X. Discours Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Karin Heiling Editor Sabine Sperr Editor Barbara Thuswalder Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 09.05.2016 o:mws.3447 Jean-François de Bastide: Le Nouveau Spectateur. Tome II. Amsterdam und Paris: Rollin und Bauche 1758, 217-230, Le Nouveau Spectateur (Bastide) 3 010 1758 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité France Versailles Versailles 2.13424,48.80359 France 2.0,46.0

Discours X.

Il y a non seulement des femmes vertueuses, mais par elles on verra toujours changer des mœurs des hommes les plus dévoués au plaisir. Je suis en état de le prouver par un exemple intéressant.

Philinte, homme public & célebre, étant dans son cabinet, il y a quelques jours, eut la visite d’une femme qui lui étoit absolument inconnue. Cette femme, âgée de quarante-cinq ans, & n’ayant pour tout recommen-dation qu’un air noble & malheureux, parut à Philinte, au premier coup d’œil, une de ces infortunées que la misere condamne à s’introduire dans les maisons, pour y tendre la main.

La présomption de Philinte n’empêcha pas qu’il ne la reçût avec bonté. Il la fit asseoir à côté de son feu, & lui demanda le sujet de sa visite. L’inconnue avoit les yeux baissés, & ne les levoit que pour regarder un domestique qui frottoit dans l’appartement. Philinte comprit que ce tiers la gênoit, & il se dit : C’est de l’argent qu’on me demande. Il fit signe au domestique de sortir, & alors cette femme lui parla en ces termes. Sans avoir l’honneur de vous connoître, Monsieur, je sçais que vous êtes bienfaisant ; vous avez fait mille heureux ; on les connoît ; & leur reconnoissance, qui ne peut se taire, a fait ma confiance. . . . Bon, reprit intérieure-ment Philinte ; je vois bien que c’est de l’argent qu’on me demande. Quand je me serai fait connoître à vous, Monsieur, poursuivit-elle, vous verrez que jamais femme n’eut plus de droit à votre pitié. Les malheureux se sont accumulés sur moi ; je n’en méritois aucun : vous allez en juger, si vous voulez m’écouter un moment. ( Il fit un mouvement par lequel elle comprit qu’il l’écouteroit volontiers. ) Je suis veuve d’un Avocat au Parlement de * * *, poursuivit-elle ; l’inclination fit mon mariage : nous étions sans biens mon mari & moi ; mais s réputation lui promettoit une fortune ; malheureusement il n’a pas vécu, & sa mort m’a laissée avec le désespoir d’avoir pu me flatter d’une situation tout-à-fait heureuse. Nous avions des amis ; le malheur me les enleva bientôt. Depuis ce temps, j’ai vécu dans la pauvreté & dans les larmes. Il me restoit une maison ; elle a été détruite par le feu, & pour comble de maux, ceux qui l’habitoient sont de pauvres gens hors d’état de me dédommager de cette perte. ( Ici l’inconnue s’arrêta un moment pour respirer, & Philinte se dit encore, c’est de l’argent qu’on me demande ; un mari mort, une maison brûlée ? Oh ! c’est de l’argent qu’on me demande. ) Cette prévention, toute forte qu’elle étoit, fut pourtant incapable de diminuer son attention, & de lui faire prendre un air moins compatissant. Voilà de grands malheurs, Madame ; en quoi puis-je contribuer à les adoucir ! Vous le pouvez aisément, Monsieur, répondit-elle ; votre situation, l’estime de tout le monde, le grand nombre d’honnêtes gens qui viennent chez vous, l’estime que l’on doit prendre pour ceux à qui vous vous intéressez, vous mettent à portée de me rendre un grand service, & je viens avec l’espérance de l’obtenir. (Il pensa alors qu’il étoit question de plus que d’une simple aumône & qu’il s’agissoit d’une quette.) J’eus une fille de mon mariage, poursuivit-elle ; le Ciel a voulu me la conserver pour m’apprendre que les malheureux ne doivent jamais se désespérer. Elle avoit neuf ans quand son pere mourut, elle en a aujourd’hui quinze passés : je suis sa mere, & je devrois en parler avec modestie, mais j’ose dire néanmoins qu’aucune mere n’eut jamais un enfant plus accompli. Elle est belle, elle est sage, elle est honnête, & nos malheurs répandent sur ses traits cette impression de sentiment & de noblesse qui attendriroit le cœur le plus dur. (Ici Philinte commença à calomnier intérieurement la vertu de cette mere : il écouta pourtant avec une sorte de joie : Il est né sensible au plaisir, & ses sens pouvoient se laisser surprendre sans crime, dans la persuasion où il étoit qu’on venoit lui tendre un piége agréable.) Eh bien, Madame, lui dit-il, que puis-je faire pour Mademoiselle votre fille ? Beaucoup, Monsieur ; permettez que j’entre dans quelque détail. Ma fille née avec de l’ambition, de l’esprit & du goût, raisonne aisément sur l’injustice de la fortune ; elle se fit un courage pleine de mépris pour son sort ; & dans la résolution d’en réparer l’outrage, elle porta des yeux philosophiques sur ses ressources, & sur le monde. Il vous paroîtra singulier, Monsieur, qu’à quinze ans on ait eu une raison assez éclairée, une tête assez froide, pour mépriser le malheur ! Mais vous la verrez, & vous serez convaincu que je dis la vérité. Ses ressources furent les talens ; elle étudia les arts, & bientôt s’en appropria les avantages ; ce qu’elle tira du monde, fut la fermeté, le noble orgueil, la politesse, & toutes les vertus extérieures. Elle y vit beaucoup d’heureux, qui ne méritoient pas qu’elle leur fit l’honneur de rougir devant eux d’être pauvre ; elle vit beaucoup d’honnêtes gens qui étoient parvenus à obtenir la considération générale, quoique pauvres ; & ces coups d’œil firent la regle de sa conduite ; elle brava les regards des insolens, & s’attira ceux des gens vertueux. A l’égard des talens, elle en possede trois ou quatre à un degré presque supérieur ; la Peinture, la Musique, les instrumens, la Poésie ; elle gagna deux prix d’année passée, sans vouloir être connue ; & elle travaille actuellement à un ouvrage de Peinture, qui feroit déjà honneur à un Maître. . . . (Philinte, prévenu que cette femme avoit des vues, n’écou-toit tout ce récit que comme une belle histoire, & toujours il se disoit ; c’est de l’argent qu’on me demande. Il concluoit pourtant que la jeune personne étoit jolie, car autrement l’imposture eût été grossiere. L’idée qu’il se faisoit d’elle, comme jolie, l’occupoit, & lui donnoit, sans qu’il s’en apperçut, une patience d’écouter, que l’inconnue prenoit pour confiance & intérêt ; & dans cette persuasion, elle ne songeoit pas à abréger son discours. Enfin elle s’arrêta. Madame, lui dit Philinte, voilà un beau portrait, Mademoiselle votre fille peut être comptée au nombre de nos prodiges ; mais je suis encore obligé de vous demander ce que je puis faire pour elle. Son bonheur, Monsieur ; moi, Madame ! Eh comment donc cela ! j’ai pu obliger en ma vie ; j’ai fait des heureux, peut-être ? mais ce n’étoit pas dans le mê-me cas. Je n’ai aucune idée, aucun moyen sans doute, & je crois que vous vous faites trop bonne opinion de moi. Non, Monsieur, je sçais ce que je dis, je suis très-bien instruite, & je viens ici de la part de quelqu’un. . . . . Enfin, Madame, ayez donc la bonté de vous expliquer. (Tout cela ressembloit parfaitement à une aventure, & Philinte ne doutoit plus que ce n’en fût une. Il n’osoit cependant paroître deviner les vues qu’on lui cachoit ; il pouvoit se tromper, & il eût été au désespoir d’avoir offensé la vertu malheureuse.) La province n’étoit pas un lieu de ressources pour nous, reprit l’inconnue ; nous avons cru devoir apporter nos espérances dans la capitale ; ma fille, inspirée par un bon génie, a pris la liberté d’écrire au Ministre, & sa lettre appuyée encore par un homme de qualité à qui mon mari avoit ren-du quelques services, a produit tout l’effet que nous en pouvions attendre. Le Ministre a voulu nous connoître, & après avoir entendu ma chere Eléonore, lui a promis toute sa protection. C’étoit vers la fin de la semaine passée, que nous fîmes notre voyage à Versailles : nous commencions à compter les jours, & notre espérance alloit s’affoiblir, lorsqu’enfin nous avons vu briller l’aurore du beau jour que nous attendions. Voici, Monsieur, une lettre que le Ministre vous écrit, & qui m’a été remise de sa part pour vous l’apporter.

Philinte prit cette lettre avec respect, voyant très-bien dès-lors qu’il n’étoit plus question d’aventure : il la lut, & voici ce qu’elle contenoit à peu près Le pere d’Eléonore avoit fait tant d’honneur au Barreau, & elle-même ajoutoit tant à la gloire de son pere, par son mérite & ses vertus, que l’intention de la Cour étoit qu’elle jouit une situation agréable. Philinte, estime du Ministre par ses lumieres & sa raison, étoit en cette considération chargé de chercher un époux à Eléonore parmi la jeune Noblesse qui venoit tous les jours recevoir ses leçons. On promettoit un emploi convenable à celui qui se présenteroit avec l’approbation de Philinte.

Philinte, après avoir lu, regarda l’inconnue. On me fait plus d’honneur que je ne mérite, Madame, lui dit-il, mais je sçaurai vous rendre tout l’honneur que vous méritez. J’entrevois le moyen de vous faire bientôt jouir des favorables dispositions du Ministre, & puisqu’il veut s’en rapporter à moi, votre bonheur est assuré. Je ne vous demande que quelques jours, pendant lesquels j’aurai l’honneur de vous aller rendre mes devoirs. L’inconnue espéra tout, remercia & sortit. Philinte ne sensible & tendre, éprouva une sorte d’agitation : il m’a avoué qu’il craignit de s’examiner. Cependant il ne laissa pas d’écouter certaine voix secrette. Il considéroit une fille charmante & malheureuse, dont la destinée alloit dependre de lui ; & la nature lui disoit d’exiger d’elle une reconnoissance proportionnée au service qu’il alloit lui rendre. Il ne put différer de l’aller voir que jusqu’au moment où il pourroit lui annoncer un époux. Trois jours lui suffirent cpour cela. Il se rendit chez elle avec ce trouble qu’entraîne le desir de réussir dans des desseins que la conscience peut reprocher. Mais ce trouble se dissipa, en le voyant, pour laisser subsister tout le desir. Il vit l’objet le plus beau de la nature ; il sentit son ame voler vers les plaisirs que tant de charmes annonçoient. Il vit encore une misere partout répétée, une mere qui paroissoit en supporter à peine le sentiment affreux. Combien d’écueils pour une imagination naturellement voluptueuse ! Mais Eléonore, par un seul regard, en détruisit le charme séducteur. Il lui parla, & dans ses réponses, il vit un esprit butté contre l’infortune, que la philosophie & l’honneur ont élevé à la sphere des idées sublimes, & qui est incapbale de plier devant les idoles de la vanité humaine. Philinte pénétré de respect & d’admiration, sentit que nos mœurs dépendent des femmes. Il lui proposa avec modestie le mari qui alloit la rendre heureuse ; on eût dit que c’étoit lui qui alloit être heureux ; elle remercia avec cette reconnoissance que donne un bonheur qu’on doit à l’estime. Le Ministre ratifia le choix de Philinte, par la grace qu’il avoit promise, & ce mariage sera célébré au premier jour.

Discours X. Il y a non seulement des femmes vertueuses, mais par elles on verra toujours changer des mœurs des hommes les plus dévoués au plaisir. Je suis en état de le prouver par un exemple intéressant. Philinte, homme public & célebre, étant dans son cabinet, il y a quelques jours, eut la visite d’une femme qui lui étoit absolument inconnue. Cette femme, âgée de quarante-cinq ans, & n’ayant pour tout recommen-dation qu’un air noble & malheureux, parut à Philinte, au premier coup d’œil, une de ces infortunées que la misere condamne à s’introduire dans les maisons, pour y tendre la main. La présomption de Philinte n’empêcha pas qu’il ne la reçût avec bonté. Il la fit asseoir à côté de son feu, & lui demanda le sujet de sa visite. L’inconnue avoit les yeux baissés, & ne les levoit que pour regarder un domestique qui frottoit dans l’appartement. Philinte comprit que ce tiers la gênoit, & il se dit : C’est de l’argent qu’on me demande. Il fit signe au domestique de sortir, & alors cette femme lui parla en ces termes. Sans avoir l’honneur de vous connoître, Monsieur, je sçais que vous êtes bienfaisant ; vous avez fait mille heureux ; on les connoît ; & leur reconnoissance, qui ne peut se taire, a fait ma confiance. . . . Bon, reprit intérieure-ment Philinte ; je vois bien que c’est de l’argent qu’on me demande. Quand je me serai fait connoître à vous, Monsieur, poursuivit-elle, vous verrez que jamais femme n’eut plus de droit à votre pitié. Les malheureux se sont accumulés sur moi ; je n’en méritois aucun : vous allez en juger, si vous voulez m’écouter un moment. ( Il fit un mouvement par lequel elle comprit qu’il l’écouteroit volontiers. ) Je suis veuve d’un Avocat au Parlement de * * *, poursuivit-elle ; l’inclination fit mon mariage : nous étions sans biens mon mari & moi ; mais s réputation lui promettoit une fortune ; malheureusement il n’a pas vécu, & sa mort m’a laissée avec le désespoir d’avoir pu me flatter d’une situation tout-à-fait heureuse. Nous avions des amis ; le malheur me les enleva bientôt. Depuis ce temps, j’ai vécu dans la pauvreté & dans les larmes. Il me restoit une maison ; elle a été détruite par le feu, & pour comble de maux, ceux qui l’habitoient sont de pauvres gens hors d’état de me dédommager de cette perte. ( Ici l’inconnue s’arrêta un moment pour respirer, & Philinte se dit encore, c’est de l’argent qu’on me demande ; un mari mort, une maison brûlée ? Oh ! c’est de l’argent qu’on me demande. ) Cette prévention, toute forte qu’elle étoit, fut pourtant incapable de diminuer son attention, & de lui faire prendre un air moins compatissant. Voilà de grands malheurs, Madame ; en quoi puis-je contribuer à les adoucir ! Vous le pouvez aisément, Monsieur, répondit-elle ; votre situation, l’estime de tout le monde, le grand nombre d’honnêtes gens qui viennent chez vous, l’estime que l’on doit prendre pour ceux à qui vous vous intéressez, vous mettent à portée de me rendre un grand service, & je viens avec l’espérance de l’obtenir. (Il pensa alors qu’il étoit question de plus que d’une simple aumône & qu’il s’agissoit d’une quette.) J’eus une fille de mon mariage, poursuivit-elle ; le Ciel a voulu me la conserver pour m’apprendre que les malheureux ne doivent jamais se désespérer. Elle avoit neuf ans quand son pere mourut, elle en a aujourd’hui quinze passés : je suis sa mere, & je devrois en parler avec modestie, mais j’ose dire néanmoins qu’aucune mere n’eut jamais un enfant plus accompli. Elle est belle, elle est sage, elle est honnête, & nos malheurs répandent sur ses traits cette impression de sentiment & de noblesse qui attendriroit le cœur le plus dur. (Ici Philinte commença à calomnier intérieurement la vertu de cette mere : il écouta pourtant avec une sorte de joie : Il est né sensible au plaisir, & ses sens pouvoient se laisser surprendre sans crime, dans la persuasion où il étoit qu’on venoit lui tendre un piége agréable.) Eh bien, Madame, lui dit-il, que puis-je faire pour Mademoiselle votre fille ? Beaucoup, Monsieur ; permettez que j’entre dans quelque détail. Ma fille née avec de l’ambition, de l’esprit & du goût, raisonne aisément sur l’injustice de la fortune ; elle se fit un courage pleine de mépris pour son sort ; & dans la résolution d’en réparer l’outrage, elle porta des yeux philosophiques sur ses ressources, & sur le monde. Il vous paroîtra singulier, Monsieur, qu’à quinze ans on ait eu une raison assez éclairée, une tête assez froide, pour mépriser le malheur ! Mais vous la verrez, & vous serez convaincu que je dis la vérité. Ses ressources furent les talens ; elle étudia les arts, & bientôt s’en appropria les avantages ; ce qu’elle tira du monde, fut la fermeté, le noble orgueil, la politesse, & toutes les vertus extérieures. Elle y vit beaucoup d’heureux, qui ne méritoient pas qu’elle leur fit l’honneur de rougir devant eux d’être pauvre ; elle vit beaucoup d’honnêtes gens qui étoient parvenus à obtenir la considération générale, quoique pauvres ; & ces coups d’œil firent la regle de sa conduite ; elle brava les regards des insolens, & s’attira ceux des gens vertueux. A l’égard des talens, elle en possede trois ou quatre à un degré presque supérieur ; la Peinture, la Musique, les instrumens, la Poésie ; elle gagna deux prix d’année passée, sans vouloir être connue ; & elle travaille actuellement à un ouvrage de Peinture, qui feroit déjà honneur à un Maître. . . . (Philinte, prévenu que cette femme avoit des vues, n’écou-toit tout ce récit que comme une belle histoire, & toujours il se disoit ; c’est de l’argent qu’on me demande. Il concluoit pourtant que la jeune personne étoit jolie, car autrement l’imposture eût été grossiere. L’idée qu’il se faisoit d’elle, comme jolie, l’occupoit, & lui donnoit, sans qu’il s’en apperçut, une patience d’écouter, que l’inconnue prenoit pour confiance & intérêt ; & dans cette persuasion, elle ne songeoit pas à abréger son discours. Enfin elle s’arrêta. Madame, lui dit Philinte, voilà un beau portrait, Mademoiselle votre fille peut être comptée au nombre de nos prodiges ; mais je suis encore obligé de vous demander ce que je puis faire pour elle. Son bonheur, Monsieur ; moi, Madame ! Eh comment donc cela ! j’ai pu obliger en ma vie ; j’ai fait des heureux, peut-être ? mais ce n’étoit pas dans le mê-me cas. Je n’ai aucune idée, aucun moyen sans doute, & je crois que vous vous faites trop bonne opinion de moi. Non, Monsieur, je sçais ce que je dis, je suis très-bien instruite, & je viens ici de la part de quelqu’un. . . . . Enfin, Madame, ayez donc la bonté de vous expliquer. (Tout cela ressembloit parfaitement à une aventure, & Philinte ne doutoit plus que ce n’en fût une. Il n’osoit cependant paroître deviner les vues qu’on lui cachoit ; il pouvoit se tromper, & il eût été au désespoir d’avoir offensé la vertu malheureuse.) La province n’étoit pas un lieu de ressources pour nous, reprit l’inconnue ; nous avons cru devoir apporter nos espérances dans la capitale ; ma fille, inspirée par un bon génie, a pris la liberté d’écrire au Ministre, & sa lettre appuyée encore par un homme de qualité à qui mon mari avoit ren-du quelques services, a produit tout l’effet que nous en pouvions attendre. Le Ministre a voulu nous connoître, & après avoir entendu ma chere Eléonore, lui a promis toute sa protection. C’étoit vers la fin de la semaine passée, que nous fîmes notre voyage à Versailles : nous commencions à compter les jours, & notre espérance alloit s’affoiblir, lorsqu’enfin nous avons vu briller l’aurore du beau jour que nous attendions. Voici, Monsieur, une lettre que le Ministre vous écrit, & qui m’a été remise de sa part pour vous l’apporter. Philinte prit cette lettre avec respect, voyant très-bien dès-lors qu’il n’étoit plus question d’aventure : il la lut, & voici ce qu’elle contenoit à peu près Le pere d’Eléonore avoit fait tant d’honneur au Barreau, & elle-même ajoutoit tant à la gloire de son pere, par son mérite & ses vertus, que l’intention de la Cour étoit qu’elle jouit une situation agréable. Philinte, estime du Ministre par ses lumieres & sa raison, étoit en cette considération chargé de chercher un époux à Eléonore parmi la jeune Noblesse qui venoit tous les jours recevoir ses leçons. On promettoit un emploi convenable à celui qui se présenteroit avec l’approbation de Philinte. Philinte, après avoir lu, regarda l’inconnue. On me fait plus d’honneur que je ne mérite, Madame, lui dit-il, mais je sçaurai vous rendre tout l’honneur que vous méritez. J’entrevois le moyen de vous faire bientôt jouir des favorables dispositions du Ministre, & puisqu’il veut s’en rapporter à moi, votre bonheur est assuré. Je ne vous demande que quelques jours, pendant lesquels j’aurai l’honneur de vous aller rendre mes devoirs. L’inconnue espéra tout, remercia & sortit. Philinte ne sensible & tendre, éprouva une sorte d’agitation : il m’a avoué qu’il craignit de s’examiner. Cependant il ne laissa pas d’écouter certaine voix secrette. Il considéroit une fille charmante & malheureuse, dont la destinée alloit dependre de lui ; & la nature lui disoit d’exiger d’elle une reconnoissance proportionnée au service qu’il alloit lui rendre. Il ne put différer de l’aller voir que jusqu’au moment où il pourroit lui annoncer un époux. Trois jours lui suffirent cpour cela. Il se rendit chez elle avec ce trouble qu’entraîne le desir de réussir dans des desseins que la conscience peut reprocher. Mais ce trouble se dissipa, en le voyant, pour laisser subsister tout le desir. Il vit l’objet le plus beau de la nature ; il sentit son ame voler vers les plaisirs que tant de charmes annonçoient. Il vit encore une misere partout répétée, une mere qui paroissoit en supporter à peine le sentiment affreux. Combien d’écueils pour une imagination naturellement voluptueuse ! Mais Eléonore, par un seul regard, en détruisit le charme séducteur. Il lui parla, & dans ses réponses, il vit un esprit butté contre l’infortune, que la philosophie & l’honneur ont élevé à la sphere des idées sublimes, & qui est incapbale de plier devant les idoles de la vanité humaine. Philinte pénétré de respect & d’admiration, sentit que nos mœurs dépendent des femmes. Il lui proposa avec modestie le mari qui alloit la rendre heureuse ; on eût dit que c’étoit lui qui alloit être heureux ; elle remercia avec cette reconnoissance que donne un bonheur qu’on doit à l’estime. Le Ministre ratifia le choix de Philinte, par la grace qu’il avoit promise, & ce mariage sera célébré au premier jour.