Discours III.
Un Courtisan disgracié étoit à
la Bastille. Là sans Livre, sans occupation, en proie à l’ennui
& à l’horreur de la prison, il s’avise d’apprivoiser une
araignée ; c’étoit la seule consolation qui lui restoit dans son
malheur. Le Gouverneur de la Bastille, par une inhumanité commune
aux hommes accoutumés à voir des malheureux, écrase cette araignée.
Fait tiré du Livre de l’Esprit, & rapporté
antérieureent par vingt différens Auteurs.
Je comparerai la sériocité de ce Gouverneur à
celle de vingt Seigneurs de Château, qui accablés de leur inutilité,
dévotes d’ennui, & voulant paroître grands, appellent à leur secours
le Curé, le voisin pauvre, ( gens qu’il est si aisé de flatter, parce
que l’extrême médiocrité les rend tout à la fois humbles & vains )
les caressent dans une partie de plaisir, & les égorgent dans une
partie de jeu. La com-paraison paroîtra tirée, & elle
l’est ; mais je demande s’il y a plus de barbarie à arracher à un
prisonnier le seul plaisir qui lui reste, qu’à dépouiller un honnête
homme du seul écu qu’il ait pour vivre. Je crois que deux ames capables
de ces différentes violences, sont bien égales en férocité. Je me
représente le désespoir muet du Courtisan à qui on écrasa son araignée ;
je me peins également l’horrible serrement de cœur du malheureux à qui
on ravit impitoyablement sa subsistance. Je vois la même horreur &
le même crime. Ce Curé, ce voisin indigent, paroissent moins à plaindre
que le Courtisan, en ce qu’il semble qu’ils pouvoient éviter le malheur
qui les accable maintenant. Cette partie où ils viennent d’être ruinés,
n’étoit point d’une nécessité indispensable ; c’est par leur faute que
leur maison va manquer de bois & de pain. . . .
Ecoutons leur justification.
Ils ont vécu six mois dans un
antre ; réduits aux carrotes, au lard ranse, à la lueur pâle d’une
lampe, à la société de quelques êtres infortunés comme eux ; le plaisir
est venu frapper à leur porte, & leur a dit : Suivez-moi, sur mes
traces vous trouverez une grande maison, beaucoup de valets pour vous
servir, un homme riche, décoré, aimable, caressant, dont vous deviendrez
les amis, qui vous dira des nouvelles, vous associera à ses amis
illustres, vous nourrira des meilleurs mets, vous abbreuvera des
meilleurs vins. Pouvoient-ils résister, pouvoient-ils être sourds, &
calculer les inconvéniens du plaisir ? La misere, la soif, la faim ne
leur ont pas permis de les connoître. Ils ont suivi ce guide enchanteur,
ils ont trouvé tout ce qui leur avoit été promis, mais à la fin du jour
on leur a signifié de tenir des cartes ; c’étoit un ordre,
un ordre exprès ; ils ont pâli & balancé, mais ils ont compris que
leur résistance alloit les bannir pour jamais d’un lieu enchanté : eh !
comment sacrifier à un malheur incertain, un bonheur assuré ? Ils
espéroient d’ailleurs qu’on proportionneroit le combat à leur force ;
ils n’ont connu tout leur danger que lorsque l’action étoit engagée ;
ils ne pouvoient plus reculer. . . . Voilà ce que ces infortunés répondront à leurs Juges ; les
condamnera-t’on ? Ah ! si après leur aveu, il paroît encore de
l’imprudence dans leur obéissance, je n’en dirai que plus légitimement à
l’homme cruel qui les a forcé de se ruiner en obéissant : Homme lâche,
tyran cruel, sçachez descendre, ou vous suffire ; ce louis que vous avez
gagné au Ministre des autels, est le sang du rustre malheureux ; ce
petit grain d’or que vous dé-vorez des yeux, devoit nourrir
pendant un mois une famille entiere. Transportez-vous dans deux maisons
que vous venez de désoler, vous entendrez des gemissemens, des sanglots,
les cris affreux de la faim, & des imprécations contre vous. . . .
Je race ce tableau d’après la vérité, & la nature me l’inspire plus
que la raison. Je fus témoin hier
de l’horreur que je dépeins.
Une femme dans la même circonstance
où je viens de placer les deux objets que j’ai mis sur la scene, réduite
à ne pas manger de tout le jour, fut réduite à emprunter de sa
domestique le seul écu qu’elle eût, pour faire subsister son mari
impotent. Je dirai pourtant à cette femme, & à quoiconque s’expose,
comme elle, à tomber dans une si grande extrêmité, que, quoiqu’une
fatale séduction ait rendu presqu’inévitable la docilité qui lui arrache
aujourd’hui des larmes, on est en droit de la condamner en
la plaignant. Il falloit qu’elle opposât une résistance noble à l’ordre
qu’on lui signifioit : elle en auroit eu le courage, si elle avoit voulu
s’y condamner ; mais le plaisir, la vanité, la gourmandise furent
consultés : la vanité surtout. Eh ! quelle petitesse n’y a-t’il pas à
attacher de la gloire à voir des gens dont on est la ressource dans
l’ennui, & la victime dans le plaisir ? Le motif de la gourmandise
seroit moins condamnable ; c’est du moins une foiblesse sans illusion ;
il n’y a ici que la raison qui la condamne, & il y a moins à rougir
d’un défaut de prudence, que d’une petitesse d’esprit. Cependant l’une
& l’autre sont très-dignes de censure, quand l’effet qui s’enfuit,
peut devenir si digne de pitié. On les mépriseroit en soi, on sçauroit
leur résister, si l’on avoit le bon sens, la noblesse d’ame que fit autrefois admirer l’Anglois respectable dont parle l’Auteur
du Livre de l’Esprit. « La Cour d’Angleterre, dit-il, ayant intérêt d’attirer
un Seigneur dans son parti, M. Walpole va le
trouver. Je viens, lui, dit-il, de la part du Roi, vous assurer de sa
protection, vous marquer le regret qu’il a de n’avoir encore rien fait
pour vous, & vous offrir un emploi plus convenable à votre mérite.
Milord, lui répliqua le Seigneur Anglois, avant de répondre à vos
offres, permettez-moi de faire apporter mon soupé devant vous. On lui
sert au même instant un hachis fait du reste d’un gigot, dont il avoit
dîné. Se tournant alors vers M. Walpole : Milord,
ajouta-t’il, pensez-vous qu’un homme qui se contente d’un pareil repas,
soit un homme que la Cour puisse aisément gagner ? Dites au Roi ce que
vous avez vu ; c’est la seule réponse que j’aie à lui
faire. »
Ce trait d’histoire renferme l’essence de la plus pure philosophie ;
& quiconque, se trouvant placé au dessous des Grands par le malheur
de la naissance ou l’inconstance de la fortune, voudra bien méditer sur
l’héroïque fermeté dont il offre l’exemple, apprendra à vivre du lait de
ses vaches, & du fruit de son jardin ; sçaura résister aux
politesses des Grands, tant qu’il aura quelque chose à perdre ; & se
dira cent fois par jour : C’est mon louis que l’on caresse ; quand je
m’en serai laissé epouiller, on ne me croira plus digne que du plus
profond mépris, & ce sera en riant de ma sottise, que l’on
m’éclairera sur mon imprudence.
En songeant cobien les hommes sont orgueilleux, on croiroit que le seul
amour propre doive suffire à ins-pirer ces grandes maximes
qu’ont suivi quelques hommes qui ont sçu rester dans leur état. En
songeant combien les hommes sont petits, on n’est plus étonné de leur
voir tant d’aversion pour un état inférieur, qui les rend petits à leurs
propres yeux. Ils veulent en sortir, & croyent en sortir réellement
en se plaçant sur de petites éminences. Petits & vains, il est
impossible qu’ils ne se livrent d’eux-mêmes à toute l’indiscrétion des
Grands. Que feront ces derniers dans la circonstance toujours
renaissante d’un ennui profond & humiliant ? Prêcheront-ils des fous
qui viennent leur procurer du plaisir ? Non, ce seroit convertir la
morale en Roman, que d’attendre d’eux cet héroïque sacrifice. Il faut
donc que les hommes, manquant des qualités qui peuvent les rendre sages
naturellement, s’imposent des loix pour y remédier.