chez nous. L’auteur Anglois le prouve par la suite de son discours.. Avec tout cela, si nous jettons les yeux sur les productions de quantité d’Ecrivains, qui affectent d’être agréables, quels écarts ! quelles irrégularités ! combien de fausses pensées n’y trouvons-nous pas ! S’ils nous débitent du galimatias, ils s’imaginent plaisanter ; & après avoir recueilli un amas confus d’idées absurdes, ils ne peuvent le revoir en particulier sans éclater de rire. Ces pauvres hommes tâchent de s’acquérir la réputation de beaux esprits & d’agreábles railleurs, par des extravagances qui les rendent presque dignes des Petites Maisons ; au lieu de considérer que la bonne plaisanterie doit être toujours réglée par la raison, & qu’elle demande un jugement d’autant plus exact qu’elle se donne des libertés fort dangereuses. Il y a quelque chose de particulier à la nature de cette sorte de toutes les autres, & une certaine régularité de pensées, qu’un Auteur doit toujours observer, & qui nous découvrent qu’il est homme de bon sens, lors même qu’il paroît abandonné à son caprice. Pour moi, si je lis quelquefois les discours enjoués d’un Auteur qui extravague, je n’ai pas la cruauté de m’en divertir, & je me trouve plus disposé à le plaindre qu’à rire de ce qu’il écritL’Auteur ne vouloit parler apparemment que des plaisans de sa nation ; & en ce cas da repugnance (eût elle été poussée jusqu’à l’avection) ne présente rien que des très facile à concevoir. Chez la plûpart des étrangers, & chez l’Anglois surtout, la plaisanterie ne commence que dans la fermentation de l’esprit ; il est donc inévitable qu’elle tienne de la férocité, & qu’elle n’invite nullement à rire de ses écarts. Un Lord ivre court les rues, & casse les vitres, (comme on le verra plus loin), le lendemain Londres retentit de cette nouvelle, & l’on applaudit avec bruit à la meilleure plaisanterie qu’on ait jamais imaginée. En France, un duc & Pair qui imagineroit de pareils amusemens, trouveroit des contempteurs dans la plus mauvaise compagnie même. Nos plaisanteries font des jeux, aussi en rions nous ; celles des étrangers font des accès, aussi sont-ils contraints d’en médire.. Feu M. Shadwell, qui avoit beaucoup de ce talent dont il s’agit ci, nous re-présente dans un de ses Comédies, un débauché peu spirituel d’ailleurs, fort étonné d’entendre dire qu’il n’y avoit ni plaisanterie ni belle humeur à casser des vitres. Je ne doute pas non plus qu’il n’y ait bien des Anglois surpris de me voir soutenir, que la plûpart de ces pieces absurdes & ridicules, qui ont cours dans le Royaume, sous des titres aussi bizarres que chimériques, sont plutôt le fruit d’un cerveau malade, que des productions de l’enjouement.

Au reste, il est plus aisé de dire ce que la bonne plaisanterie n’est pas, que ce qu’elle est ; & l’on ne sçauroit guere mieux la définir que par des termes négatifs. Pour moi, si je voulois en donner une idée, je suivrois la méthode allégorique de Platon, j’en ferois une personne, & j’insinuerois toutes les qualités qui lui conviennent sous l’emblême d’une généalogie. Je dirois donc que la vérité est la mere, & le bon sens, le pere de la famille ; que l’esprit est leur fils légitime ; que celui-ci épousa une Dame d’une ligne collatérale, nommée la gaieté, & que la plaisanterie naquit de ce mariage. Celle-ci, issue d’un pere & d’une mere d’une constitution si différente, est aussi d’un tempérament fort inégal ; vous la voyez quelquefois paroître d’un air grave, en habit de cérémonie ; quelquefois d’un air enjoué, vêtue d’une manière grotesque, c’est-à-dire, que vous la prendriez tantôt pour un Juge, tantôt pour un Scaramouche. Mais comme elle tient beaucoup du naturel de sa mere, dans quelque disposition qu’elle soit, elle ne manque jamais de divertir la compagnie.Toute cette belle généalogie ne vaut pas un trait de plaisanterie, pour faire connoître ce que c’est que la plaisanterie. Mais faut-il peindre par des mors, & veut-on une définition en forme ? La voici. La plaisanterie est le propos que l’ame ou l’esprit placent eux-mêmes sur les levres a l’instant même qu’ils éprouvent l’impression du ridicule, ou d’une action ridicule. Cette opération, toute rapide qu’elle puisse être, est néanmoins toujours réfléchie & toujours raisonnable, parce qu’elle est émanée d’un sentiment ou d’une idée qui le font toujours eux-mêmes, puisqu’ils partent d’une ame ou d’un esprit qui ne saisit si bien l’imperfection que parce qu’il est plus parfait lui-même. C’est ce qui fait qu’il y a telle plaisanterie qui vaut mieux, produit plus d’effet, & est par conséquent plus estimable que vingt sermons & vingt critiques. Mais n’oublions point, & ne risquons pas qu’un objet ne doive plus être regardé que comme idéal, à force de l’avoir rendu beau. Il y a de très bonnes plaisanteries qui n’ont nullement une origine aussi noble. La jalousie, la haine, la méchanceté en ont fourni quelquefois d’excellentes, & ces sources ne sont certainement pas pures ; mais l’effet en a été le même que celui des autres ; elles ont fait rire la bonne compagnie, & n’ont du moins ni fâché, ni dû fâcher celui ou celle qui en étoit l’objet, & c’est tout ce qu’il faut considérer ; parce qu’il lui suffit d’avoir l’innocence apparente & la politesse réelle pour mériter le nom de bonne plaisanterie.

Il y a une enchanteresse qui a pris le nom de cette jeune Dame, & qui voudroit passer pour elle dans le monde ; mais afin que les honnêtes gens n’en soient pas la dupe, je prie ceux qui la rencontreront, d’examiner à la rigueur quel est son parentage, si elle est alliée de près ou de loin avec la vérité, & si elle est descendue en droite ligne du bon sens ; puisqu’à moins de cela, ils doivent la regarder comme une trompeuseSans être trompeuse, elle peut être très-impertinente. Un trait de critique très-odieux peut être très-vrai ; c’est même à proportion qu’il est vrai qu’on doit le détester, lorsque la satyre emprunte le secours de la plaisanterie pour lancer plus sûrement le nait qu’elle a préparé.. Ils pourront aussi la distinguer pas ses grands éclats de rire, qui ne sont presque jamais suivis de ceux du reste de la compagnie, ou plutôt qui rendent tout le monde sérieux ; au lieu que la bonne plaisanterie a presque toujours l’air grave, pendant que tout le monde rit autour d’elle. Enfin, si elle n’a pas un mêlange du pere & de la mere, & qu’elle veuille passer pour une production de l’esprit, sans avoir aucune gaieté, ou pour être fille de la gaieté sans aucun esprit, vous pouvez conclure d’abord que c’est une bâtarde.Elle peut être remplie d’esprit sans avoir aucune gaieté actuelle ; c’est même cet air sérieux qu’on prétend qui doit la rendre si suspecte, qui lui donne le pouvoir fatal d’abuser les esprit sur son vrai caractere. Un plaisant de sang-froid impose toujours, & il passeroit au contraire pour un bavard, s’il n’avoit pas cet extérieur concerté. Ainsi la mauvaise plaisanterie imite la bonne, & ce n’est pas sur cet air sérieux qu’on peut la juger. L’Auteur ne porte ce jugement que parce que dans sa nation la mauvais plaisans éclatent tous de rire au moindre mot qu’ils disent, ou au moindre tout qu’ils font ; & qu’ils font toujours grossiers dans la sorte de gaité dont il est ici question.

Ce monstre dont je parle doit son origine au mensonge, qui est le pere du galimatias. Celui-ci eut une fille nommée la frénésie, qui épousa un des fils de la folie, connu sous le nom de ris immodéré, & c’est de leur mariage qu’est venue notre enchanteresse.Ce mot, qui paroît impropre, confirme bien tout ce que j’ai dit plus haut de la sorte de plaisanterie que le caractere & l’exemple rendent naturelle aux Anglois. Partout la mauvaise plaisanterie peut n’être pas bien aisée a reconnoître, parce qu’elle peut, comme en France, par exemple, usurper un certain air d’esprit & de bienseance qui trompe aisément ; mais partout où elle paroit sans art, sans décence, avec des traits ressemblans à ceux de la folie & du galimatias, elle doit être reconnue & méprisée. Conséquemment l’Auteur la représentant sous ces traits, paroît avoir tort de lui donner le titre d’Enchanteresse, mais il n’aura plus tort, si l’on considere que dans son pays la bonne plaisanterie n’étant presque pas soupçonnée, la mauvais n’est presque pas reconnoissable, & a le droit d’enchanter la multitude, moyennant un peu d’artifice. je vais mettre ici sa table généalogique, & placer ensuite celle de la bonne plaisanterie, afin qu’on puisse voir d’un coup d’œil les différentes relations de l’une & de l’autre.

Le mensonge,

Le galimatias,

La frénésie, le ris immodéré,

La mauvaise plaisanterie.

La vérité,

Le bon sens,

L’esprit, la gaieté,

La bonne plaisanterie.

Je pourrois allégoriser fort au long sur tous les descendans de la mauvaise plaisanterie, qui surpassent en nombre les grains de sable de la mer, & vous entretenir d’un essain <sic> de fils & de filles qu’elle a eus dans cette Isle. Mais la tache seroit trop odieuse : j’aime donc mieux remarquer en général qu’elle est aussi différente de la bonne, qu’une singe l’est d’une homme, & vous donner en peu de mots quelques-uns de ses principaux caracteres.

1°. Elle est extrêmement encline aux petits tours de singe & à la bouffonnerie.

2°. Elle goûte tant de plaisir à répandre du ridicule partout, qu’il lui est indifférent s’il tombe sur le désordre & la folie, le luxe & l’avarice, ou sur la vertu & la sagesse, la misere & la pauvreté.

3°. Elle est si malfaisante, qu’elle mord la main qui la nourrit, & qu’elle tourne en ridicule, amis & ennemis, sans aucune distinction. D’ailleurs, elle a si peu de génie, qu’elle est réduite à badiner de tout ce qu’elle peut, & non pas de ce qu’elle devroit.

4°. Dénuée de toute raison, elle ne se propose aucun but qui tende à corriger les mœurs, ou à instruire ; mais elle est burlesque pour le seul plaisir de l’être.

5°. Enfin ne sçachent que badiner à trot & à travers, ses réflexions tombent toujours sur les personnes ; elle attaque les vicieux, & non pas le vice : l’Ecrivain, & non pas ses ouvrages.

Pour moi, je n’ai ici en vue que l’espece entiere des mauvais plaisans ; mais puisqu’un des principaux desseins de mes discours est d’étouffer cet esprit malin, qui regne dans les écrits du siecle où nous vivons, je ne ferai pas difficulté à l’avenir, d’attaquer l’un ou l’outre de ces petits génies, qui remplissent le monde de pieces chargées de traits satyriques, de sentimens relâchés, & d’idées absurdes. C’est le seul cas que j’excepte de la regle générale que je me suis prescrite, d’attaquer les vices & les vicieux en corps. Tout honnête homme doit se regarder comme dans un état naturel de guerre avec les faiseurs de libelles & de satyres, & les harceler partout où il les trouve sur son chemin. On ne fait que suivre en ceci la loi de talion, &c. &c. &c. &c. Il y a de plusieurs sortes de mauvaises plaisanteries. L’Auteur ne l’a pas dit, & je le dis pour lui. Les unes sont mauvaises, parce qu’on n’y remarque aucun esprit, les autres sont mauvaises, quoiqu’on y trouve de l’esprit. La turpitude caractérise les premieres, la méchanceté deshonore les autres. On peut regarder comme de ce nombre la critique qui déchire d’un air plaisant, & l’abus de l’esprit qui tend à donner des ridicules.

Discours XVIII. Nam risu inepto res ineptior nulla est. Il n’y a rien de si sot que de rire mal-à propos. L’aventure que j’ai racontée dans le cahier précédent, p. 342, & la lettre qui la suit, me rappellent un discours que j’ai lu dans le Spectateur Anglois sur la plaisanterie. Je veux le rapporter ici pour joindre un nouveau prix aux deux objets dont je viens de parler. Ce discours me fournira d’ailleurs des notes qui ne seront peut-être pas indifférentes, ce qui me sauvera du reproche de compilation. Entre tous les ouvrages d’esprit, dit l’Auteur, il n’y en a point où les Ecrivains échouent plutôt, ni où ils se piquent plus d’exceller, que dans ceux où regne la plaisanterie. Ce n’est point par une imagination fertile en monstres qu’on divertit le lecteurCela est vrai, si l’on parle de la mauvaise plaisanterie. Il falloit qu’on s’expliquat. La mauvaise plaisanterie est toujours un vice, & ne peut jamais être un talent : la bonne est toujours un talent. Elle n’est nulle part aussi peu rare qu’en France. Elle entre aujourd’hui dans la conversation dès qu’on commence à se connoître dans une société ; & l’on ne dira pas que nos conversations, en général, ne soient des modeles de politesse. C’est surtout chez nous que l’on peut dire qu’il y a deux plaisanteries distinctes. A Londres, & dans toute la vaste étendue du Nord, il y en a deux aussi, mais beaucoup moins caracterisées. La bonne prend très souvent les traits & les défauts de la mauvaise. Cependant l’une & l’autre y ont un nom différent, comme chez nous. L’auteur Anglois le prouve par la suite de son discours.. Avec tout cela, si nous jettons les yeux sur les productions de quantité d’Ecrivains, qui affectent d’être agréables, quels écarts ! quelles irrégularités ! combien de fausses pensées n’y trouvons-nous pas ! S’ils nous débitent du galimatias, ils s’imaginent plaisanter ; & après avoir recueilli un amas confus d’idées absurdes, ils ne peuvent le revoir en particulier sans éclater de rire. Ces pauvres hommes tâchent de s’acquérir la réputation de beaux esprits & d’agreábles railleurs, par des extravagances qui les rendent presque dignes des Petites Maisons ; au lieu de considérer que la bonne plaisanterie doit être toujours réglée par la raison, & qu’elle demande un jugement d’autant plus exact qu’elle se donne des libertés fort dangereuses. Il y a quelque chose de particulier à la nature de cette sorte de toutes les autres, & une certaine régularité de pensées, qu’un Auteur doit toujours observer, & qui nous découvrent qu’il est homme de bon sens, lors même qu’il paroît abandonné à son caprice. Pour moi, si je lis quelquefois les discours enjoués d’un Auteur qui extravague, je n’ai pas la cruauté de m’en divertir, & je me trouve plus disposé à le plaindre qu’à rire de ce qu’il écritL’Auteur ne vouloit parler apparemment que des plaisans de sa nation ; & en ce cas da repugnance (eût elle été poussée jusqu’à l’avection) ne présente rien que des très facile à concevoir. Chez la plûpart des étrangers, & chez l’Anglois surtout, la plaisanterie ne commence que dans la fermentation de l’esprit ; il est donc inévitable qu’elle tienne de la férocité, & qu’elle n’invite nullement à rire de ses écarts. Un Lord ivre court les rues, & casse les vitres, (comme on le verra plus loin), le lendemain Londres retentit de cette nouvelle, & l’on applaudit avec bruit à la meilleure plaisanterie qu’on ait jamais imaginée. En France, un duc & Pair qui imagineroit de pareils amusemens, trouveroit des contempteurs dans la plus mauvaise compagnie même. Nos plaisanteries font des jeux, aussi en rions nous ; celles des étrangers font des accès, aussi sont-ils contraints d’en médire.. Feu M. Shadwell, qui avoit beaucoup de ce talent dont il s’agit ci, nous re-présente dans un de ses Comédies, un débauché peu spirituel d’ailleurs, fort étonné d’entendre dire qu’il n’y avoit ni plaisanterie ni belle humeur à casser des vitres. Je ne doute pas non plus qu’il n’y ait bien des Anglois surpris de me voir soutenir, que la plûpart de ces pieces absurdes & ridicules, qui ont cours dans le Royaume, sous des titres aussi bizarres que chimériques, sont plutôt le fruit d’un cerveau malade, que des productions de l’enjouement. Au reste, il est plus aisé de dire ce que la bonne plaisanterie n’est pas, que ce qu’elle est ; & l’on ne sçauroit guere mieux la définir que par des termes négatifs. Pour moi, si je voulois en donner une idée, je suivrois la méthode allégorique de Platon, j’en ferois une personne, & j’insinuerois toutes les qualités qui lui conviennent sous l’emblême d’une généalogie. Je dirois donc que la vérité est la mere, & le bon sens, le pere de la famille ; que l’esprit est leur fils légitime ; que celui-ci épousa une Dame d’une ligne collatérale, nommée la gaieté, & que la plaisanterie naquit de ce mariage. Celle-ci, issue d’un pere & d’une mere d’une constitution si différente, est aussi d’un tempérament fort inégal ; vous la voyez quelquefois paroître d’un air grave, en habit de cérémonie ; quelquefois d’un air enjoué, vêtue d’une manière grotesque, c’est-à-dire, que vous la prendriez tantôt pour un Juge, tantôt pour un Scaramouche. Mais comme elle tient beaucoup du naturel de sa mere, dans quelque disposition qu’elle soit, elle ne manque jamais de divertir la compagnie.Toute cette belle généalogie ne vaut pas un trait de plaisanterie, pour faire connoître ce que c’est que la plaisanterie. Mais faut-il peindre par des mors, & veut-on une définition en forme ? La voici. La plaisanterie est le propos que l’ame ou l’esprit placent eux-mêmes sur les levres a l’instant même qu’ils éprouvent l’impression du ridicule, ou d’une action ridicule. Cette opération, toute rapide qu’elle puisse être, est néanmoins toujours réfléchie & toujours raisonnable, parce qu’elle est émanée d’un sentiment ou d’une idée qui le font toujours eux-mêmes, puisqu’ils partent d’une ame ou d’un esprit qui ne saisit si bien l’imperfection que parce qu’il est plus parfait lui-même. C’est ce qui fait qu’il y a telle plaisanterie qui vaut mieux, produit plus d’effet, & est par conséquent plus estimable que vingt sermons & vingt critiques. Mais n’oublions point, & ne risquons pas qu’un objet ne doive plus être regardé que comme idéal, à force de l’avoir rendu beau. Il y a de très bonnes plaisanteries qui n’ont nullement une origine aussi noble. La jalousie, la haine, la méchanceté en ont fourni quelquefois d’excellentes, & ces sources ne sont certainement pas pures ; mais l’effet en a été le même que celui des autres ; elles ont fait rire la bonne compagnie, & n’ont du moins ni fâché, ni dû fâcher celui ou celle qui en étoit l’objet, & c’est tout ce qu’il faut considérer ; parce qu’il lui suffit d’avoir l’innocence apparente & la politesse réelle pour mériter le nom de bonne plaisanterie. Il y a une enchanteresse qui a pris le nom de cette jeune Dame, & qui voudroit passer pour elle dans le monde ; mais afin que les honnêtes gens n’en soient pas la dupe, je prie ceux qui la rencontreront, d’examiner à la rigueur quel est son parentage, si elle est alliée de près ou de loin avec la vérité, & si elle est descendue en droite ligne du bon sens ; puisqu’à moins de cela, ils doivent la regarder comme une trompeuseSans être trompeuse, elle peut être très-impertinente. Un trait de critique très-odieux peut être très-vrai ; c’est même à proportion qu’il est vrai qu’on doit le détester, lorsque la satyre emprunte le secours de la plaisanterie pour lancer plus sûrement le nait qu’elle a préparé.. Ils pourront aussi la distinguer pas ses grands éclats de rire, qui ne sont presque jamais suivis de ceux du reste de la compagnie, ou plutôt qui rendent tout le monde sérieux ; au lieu que la bonne plaisanterie a presque toujours l’air grave, pendant que tout le monde rit autour d’elle. Enfin, si elle n’a pas un mêlange du pere & de la mere, & qu’elle veuille passer pour une production de l’esprit, sans avoir aucune gaieté, ou pour être fille de la gaieté sans aucun esprit, vous pouvez conclure d’abord que c’est une bâtarde.Elle peut être remplie d’esprit sans avoir aucune gaieté actuelle ; c’est même cet air sérieux qu’on prétend qui doit la rendre si suspecte, qui lui donne le pouvoir fatal d’abuser les esprit sur son vrai caractere. Un plaisant de sang-froid impose toujours, & il passeroit au contraire pour un bavard, s’il n’avoit pas cet extérieur concerté. Ainsi la mauvaise plaisanterie imite la bonne, & ce n’est pas sur cet air sérieux qu’on peut la juger. L’Auteur ne porte ce jugement que parce que dans sa nation la mauvais plaisans éclatent tous de rire au moindre mot qu’ils disent, ou au moindre tout qu’ils font ; & qu’ils font toujours grossiers dans la sorte de gaité dont il est ici question. Ce monstre dont je parle doit son origine au mensonge, qui est le pere du galimatias. Celui-ci eut une fille nommée la frénésie, qui épousa un des fils de la folie, connu sous le nom de ris immodéré, & c’est de leur mariage qu’est venue notre enchanteresse.Ce mot, qui paroît impropre, confirme bien tout ce que j’ai dit plus haut de la sorte de plaisanterie que le caractere & l’exemple rendent naturelle aux Anglois. Partout la mauvaise plaisanterie peut n’être pas bien aisée a reconnoître, parce qu’elle peut, comme en France, par exemple, usurper un certain air d’esprit & de bienseance qui trompe aisément ; mais partout où elle paroit sans art, sans décence, avec des traits ressemblans à ceux de la folie & du galimatias, elle doit être reconnue & méprisée. Conséquemment l’Auteur la représentant sous ces traits, paroît avoir tort de lui donner le titre d’Enchanteresse, mais il n’aura plus tort, si l’on considere que dans son pays la bonne plaisanterie n’étant presque pas soupçonnée, la mauvais n’est presque pas reconnoissable, & a le droit d’enchanter la multitude, moyennant un peu d’artifice.je vais mettre ici sa table généalogique, & placer ensuite celle de la bonne plaisanterie, afin qu’on puisse voir d’un coup d’œil les différentes relations de l’une & de l’autre. Le mensonge, Le galimatias, La frénésie, le ris immodéré, La mauvaise plaisanterie. La vérité, Le bon sens, L’esprit, la gaieté, La bonne plaisanterie. Je pourrois allégoriser fort au long sur tous les descendans de la mauvaise plaisanterie, qui surpassent en nombre les grains de sable de la mer, & vous entretenir d’un essain <sic> de fils & de filles qu’elle a eus dans cette Isle. Mais la tache seroit trop odieuse : j’aime donc mieux remarquer en général qu’elle est aussi différente de la bonne, qu’une singe l’est d’une homme, & vous donner en peu de mots quelques-uns de ses principaux caracteres. 1°. Elle est extrêmement encline aux petits tours de singe & à la bouffonnerie. 2°. Elle goûte tant de plaisir à répandre du ridicule partout, qu’il lui est indifférent s’il tombe sur le désordre & la folie, le luxe & l’avarice, ou sur la vertu & la sagesse, la misere & la pauvreté. 3°. Elle est si malfaisante, qu’elle mord la main qui la nourrit, & qu’elle tourne en ridicule, amis & ennemis, sans aucune distinction. D’ailleurs, elle a si peu de génie, qu’elle est réduite à badiner de tout ce qu’elle peut, & non pas de ce qu’elle devroit. 4°. Dénuée de toute raison, elle ne se propose aucun but qui tende à corriger les mœurs, ou à instruire ; mais elle est burlesque pour le seul plaisir de l’être. 5°. Enfin ne sçachent que badiner à trot & à travers, ses réflexions tombent toujours sur les personnes ; elle attaque les vicieux, & non pas le vice : l’Ecrivain, & non pas ses ouvrages. Pour moi, je n’ai ici en vue que l’espece entiere des mauvais plaisans ; mais puisqu’un des principaux desseins de mes discours est d’étouffer cet esprit malin, qui regne dans les écrits du siecle où nous vivons, je ne ferai pas difficulté à l’avenir, d’attaquer l’un ou l’outre de ces petits génies, qui remplissent le monde de pieces chargées de traits satyriques, de sentimens relâchés, & d’idées absurdes. C’est le seul cas que j’excepte de la regle générale que je me suis prescrite, d’attaquer les vices & les vicieux en corps. Tout honnête homme doit se regarder comme dans un état naturel de guerre avec les faiseurs de libelles & de satyres, & les harceler partout où il les trouve sur son chemin. On ne fait que suivre en ceci la loi de talion, &c. &c. &c. &c. Il y a de plusieurs sortes de mauvaises plaisanteries. L’Auteur ne l’a pas dit, & je le dis pour lui. Les unes sont mauvaises, parce qu’on n’y remarque aucun esprit, les autres sont mauvaises, quoiqu’on y trouve de l’esprit. La turpitude caractérise les premieres, la méchanceté deshonore les autres. On peut regarder comme de ce nombre la critique qui déchire d’un air plaisant, & l’abus de l’esprit qui tend à donner des ridicules.