Discours XV. Jean-François de Bastide Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Karin Heiling Editor Sabine Sperr Editor Barbara Thuswalder Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 26.04.2016 o:mws.3352 Jean-François de Bastide: Le Nouveau Spectateur. Tome II. Amsterdam und Paris: Rollin und Bauche 1758, 361-412, Le Nouveau Spectateur (Bastide) 2 015 1758 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Frauenbild Immagine di Donne Image of Women Imagen de Mujeres Image de la femme Liebe Amore Love Amor Amour Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art France Issé Issé -1.45111,47.62389 Europe 9.14062,48.69096 China 105.0,35.0 France Paris Paris 2.3488,48.85341 France 2.0,46.0 Japan 139.75309,35.68536 Palace of Versailles 2.12131,48.80494 Germany Saxony Saxony 13.25,51.0

Discours XV. La petite Maison.

Melite vivoit familiérement avec les hommes, & il n’y avoit que les bonnes gens ou ses amis intimes, qui ne la soupçonnassent pas de galanterie. Son air, ses propos légers, ses manieres libres établissoient assez cette prévention. Le Marquis de Trémicour avoit envie de l’engager, & avoit compté y réussir aisément. C’est un homme qui doit avoir plus de sécurité qu’un autre auprès des femmes. Il est magnifique, généreux, plein d’esprit & de goût, & peu d’hommes peuvent se vanter, à juste titre, de l’égaler en agrémens. Malgré tant d’avantages, Melite lui résistoit ; il ne concevoit pas ce caprice. Elle lui disoit qu’elle étoit vertueuse, & il répondoit qu’il ne croiroit jamais qu’elle le fût. C’étoit entr’eux une guerre continuelle à ce sujet. Enfin le Marquis la défia de venir dans sa Petite-Maison. Elle répondit qu’elle y viendroit, & que là, ni ailleurs, il ne lui seroit redoutable. Ils firent une gageure, & elle y alla. (Elle ne sçavoit pas ce que c’étoit que cette petite Maison ; elle n’en connoissoit même aucune que de nom). Nul lieu dans Paris ni dans l’Europe, n’est ni aussi galant, ni aussi ingénieux : il faut l’y suivre avec le Marquis, & voir comment elle se tirera d’affaire avec lui.

Cette Maison unique est sur le bord de la Seine. Une avenue conduisant à une parte d’oie, amene à la porte d’une jolie avant-cour, tapissée de verdure, & qui de droite & de gauche, communique à des basses-cours distribuées avec symmé-trie, dans lesquelles on trouve une ménagerie peuplée d’animaux rares & familiers, une jolie laiterie, ornée de marbres, de coquillages, & où des eaux abondantes & pures temperent la chaleur du jour ; on y trouve aussi tout ce que l’entretien & la propreté des équipages, de même que les approvisionnemens d’une vie délicate & sensuelle, peuvent demander.

Dans l’autre basse-cour sont placés une écurie double, un joli manége, & un chenil où sont renfermés des chiens de toute espece.

Tous ces bâtimens sont contenus dans des murs de face d’une décoration simple, qui tiennent plus de la nature que de l’art, & représentent le caractere pastoral & champêtre. Des percées ingénieusement ménagées, laissent apercevoir des vergers & des potagers constamment variés ; & tous ces objets attirent si singulié-rement les regards, qu’on est impatient de les admirer tour à tour. Melite avoit cette impatience, mais elle voulut d’abord parcourir les beautés qui la frappoient de plus près. Trémicour brûloit de la conduire dans les appartemens ; c’étoit-là qu’il pouvoit lui expliquer sa flamme ; sa curiosité lui étoit déjà importune ; les louanges même qu’elle donnoit à son goût, ne le touchoient point ; il y répondoit avec beaucoup de distraction. C’étoit pour la premiere fois que sa petite Maison lui étoit moins chere que les objets qu’il y conduisoit. Melite remarquoit sa contenance, & en triomphoit ; la curiosité l’eût seule engagée à tout voir, mais elle y pouvois mettre de la malice, & ce second motif valoit bien l’autre pour s’y entêter. C’étoit ici une question qu’elle faisoit, là un compliment, & partout des exclamations. En vérité, disoit-elle, voilà qui est ingénieux au possible, cela est charmant, je n’ai rien vu. . . . Oh ! les appartemens sont bien plus singuliers, répondoit-il : vous allez voir ; ne voulez-vous pas entrer ? . . . . Dans un moment, reprenoit-elle, ceci a bien son pris : il faut tout parcourir ; il y a là quelque chose que nous n’avons pas vu : allons, Trémicour, point d’impatience. Je n’en ai point, Madame, dit-il un peu piqué ; c’est pour votre intérêt que je parle ; vous vous fatiguerez ici à marcher, & vous ne pourrez plus. . . . . . Oh, vous me pardonnerez, dit-elle, avec un ton railleur, je suis venue ici uniquement pour marcher, & je sens mes forces.

Il fallut qu’il essayât cet entêtement jusqu’au bout ; il dura encore près d’un quart-d’heure. Heureusement il parvint à y soupçonner du caprice ; sans quoi je crois qu’il l’auroit plantée là. Il la conduisoit par la main, & toujours il la tiroit ver la maison : trois ou quatre fois de suite elle eut la méchanceré de se laisser entraîner jusqu’á un certain point ; elle faisoit quelques pas, & elle revenoit pour examiner encore ce qu’elle voit déjà examiné : il l’entraînoit toujours ; il paroissoit marcher sur des épines ; elle en rioit intérieurement, & lui donnoit de ces regards qui par un artifice unique, disent, je me plais à vous désespérer, en paroissant solliciter la complaisance. A la fin une vivacité échappa à Trémicour : elle feignit de ne le trouver pas bon, & lui dit qu’il étoit insupportable. C’est vous-même qui l’êtes, répondit-il, vous m’avez promis que vous verriez tout, & nous restons ici. J’aime mes appartemens, & je veux que vous les voyez : Eh bien, Monsieur, il n’y a qu’à les voir, il ne faut point de querelle pour cela. Bon Dieu, que vous êtes prompt ! . . .

Le son de voix & le regard qui l’accompagnoit étoient si doux, qu’il sentit augmenter le défaut qu’on lui reprochoit. Oui, dit-il, je suis prompt, je compte les momens. Nous venons ici avec des conventions qui m’en font une excuse ; & l’oubli que vous paroissez en avoir fait. . . . Il n’y a point d’oubli à cela, répondit-elle en marchant ; au contraire, je suis plus dans mon rôle que vous ; vous m’avez dit que votre maison me séduiroit, j’ai parié qu’elle ne me séduiroit pas : croyez-vous que me livrer à tous ses charmes, soit mériter le reproche d’infidélité ? . . . .

Trémicour alloit répondre, mais ils étoient alors au milieu de la cour principale, & une exclamation qu’arracha à Melite le simple coup d’œil qu’elle y donna, ne lui en laissa pas le temps. Cette cour, quoique peu spacieuse, annonce le goût de l’Architecte. Elle est entourée de murailles revêtues de palissades odoriférantes assez élevées pour rendre le corps de logis plus solitaire, mais élaguées de manière qu’elles ne peuvent nuire à la salubrité de l’air que l’Amour semble y porter. Il fallut encore que Trémicour dévorât ces complimens importuns que Melite lui prodiguoit. Enfin ils arriverent au bas d’un perron qui conduit à un vestibule assez grand, d’où le Marquis renvoya les valets au commun, par un signe. Il la fit passer tout de suite dans un sallon, donnant sur le jardin, & qui n’a rien d’égal dans l’univers. Il s’apperçut de la surprise de Melite, & lui permit alors d’admirer. En effet, ce sallon est si voluptueux, qu’on y prend des idées de tendresse en croyant seulement en prêter au Maître à qui il appartient. Il est de for-me circulaire, voûté en calote, peinte par HalléUn de nos peintres François qui, après Boucher, s’est le plus signalé dans la fable. ; les lambris sont imprimés couleur de lilas, & enferment de très-belles glaces ; les dessus de porte, peints par le même, représentent des sujets galans. La sculpture y est distribuée avec goût, & sa beauté est encore relevée par l’éclat de l’or. Les étoffes sont assorties à la couleur du lambris. En un mot, le CarpentierL’un des Architectes du Roi, qui entende le mieux la décoration des dedans .Le petit château de M. de la Boissiere, & la maison de M. Bouret, sont son ouvrage, & prouvent son génie & son goût. n’auroit rien ordonné de plus agréable & de plus parfait.

Le jour finissoit ; un Negre vint allumer trente bougies, que portoient un lustre & des girandoles de porcelaine de Seve, artistement arrangées, & armées de supports de bronze dorés d’or moulu. Ce nouvel éclat de lumiere qui réflétoit dans les glaces, fit paroître le lieu plus grand, & répéta à Trémicour l’objet de ses vœux ardens.

Melite, frappée de ce coup d’œil, commença à admirer sérieusement, & à perdre l’envie de faire des malices à Trémicour. Comme elle voit vécu sans coquetterie & sans amans, elle avoit mis à s’instruire le temps que les autres femmes mettent à aimer & à tromper, & elle avoit réellement du goût & des connoissances. Elle apprécioit d’un coup d’œil le talent des plus fameux Artistes, & eux-mêmes devoient à son estime pour les chef-d’œuvres <sic>, cette immortalité que tant de femmes leur empêchent souvent de mériter par leur amour pour les riens. Elle vanta la légéreté du ciseau de l’ingénieux PineauSculpteur célebre pour les ornemens <sic>, & dont la plus grande partie des Sculptures des appartemens de nos hôtels, sont l’ouvrage., qui avoit présidé à la sculpture. Elle admira les talens de DandrillonPeintre qui a trouvé depuis peu, le secret de peindre les lambris sans odeur, & d’appliquer l’or sur la sculpture, sans blanc d‘apprêt., qui avoit employé toute son industrie à ménager les finesses les plus imperceptibles de la menuiserie & de la sculpture. Mais surtout perdant de vue les importunités auxquelles elle s’exposoit de la part de Trémicour, en lui donnant de la vanité, elle lui prodigua les louanges qu’il méritoit par son goût & son choix. Voilà qui me plaît, lui dit-elle, voilà comme j’aime qu’on emploie les avantages de la fortune. Ce n’est plus une petite maison, c’est le temple du génie & du goût. . . . . C’est ainsi que doit être l’asyle de l’amour, lui dit-il, tendrement : sans connoître ce Dieu, qui eût fait pour vous d’autres miracles, vous sentez que pour l’inspirer, il faut du moins paroître inspiré par lui. . . . . Je le pense comme vous, reprit-elle ; mais pourquoi donc, à ce que j’ai oui dire, tant de petites maisons décélent-elles un si mauvais goût ? C’est que ceux qui les possedent desirent sans aimer, répondit-il ; c’est que l’amour n’avoit pas arrêté que vous y viendriez un jour avec eux.

Melite écoutoit, & auroit écouté encore, si un baiser appuyé sur sa main ne lui eût appris que Trémicour étoit venu-là pour se payer de toutes les choses obligeantes qu’il trouveroit occasion de lui dire. Elle se leva pour voir la suite des appartemens ; le Marquis qui l’avoit vue si touchée des seules beautés du sallon, & qui avoit mieux à lui montrer, espéra que des objets plus touchans le toucheroient davantage, & se garda bien de l’em-pêcher de courir à sa destinée. Il lui donna la main, & ils entrerent à droite dans une chambre à coucher.

Cette piece est de forme quarrée & à pans ; un lit d’étoffe de Péquin jonquille, chamarré des plus belles couleurs, est enfermé dans une niche placée en face d’une des croisées qui donnent sur le jardin : on n’a point oblié de placer des glaces dans les quatre angles. Cette piece d’ailleurs est terminée en voussure qui contient dans un cadre circulaire, un tableau où PierreUn de nos célebres Peintres qui, par la force de son coloris, a mérité un rang distingué dans l’Ecole Françoise. a peint, avec tout son art, Hercule dans les bras de Morphée, réveillé par l’Amour. Tous les lambris sont imprimés couleur de souffre tendre. Le parquet es de marquetterie mêlée de bois d’amaranthe & de cedre ; les marbres, de bleu turquin. De jolis bronzes & des porcelaines sont placés avec choix & sans confusion, sur des tables de marbre en console, distribuées au dessous des quatre glaces. Enfin de jolis meubles de diverses formes, & des formes les plus relatives aux idées partout exprimées dans cette maison, forcent les esprits les plus froids à ressentir un peu de cette volupté qu’ils annoncent.

Mélite n’osoit plus rien louer ; elle commençoit même à crandre de sentir. Elle ne dit que quelques mots, & Trémicour auroit pu s’en plaindre, mais il l’examinoit & il avoit de bons yeux : il l’eût même remerciée de son silence, s’il n’avoit pas sçu que des marques de reconnoissance sont une étouderie, tant qu’une femme peut désavouer les idées dont on la remercie. Elle entra dans une piece suivante & elle y trouva un autre écueil. Cette piece est un boudoir, lieu qu’il est inutile de nommer à celle qui y entre, car l’esprit & le cœur y dévinent de concert. Toutes les murailles en sont revêtues de glaces, & les joints de celles-ci, marqués par des troncs d’arbres artificiels, mais sculptés, massés & feuillés avec un art admirable. Ces arbres sont disposés de manière qu’ils semblent former un quinconce : ils sont jonchés de fleurs, & chargés de girandoles dont les bougies procurent une lumiere graduée dans les glaces par le soin qu’on a pris, dans le fond de la piece, d’étendre des gazes plus ou moins serrées sur ces corps transparens ; magie qui s’accorde si bien avec l’effet de l’optique, que l’on croit être dans un bosquet naturel, éclairé par le secours de l’art. La niche où est placée l’ottomane, espece de lit de repos qui pose sur un parquet de bois de roses à compartimens, est enrichie de crépines d’or, mêlées de verd & garnies de coussins de différens calibres ; tout le pourtour & le plafond de cette niche, sont aussi revêtus de glaces. Enfin la menuiserie & la sculpture en sont peintes d’une couleur assortie aux différens objets qu’elles représentent, & cette couleur a encore été appliquée par DandrillonC’est encore à cet Artiste, qu’on doit la découverte, non seulement d’avoir détruit la mauvaise odeur de l’impression qu’on donnoit precédemment aux lambris, mais d’avoir trouvé le secret de mêler dans ses ingrédiens, celle odeur qu’on juge à propos ; odeur qui subsiste plusieurs années de suite, ainsi que l’ont déjà éprouvé plusieurs presonnes., de manière qu’elle exhale la violette, le jasmin & la rose. Toute cette décoration est posée sur une cloison qui a peu d’épaisseur & autour de laquelle regne un coridor assez spacieux, dans lequel le Marquis avoit placé des Musiciens.

Mélite étoit ravie en extase. De-puis plus d’un quart d’heure qu’elle parcouroit ce boudoir, sa langue étoit muette, mais son cœur ne se taisoit pas. Il murmuroit en secret contre des hommes qui mettent à contribution tous les talens, pour exprimer un sentiment dont ils sont si peu capables. Elle faisoit sur cela les plus sages réflexions ; mais c’étoient, pour ainsi dire, des secrets que l’esprit déposoit dans le fond du cœur & qui devoient bientôt s’y perdre. Trémicour les y alloit chercher par ses regards perçants, & les détruisoit par les soupirs. Il n’étoit plus cet homme à qui elle croyoit pouvoir reprocher ce contraste monstrueux ; elle l’avoit changé & elle avoit plus fait que l’Amour. Il ne parloit pas ; mais ses regards étoient des sermens. Mélite doutoit de sa sincérité, mais elle voyoit du moins qu’il sçavoit bien feindre, & elle sentoit que cet art dangereux expose à tout dans un lieu charmant. Pour se distraire de cette idée, elle s’éloigna un peu de lui & s’approcha d’une des glaces, feignant de remettre une épingle à sa coëffure <sic> ; Trémicour se placa devant la glace qui étoit vis-à-vis, & par cet artifice pouvant la regarder encore plus rendrement, sans qu’elle fût obligée de détourner les yeux, il se trouva que c’étoit un piege qu’elle s’étoit tendu à elle-même. Elle fit encore cette réflexion, & voulant en détruire la cause, s’imaginant le pouvoir, elle crut y réussir en faisant des plaisanteries à Trémicour. Eh, bien, lui dit-elle, cesserez-vous de me regarder ! à la fin cela m’impatiente. Il vola vers elle. Vous avez donc bien de la haine pour moi, répondit-il ! ah, Marquise, un peu moins d’injustice pour un homme qui n’a pas besoin de vous déplaire pour être convaincu de son malheur. . . . Voyez comme il est modeste, s’écria-t-elle ! . . . . Oui, modeste & malheureux, poursuivit-il ; ce que je sens m’apprend à craindre, & ce que je crains m’apprend à craindre encore. Je vous adore & je n’en suis pas plus rassuré. Melite plaisanta encore ; mais avec quelle maladresse elle déguisa le motif qui l’y portoit ! Trémicour lui avoit pris la main & elle ne songeoit pas à la retirer. Il crut pouvoir la serrer un peu ; elle s’en plaignit, & lui demanda s’il vouloit l’estropier. Ah Madame ! dit-il en feignant de se désespérer, je vous demande mille pardons ; je n’ai pas cru qu’on pût estropier si aisément. L’air qu’il venoit de prendre la désarma, il vit que le moment étoit décisif, il fit un signal, & à l’instant les musiciens placés dans le coridor, firent entendre un concert charmant. Ce concert la déconcerta ; elle n’écouta qu’un instant, & vou-lant s’éloigner d’un lieu devenu redoutable, elle marcha & entra d’elle-même, dans une nouvelle piece plus délicieuse que tout ce qu’elle avoit vu encore. Trémicour eût pu profiter de son extase & fermer la porte sans qu’elle s’en apperçût, pour la forcer à l’écouter, mais il vouloit devoir les progrès de la victoire aux progrès du plaisir.

Cette nouvelle piece est un appartement de bains. Le marbre, les porcelaines, les mousselines, rien n’y a été épargné. Les lambris sont chargés d’arabesques exécutées par PerotArtiste habile dans le genre dont nous parlons, & qui a peint à Choisi, les plus jolies choses dans ce goût., sur les desseins de GilotLe plus grand dessinateur de son temps pour les arabesques, les fleurs, les fruits & les animaux, & qui a surpassé dans ce genre, Berin, Audran, &c. , & contenues dans des compartimens distribués avec beaucoup de goût : des plantes maritimes montées en bronze par CasieriFondeur & Ciseleur estimé pour les bronzes, dont tous les appartemens de nos belles maisons de Paris & des environs, sont ornées. ; des pagodes, des crystaux & des coquillages entremêlés avec intelligence, décorent cette salle dans laquelle sont placées deux niches, dont l’une est occupée par une baignoire, l’autre par un lit de mousseline des Indes brodée & ornée de glands en chaînettes. A côté est un cabinet de toilete dont les lambris ont été peints par HuetAutre Peintre célebre d’arabesques, & particuliérement pour les animaux., qui y a représenté des fruits, des fleurs & des oiseaux étrangers, entremêlés de guirlandes & de médaillions dans lesquels BoucherLe Peintre des graces, & l’Artiste le plus ingénieux de notre siecle. a peint en camayeux, de petits sujets galants, ainsi que dans les dessus de porte. On n’y a point oublié une toi-lette d’argent par GermainOrfévre célebre & fils du plus grand Artiste que l’Europe ait possédé en ce genre. : des fleurs naturelles remplissent des jattes de porcelaine gros bleu, rehaussées d’or ; des meubles garnis d’étoffes de la même couleur, & dont les bois sont d’avanturine appliqués par MartinCélebre Vernisseur connu de tout le monde., achevent de rendre cet appartement digne d’enchanter des Fées : cette piece est terminée dans sa partie supérieure par une corniche d’un profil élégant, surmontée d’une campagne de sculpture dorée, qui sert de bordure à une calotte surbaissée, contenant une mosaïque en or, & entremêlée des fleurs peintes par BachelierUn des plus excellens Peintres de nos jours en ce genre, qu’il a quitté depuis peu, pour devenir le rival de Desportes & d’Oudry, & peut-être les surpasser..

Melite ne tint point à tant de pro-digne ; elle se sentit, pour ainsi dire, suffoquée, & fut obligée de s’asseoir. Je n’y tiens plus dit-elle, cela est trop beau ; il n’y a rien de comparable sur la terre. . . . Le son de voix exprimoit un trouble secret. Trémicour sentit qu’elle s’attendrissoit, mai en homme adroit, il avoit pris la résolution de ne plus paroître parler sérieusement. Il se contenta de badiner avec un cœur qui pouvoit encore se dédire. Vous ne le croyez pas, lui dit-il, & c’est ainsi qu’on éprouve qu’il ne faut jurer de rien ; je sçavois bien que tout cela vous charmeroit, mais les femmes veulent toujours douter. Oh, je ne doute plus, reprit-elle, je confesse que tout cela est divin & m’enchante. (Il s’approcha d’elle sans affectation). Avouez, reprit-il, que voila une petite maison bien nommée ; si vous mavez <sic> reproché de ne pas sentir l’Amour, vous conviendrez du moins que tant de choses capables de l’inspirer, doivent faire beaucoup d’honneur à mon imagination. Je suis persuadé même que vous ne concevez plus comment on peut avoir tout à la fois des idées si tendres & un cœur si insensible. N’est-il pas vrai que vous pensez cela ? Il pourroit en être quelque chose, répondit-elle, en souriant ; eh bien, reprit-il, je vous proteste que vous jugez mal de moi. Je vous le dis à présent sans intérêt, car je vois bien qu’avec un cœur cent fois plus tendre que vous ne m’en croyez un indifférent, je ne vous toucherois pas ; mais il est certain que je suis plus capable que personne d’amour & de constance. Notre jargon, nos amis, nos maisons, notre train nous donnent un air de légérete <sic> & de perfidie, & une femme raisonnable nous juge sur ces dehors ; nous contribuons nous-mêmes volontairement à cette réputation parce que le préjugé général ayant attaché à notre état cet air d’inconstance & de coquetterie, il faut que nous le prenions ; mais croyez-moi, la frivolité ni le plaisir mêmene <sic> nous emportent pas toujours : il est des objets faits pour nous arrêter & pour nous ramener au vrai ; & quand nous venons à les rencontrer, nous sommes, & plus amoureux, & plus constans que d’autres. . . Mais vous êtes distraite ? à quoi rêvez-vous ? A cette musique, reprit-elle : j’ai cru la fuir, & de loin elle en est plus touchante. (Quel aveu !) C’est l’amour qui nous poursuit, répondit il a affaire, bien-tôt cette musique ne sera que du bruit. Cela est bien certain, reprit-elle, mais enfin à présent elle me dérange. . . . . Sortons, je veux voir les jardins. . . . Trémicour obéit encore. Sa docilité n’étoit pas un sacrifice. Quel aveu, quelle faveur même vaut pour un amant l’embarras dont il jouissoit ! Il se contenta de lui faire voir en passant une autre piece commune à l’appartement des bains & à celui d’habitation. C’est un cabinet d’aisance garni d’une cuvette de marbre à soupape, rêvertue de marqueterie de bois odoriférant, enfermée dans une niche de charmille feinte, ainsi qu’on l’a imité sur toutes les murailles de cette piece, & qui se réunit en berceau dans la courbure du plafond, dont l’espace du milieu laisse voir un ciel peuplé d’oiseaux. Des urnes, des porcelaines remplies d’odeurs, sont placées artistement sur des pieds d’ouche : les armoires masquées par l’art de la peinture, contiennent des crystaux, des vases, & tous les ustenciles <sic> nécessaires à l’usage de cette piece. Ils traversent ensuite une garderobe où l’on a pratiqué un escalier dérobé qui conduit à des entre-soles destinées au mystere. Cette garderobe dégage dans le vestibule. Melite & le Marquis repasserent par le sallon, il ouvrit la porte du jardin ; mais quelle fut la surprise de Melite d’apercevoir un jardin amphithéâtralement disposé, éclairé par deux mille lampions. La verdure étoit encore belle, & la lumiere lui prêtoit un nouvel éclat. Plusieurs jets d’eau & différentes nappes distribuées avec art, réflechissoient les illuminations : TremblinAncien Décorateur de l’Opera & des petits appartemens de Versailles., chargé de cette entreprise, avoit gradué ces lumieres, en plaçant des terrines sur les devants, & seulement des lampions de différentes grosseurs dans les parties éloignées. A l’extrêmité des principales allées, il avoit dispassé des transparens dont les différens aspects invitoient à s’en approcher. Me-lite fut enchantée, & ne s’exprima pendant un quart d’heure que par des cris d’admiration. Quelques instrumens champêtres firent entendre des fanfares, sans se montrer ; plus loin, une voix chantoit quelqu’ariette d’Issé : là, une grotte charmante faisoit bondir des eaux avec impétuosité ; ici une cascade ruisseloit & produisoit un murmure attendrissant : Dans des bosquets divers, mille jeux variés s’offroient pour les plaisirs & pour l’amour : d’assez belles salles de verdure annonçoient un amphithéâtre, une salle de bal, & un concert ; des parterres émaillés de fleurs, des boulingrins, des gardins de gazon, des vases de fonte, & des figures de marbre, marquoient les limites & les angles de chaque carrefour du jardin, qu’une très grande lumiere, puis ménagée, puis plus sombre, varioit à l’infini. Trémicour ne marquant au-cun dessein, & affectant même, comme je l’ai dit, de montrer moins d’ardeur qu’il n’en avoit, conduisit Melite dans une allée sinueuse qui lui fit craindre intérieurement quelque surprise : en effet, cette allée tracée par une courbure subite, ne présentoit plus que des ténebres. Elle n’eut pas craint d’y entrer, si elle se fût senti indifférente ; mais le trouble secret qu’elle éprouvoit, lui rendoit tout à craindre : Elle parut effrayée, & sa frayeur redoubla par le bruit d’une artillerie précipitée : Trémicour, qui sçavoit apprécier l’avantage que donne à un homme, en toute occasion, la frayeur d’une femme, la reçut & la serra vivement dans ses bras au mouvement qu’elle fit. Elle alloit s’en dégager avec une vivacité égale, lorsque l’éclat subit d’un feu d’artifice lui montra dans les yeux du téméraire l’amour le plus tendre & le plus sou -mis. Elle fut un moment immobile, c’est-à-dire, attendrie ; ce moment ne fut pas aussi court que l’eût été celui qui eût suffi pour s’arracher de ses bras, si elle l’avoit haï ; & Trémicour put croire qu’elle avoit non hésité, mais oublié de s’en arracher. Ce joli feu avoit été préparé par Carle Rugieri: il étoit mêlé de transparens, de couleurs variées, qui, se mêlant avec les eaux jaillissantes du bosquet, où se donnoit cette fête, formoit un coup d’œil ravissant.

Tout ce spectacle, tous ces prodiges prêtoient un si grand charme à un homme qui, lui-même en avoit beaucoup, des regards amoureux, des soupirs enflammés s’accordoient si bien avec le miracle de la nature & de l’art, que Melite déjà émue, fut obligée d’entendre l’oracle qu’ils faisoient parler au fond de son cœur. Elle écouta cette voix puissante, & elle entendit l’arrêt de sa défaite. Le trouble la saisit. Le trouble est d’abord plus puissant que l’amour. Elle voulut fuir. . . . . Allons, dit-elle, voilà qui est charmant, mais il faut partir. Je suis attendue. . . . Trémicour vit qu’il ne falloit pas la combattre, mais il ne douta pas de pouvoir la tromper. Il avoit réussi vingt fois en cédant. Il la pressa légérement de rester. Elle ne voulut point, elle marchoit même fort vîte ; mais sa voix étoit émue, ses discours n’étoient pas suivis, & une abondance extrême de monosyllabes prouvoit qu’en fuyant elle s’occupoit des objets de sa fuite. J’espere du moins, lui dit-il, que vous daignerez donner un coup d’œil à l’appartement qui est à gauche du sallon. . . . Il n’est certainement pas plus beau que tout ce que j’ai vu, dit-elle, & je suis pressée de partir. C’est tout un autre goût, reprit-il, & comme vous ne reviendrez plus ici, je serois charmé. . . . Non, dit-elle, dispensez-m’en, vous me direz comment il est, & ce sera la même chose. J’y consentirois, reprit-il, mais nous voilà arrivés, c’est un instant. Vous ne pouvez pas être si pressée. D’ailleurs vous m’avez promis de tout voir, & si je ne me trope, vous vous reprocheriez de n’avoir pas gagné légitimement la gageure. Il le faut donc, dit-elle : allons, Monsieur, vous pourriez bien en effet vous vanter de n’avoir perdu qu’à demi. . . . Ils étoient déjà dans le sallon ; Trémicour en ouvrit une des portes, & elle entra d’elle-même dans un cabinet de jeu. Ce cabinet donne sur le jardin, les fenêtres en étoient ouvertes, Melite s’en approcha, après avoir donné quelques coups d’œils à l’appar-tement, & revit, peut-être avec plaisir, un lieu d’où elle venoit de s’arracher. Avouez, lui dit-il, méchamment, que ce coup d’œil est très-agréable : voilà l’endroit où nous étions tout à l’heure. Ce mot la fit rêver. Je ne conçois pas reprit-il, comment vous ne vous y êtes pas arrêtée plus long-temps. Toutes les femmes qui s’y sont trouvées, ne pouvoient plus en sortir. C’est qu’elles avoient d’autres raisons que moi pour y rester, répondit Melite. Vous me l’avez prouvé, lui dit-il. . . . Faites, du moins, plus d’honneur à cette piece, que vous n’en avez fait au bosquet. Daignez la considérer. Elle abandonna alors la fenêtre, elle tourna la tête, & bien-tôt la surprise fit l’attention. Ce cabinet est revêtu de laque du plus beau la Chine ; les meubles en sont de même matiere, revêtus d’étoffe des Indes brodée ; les girandoles sont de crystal de roche, & jouent avec les plus belles porcelaines de Saxe & du Japon, placées avec art sur des culs de lampe dorés d’or couleur. Melite considéra quelques figures de porcelaine ; le Marquis la conjura de les accepter ; elle refusa, mais avec cet air de ménagement qui laisse à un homme tout le plaisir d’avoir offert ; il ne crut pas devoir insister, & il lui fit connoître qu’il sçavoit qu’on ne doit point aspirer à faire accepter, le jour qu’on s’est vanté de plaire. Cette piece a deux ou trois portes. L’une entre dans un joli petit cabinet faisant pendant au boudoir ; l’autre dans une salle à manger, précédée d’un buffet ; qui dégage dans le vestibule. Le cabinet destiné à prendre le café, n’a pas été plus négligé que le reste de la maison : les lambris en sont peints en verd d’eau, parsemés de sujets pittoresques, rehaussés d’or. On y trouve quantité de corbeilles remplies de fleurs d’Italie ; & les meubles en sont de moire brodée en chaînettes.

Melite s’oubliant de plus en plus, s’étoit assise, & faisoit des questions. Elle repassoit tout ce qu’elle avoit vu, & demandoit le prix des choses, le nom des Artistes & des ouvriers. Trémicour répondit à toutes ses questions, & ne paroissoit pas avoir à lui en faire. Elle le louoit, vantoit son goût, sa magnificence, & il la remercioit comme un homme à qui on ne risque rien de rendre justice. L’artifice étoit si bien caché que Melite s’affectant de plus en plus, & ne considérant bientôt tout ce qui la frappoit, que du côté du génie & du goût, oublia réellement qu’elle étoit dans une petite Maison, & qu’elle y étoit avec un homme qui avoit parié de la séduire par ces mêmes choses qu’elle contemploit avec si peu de précaution, & qu’elle louoit avec tant de franchise. Trémicour profita d’un moment d’extase pour la faire sortir de ce cabinet. Tout cela est réellement très-beau, lui dit-il, & j’en conviens mais il reste quelque chose à vous montrer qui vous surprendra peut-être davantage. J’ai de la peine à le croire, répondit-elle, mais après les gradations que j’ai vues, rien n’est impossible, & il faut tout voir. (Cette sécurité est naturelle, & ne surprendra que ceux qui doutent de tout pas ignorance ou par insensibilité.)

Mélite se leva & suivit Trémicour. C’étoit dans la salle à manger qu’il la conduisoit. Elle fut frappée d’y trouver un souper servi, & s’arrêta à la porte. Qu’est-ce donc, s’écriat’elle, je vous ai dit qu’il falloit que je partisse. Vous ne m’avez pas ordonné de m’en souvenir, répondit-il ; & d’ailleurs il est très-tard, vous devez être fatiguée, & puisqu’il faut que vous soupiez, vous me ferez bien l’honneur de m’accorder la préférence, à présent que vous voyez que vous le pouvez avec si peu de risque. Mais où sont donc les domestiques, reprit-elle, pourquoi cet air de mystere ! Il n’en entre jamais ici, répondit-il, & j’ai pensé qu’aujourd’hui il étoit encore plus prudent de les bannir ; ce sont des bavards ; ils vous feroient une réputation, & je vous respecte trop. . . . Le respect est singulier, poursuivit-elle ; je ne sçavois pas que j’eusse plus à craindre de leurs regards que leurs idées. Trémicour sentit qu’elle n’étoit pas la dupe du paradoxe. Vous raisonnez mieux que moi, lui dit-il, & vous m’apprenez que le mieux est l’ennemi du bien : malheureusement ils sont renvoyés, & il n’y a plus de remede. L’imposture succédoit au para-doxe, & cela étoit visible ; mais quand on l’esprit troublé, ce sont souvent les choses frappantes qui ne frappent pas. Mélite n’insista donc point. Elle s’assit avec beaucoup de distraction, en considérant un tour placé dans un des arrondissemens de cette salle, par lequel on servoit, aux signes que Trémicour saisoit.

Elle mangea peu & ne voulut boire que de l’eau. Elle étoit distraite, rêveuse, triste. Ce n’étoit plus cet enchantement, ces exclamations par lesquels son attendrissement avoit commencé à se signaler. Elle étoit maintenant plus occupée de son état que des choses qui le causoient. Trémicour animé par son silence, lui disoit les choses les plus spirituelles, (nous avons de l’esprit auprès des femmes, à proportion que nous le leur faisons perdre ;) elle sourioit & ne répondoit pas. Il l’attendoit au dessert. Lorsque le moment en fut arrivé la table se précipita dans les cuisines qui étoient pratiquées dans les souterreins, & de l’étage supérieur elle en vit descendre une autre qui remplit subitement l’ouverture instantanée faite au premier plancher, & qui étoit néanmoins garantie par une balustrade de fer doré. Ce prodige, incroyable pour elle, l’invita insensiblement à considérer la beauté & les ornemens du lieu où il étoit offert à son admiration. Elle vit des murs revêtus de stuc de couleurs variées à l’infini, lesquelles ont été appliquées par le célebre ClericiStuctateur <sic> Milanois, qui s’est acquis une grande réputation en faisant le sallon de Neuilly, pour M. le Comte d’Argenson, & en dernier lieu, celui de saint Hubert, pour sa Majesté.. Les compartimens contiennent des bas reliefs de même matiere, sculptés par le fameux FalconetSculpteur du Roi, célebre à jamais par ses excellens, ouvrages dont plusieurs ont été exposés derniérement au sallon., qui y a re-présenté les fêtes de Comus & de Bacchus. Vassé a fait les trophées qui ornent les pilastres de la décoration. Ces trophées désignent la chasse, la pêche, les plaisirs de la table & ceux de l’amour, &c. De chacun d’eux, au nombre de douze sortent autant de torchieres portant des girandoles à six branches, qui rendent ce lieu éblouissant, lorsqu’il est éclairé. ) <sic>

Melite, quoique frappée, ne donnoit que des coups d’œils <sic>, & ramenoit bientôt ses yeux sur son assiette. Elle n’avoit pas regardé [Trémicour:#F:Trémicour] deux fois, & n’avoit pas prononcé vingt paroles : Mais Trémicour ne cessoit de la regarder, & lisoit encore mieux dans son cœur que dans ses yeux. Ses pensées délicieuses lui causoient une émotion dont le son agité de sa voix étoit l’interprete. Melite l’écoutoit, & l’écoutoit d’autant plus qu’elle le regardoit moins. L’impression que faisoit sur ses sens cette voix agitée, l’invitoit à porter les yeux sur celui en qui elle exprimoit tant d’amour. C’étoit pour la premiere fois que l’amour s’offroit à elle avec son caractere : non qu’elle n’eût jamais été attaquée ; elle l’avoit été cent fois, mais des soins, des empressemens ne sont pas l’amour, quand l’objet ne plaît pas ; d’ailleurs ces soins & ces empressemens marquent des desseins, & une femme raisonnable s’est accoutumée de bonne heure à s’en défier ; ce qui la séduisoit ici, c’étoit l’inaction de Trémicour, en exprimant tant de tendresse ; rien ne l’avertissoit de se défendre ; on ne l’attaquoit point ; on l’adoroit & on se taisoit. Elle rêva à tout cela, & Trémicour fut regardé. Ce regard étoit si ingénu qu’il devenoit un signal. Il en profita pour lui demander une chanson. Elle avoit la voix charmante, mais elle refusa. Il vit que la séduction n’étoit encore que momentanée, & il ne se plaignit que par un soupir. Il chanta lui-même, il voulut lui prouver que ses rigueurs étoient des loix auxquelles le grand amour lui donnoit la force d’obéir sans contrainte. Il parodia ces paroles si connues de Quinaut, dans Armide.

Que j’étois insensé de croire Qu’un vain laurier donné par la victoire, De tous les biens fût le plus précieux : Tout l’éclat dont brille la gloire Vaut-il un regard de vos yeux !

Je n’ai pas eu les paroles qu’il suppléa à celles-là, mais elles renfermoient en termes ingénieux l’abjuration de l’inconstance & le sermen d’aimer toujours. Melite parut touchée, & cependant fit une petite gri-mace. Vous en doutez, lui dit-il, & en effet je n’ai pas mérité de vous persuader. Je ne vous ai attirée ici que par mes étouderies, vous n’y êtes venue que sur la foi du mépris le plus juste ; ma réputation s’armeroit contre des preuves, & c’est par des sermens que je débute avec vous ? cependant il est certain que je vous adore : c’est un malheur pour moi, mais il ne sinira point. Melite ne vouloit pas répondre, mais sentant qu’il étoit sincere, qu’elle lui devoit quelque chose, & qu’il alloit être malheureux si elle ne s’acquittoit, elle le regarda encore tendrement. Je vois que vous ne voulez pas me croire, reprit-il, mais je vois en même temps que vous ne pouvez pas tout-à-fait douter ; vos yeux sont plus justes que vous, ils expriment du moins de la pitié. . . . quand je voudrois vous croire, lui dit-elle, le pourrois-je ? Oubliez-vous où nous sommes ? pensez-vous que cette maison est dès long-temps le théâtre de vos passions trompeuses ? & que ces mêmes sermens que vous me faites, on servi cent fois au triomphe de l’imposture ? Oui, répondit-il, je pense à tout cela, je me souviens que ce que je vous dis je l’ai dit à d’autres, & que je l’ai toujours dit avec fruit. Mais en employant alors les mêmes expressions, je ne parlois pas cependant le même langage ; le langage de l’amour est dans le ton ; le mien toujours déposa contre mes sermens ; il m’en tiendroit lieu aujourd’hui, si vous vouliez me rendre justice.

Melite se leva. (C’est la preuve infaillible de la persuasion, quand on n’est point fausse.) Trémicour courut vers elle. Où voulez-vous aller, lui dit-il, en frémissant ? Melite, j’ai mé-rité que vous m’écoutassiez ; songez combien je vous ai respectée, asseyez-vous, ne craignez rien ; mon amour vous répond de moi. . . . . Je ne veux pas vous entendre, lui dit-elle, en faisant quelques pas ; à quoi ma complaisance aboutiroit-elle ! Vous sçavez que je ne veux point aimer, j’ai résisté à tout, je vous rendrois trop mal-malheureux. . . . Il ne l’arrêta point, il vit que se trompant de porte & n’étant plus à elle-même, elle alloit entrer dans un second boudoir ; il la laissa aller, se contentant de mettre le pied sur sa robe, lorsqu’elle fut sur le seuil de la porte, afin que tournant la tête pour se dégager, elle ne vit pas le lieu où elle entroit.

Cette nouvelle piece, à côté de laquelle on a ménagé une jolie garderobe, est tendue de gourgouran gros verd, sur lequel sont placées avec symétrie les plus belles estampes de l’illustre CochinDessinateur & Graveur du premier mérite, qui a succédé avec tant d’éclat, au célebre Calot, Labella & le Clerc., de LebasGraveur du cabinet du Roi, à qui nous devons la belle collection des œuvres de Ténieres, gravées avec tant d’art par ce célebre Artiste., & de CarsAutre Graveur qui, dans ses ouvrages, exprime avec tant d’art le talent des Auteurs qu’il transmet à la postérité.. Elle n’étoit éclairée qu’autant qu’il le falloit pour faire apercevoir les chef-d’œuvres <sic> de ces habiles Maîtres. Les Ottomanes, les Duchesses, les Sultanes y sont prodiguées. Tout cela est charmant, mais ce n’est plus de cela que Melite peut s’occuper. Elle s’apperçut de son erreur, & voulut sortir : Trémicour étoit à la porte, & l’empêcha de passer. Eh bien, Monsieur, lui dit-elle avec effroi, quel est votre dessein ? Que prétendez-vous faire ? Vous adorer, & mourir de douleur. Je vous parle sans imposture ; mon état est nouveau pour moi, je sens qu’il me saisit. Melite, daignez m’écouter. . . Non, Monsieur, je veux sortir, je vous écouterai plus loin. . . Je veux que vous m’estimiez, reprit-il, que vous sçachiez que mon respect égale mon amour, & vous ne sortirez pas. Melite tremblante de frayeur, étoit prête à se trouver mal ; elle tomba presque dans une bergere. Trémicour se jetta à ses genoux. Là il lui parla avec cette simplicité éloquente de la passion, il soupira, versa des pleurs. Elle l’écoutoit & soupiroirt avec lui. Melite, je ne vous tromperai point ; je sçaurai respecter un bonheur qui m’aura appris à penser, vous me retrouverez toujours avec la même tendresse, avec la même vivacité : ayez pitié de moi ; vous voyez. . . . Je vois tout, dit-elle, & cet aveu renferme tout : je ne suis pas sotte, je ne suis pas fausse : mais que voulez-vous de moi ? Trémicour, je suis sage, & vous êtes inconstant. . . . Oui, je le fus ; c’est la faute des femmes que j’ai aimées, elles étoient sans amour elles-mêmes : Ah ! si Melite m’aimoit, si son cœur pouvoit s’enflammer pour moi, jamais elle ne se rappelleroit mon inconstance que par l’excès de mon ardeur. Melite vous me voyez, vous m’entendez, & voilà tout mon cœur.

Elle se tut, & il crut qu’il devoit abuser de son silence. Il osa. . . . mais il fut arrêté, avec plus d’amour qu’on n’en a souvent quand on cede. Non, dit Melite, je suis troublée, mais je sçais encore ce que je fais : vous ne triompherez point ; qu’il vous suffise que je vous en crois digne ; méritez-moi, je vous abhorrerois si vous insistiez.

Ces mots furent prononcés d’un ton ferme. Trémicour vit qu’il falloit obéir, & il obéit. Oui, je vous mé-riterai, lui dit-il en se relevant, vous verrez ma douleur, & ce sera vous désormais, qui mettrez des bornes à mon obéissance.

Ce qu’ils dirent encore, se devine, & seroit superflu. Trémicour ramena Melite chez elle. Pendant la route il ne lui échappa aucun mouvement qui pût gêner la sincérité de Melite. Elle lui avoua ses sentimens ; l’aveu fut répété, & cent fois garanti par les soupirs, par des questions, par de doux frémissemens : Trémicour, en la quittant, étoit si enchanté, qu’il ne songeoit plus qu’elle eût autre chose à lui accorder. Il se retira chez lui, se coucha promptement, & passa la plus heureuse nuit du monde : A son réveil, on lui présenta une lettre. Il la lut ; voici ce qu’elle contenoit.

« Me pardonnerez-vous, Monsieur, de vous ravir le bien que je vous ai donné ? Je sens que je n’ai pas le droit de le reprendre. Vous le méritiez quand vous le reçûtes, & mes réflexions ne sont pas des autorités contre vous. Cependant ces réflexions décident, quoiqu’elles m’accablent. Je ne pense pas que ma résolution puisse vous rendre malheureux, je voudrois cependant n’avoir pas à la craindre, & le parti que je prends, me laisse ce regret dont vous êtes digne. »

Trémicour resta, pendant quelques momens, accablé de cette lettre : il revint pourtant, & se fit conduire chez elle. Mais il ne la trouva plus ; elle étoit partie pour la campagne. Cette nouvelle redoubla son ardeur ; il vola sur ses traves, & il ne put parvenir à la voir, ni à lui parler. Il prit son parti en homme qui n’est pas fait pour escalader des murs, ou veiller à des portes ; il vit d’ailleurs que c’étoit un changement sans caprice, & il voulut jouir du plaisir d’avoir respecté la vertu. Il écrivit la lettre qui suit, & partit après l’avoir remise à un domestique.

J’obéis, Madame, à des ordres qui doivent m’être sacrés. Ma docilité va assurer votre bonheur ! Je n’examine pas si elle me coûte le mien. Soyez tranquille sur mon amour : il eût été ardent dans le plaisir ; il sera modéré dans la peine : il se taira du moins, & vous ne sçaurez pas que vous ayez fait une victime.

Cette histoire est singuliere, je l’avoue ; mais j’oserai dire néanmoins, qu’elle ne paroîtra suspecte de fiction qu’à ceux qui veulent croire qu’il n’y a point de femme vertueuse. Parmi ces Juges mal instruits & plus mal intentionnés, on en compte beaucoup à qui personne ne doit faire l’honneur de répondre, on en distingue quel-ques autres à qui on peut répondre, quoiqu’ils aient bien peu de disposition à reconnoître des Juges. Si je me chargeois de cette commission, je leur dirois : Vous avez vécu dans la mauvaise compagnie, allons ensemble dans la bonne. . . . Nous y allons tous les jours, me répondroient-ils : oui, poursuivrois-je, vous y allez ; mais vous n’y avez jamais considéré que cette partie légere & volatille qui s’échappe de la mauvaise, par ambition ou par ennui. Il faut tout examiner, tout approfondir, & quand vous aurez daigné prendre cette peine, vous rougirez du succès qu’ont eu vos épigrammes jolies & indécentes.

Discours XV. La petite Maison. Melite vivoit familiérement avec les hommes, & il n’y avoit que les bonnes gens ou ses amis intimes, qui ne la soupçonnassent pas de galanterie. Son air, ses propos légers, ses manieres libres établissoient assez cette prévention. Le Marquis de Trémicour avoit envie de l’engager, & avoit compté y réussir aisément. C’est un homme qui doit avoir plus de sécurité qu’un autre auprès des femmes. Il est magnifique, généreux, plein d’esprit & de goût, & peu d’hommes peuvent se vanter, à juste titre, de l’égaler en agrémens. Malgré tant d’avantages, Melite lui résistoit ; il ne concevoit pas ce caprice. Elle lui disoit qu’elle étoit vertueuse, & il répondoit qu’il ne croiroit jamais qu’elle le fût. C’étoit entr’eux une guerre continuelle à ce sujet. Enfin le Marquis la défia de venir dans sa Petite-Maison. Elle répondit qu’elle y viendroit, & que là, ni ailleurs, il ne lui seroit redoutable. Ils firent une gageure, & elle y alla. (Elle ne sçavoit pas ce que c’étoit que cette petite Maison ; elle n’en connoissoit même aucune que de nom). Nul lieu dans Paris ni dans l’Europe, n’est ni aussi galant, ni aussi ingénieux : il faut l’y suivre avec le Marquis, & voir comment elle se tirera d’affaire avec lui. Cette Maison unique est sur le bord de la Seine. Une avenue conduisant à une parte d’oie, amene à la porte d’une jolie avant-cour, tapissée de verdure, & qui de droite & de gauche, communique à des basses-cours distribuées avec symmé-trie, dans lesquelles on trouve une ménagerie peuplée d’animaux rares & familiers, une jolie laiterie, ornée de marbres, de coquillages, & où des eaux abondantes & pures temperent la chaleur du jour ; on y trouve aussi tout ce que l’entretien & la propreté des équipages, de même que les approvisionnemens d’une vie délicate & sensuelle, peuvent demander. Dans l’autre basse-cour sont placés une écurie double, un joli manége, & un chenil où sont renfermés des chiens de toute espece. Tous ces bâtimens sont contenus dans des murs de face d’une décoration simple, qui tiennent plus de la nature que de l’art, & représentent le caractere pastoral & champêtre. Des percées ingénieusement ménagées, laissent apercevoir des vergers & des potagers constamment variés ; & tous ces objets attirent si singulié-rement les regards, qu’on est impatient de les admirer tour à tour. Melite avoit cette impatience, mais elle voulut d’abord parcourir les beautés qui la frappoient de plus près. Trémicour brûloit de la conduire dans les appartemens ; c’étoit-là qu’il pouvoit lui expliquer sa flamme ; sa curiosité lui étoit déjà importune ; les louanges même qu’elle donnoit à son goût, ne le touchoient point ; il y répondoit avec beaucoup de distraction. C’étoit pour la premiere fois que sa petite Maison lui étoit moins chere que les objets qu’il y conduisoit. Melite remarquoit sa contenance, & en triomphoit ; la curiosité l’eût seule engagée à tout voir, mais elle y pouvois mettre de la malice, & ce second motif valoit bien l’autre pour s’y entêter. C’étoit ici une question qu’elle faisoit, là un compliment, & partout des exclamations. En vérité, disoit-elle, voilà qui est ingénieux au possible, cela est charmant, je n’ai rien vu. . . . Oh ! les appartemens sont bien plus singuliers, répondoit-il : vous allez voir ; ne voulez-vous pas entrer ? . . . . Dans un moment, reprenoit-elle, ceci a bien son pris : il faut tout parcourir ; il y a là quelque chose que nous n’avons pas vu : allons, Trémicour, point d’impatience. Je n’en ai point, Madame, dit-il un peu piqué ; c’est pour votre intérêt que je parle ; vous vous fatiguerez ici à marcher, & vous ne pourrez plus. . . . . . Oh, vous me pardonnerez, dit-elle, avec un ton railleur, je suis venue ici uniquement pour marcher, & je sens mes forces. Il fallut qu’il essayât cet entêtement jusqu’au bout ; il dura encore près d’un quart-d’heure. Heureusement il parvint à y soupçonner du caprice ; sans quoi je crois qu’il l’auroit plantée là. Il la conduisoit par la main, & toujours il la tiroit ver la maison : trois ou quatre fois de suite elle eut la méchanceré de se laisser entraîner jusqu’á un certain point ; elle faisoit quelques pas, & elle revenoit pour examiner encore ce qu’elle voit déjà examiné : il l’entraînoit toujours ; il paroissoit marcher sur des épines ; elle en rioit intérieurement, & lui donnoit de ces regards qui par un artifice unique, disent, je me plais à vous désespérer, en paroissant solliciter la complaisance. A la fin une vivacité échappa à Trémicour : elle feignit de ne le trouver pas bon, & lui dit qu’il étoit insupportable. C’est vous-même qui l’êtes, répondit-il, vous m’avez promis que vous verriez tout, & nous restons ici. J’aime mes appartemens, & je veux que vous les voyez : Eh bien, Monsieur, il n’y a qu’à les voir, il ne faut point de querelle pour cela. Bon Dieu, que vous êtes prompt ! . . . Le son de voix & le regard qui l’accompagnoit étoient si doux, qu’il sentit augmenter le défaut qu’on lui reprochoit. Oui, dit-il, je suis prompt, je compte les momens. Nous venons ici avec des conventions qui m’en font une excuse ; & l’oubli que vous paroissez en avoir fait. . . . Il n’y a point d’oubli à cela, répondit-elle en marchant ; au contraire, je suis plus dans mon rôle que vous ; vous m’avez dit que votre maison me séduiroit, j’ai parié qu’elle ne me séduiroit pas : croyez-vous que me livrer à tous ses charmes, soit mériter le reproche d’infidélité ? . . . . Trémicour alloit répondre, mais ils étoient alors au milieu de la cour principale, & une exclamation qu’arracha à Melite le simple coup d’œil qu’elle y donna, ne lui en laissa pas le temps. Cette cour, quoique peu spacieuse, annonce le goût de l’Architecte. Elle est entourée de murailles revêtues de palissades odoriférantes assez élevées pour rendre le corps de logis plus solitaire, mais élaguées de manière qu’elles ne peuvent nuire à la salubrité de l’air que l’Amour semble y porter. Il fallut encore que Trémicour dévorât ces complimens importuns que Melite lui prodiguoit. Enfin ils arriverent au bas d’un perron qui conduit à un vestibule assez grand, d’où le Marquis renvoya les valets au commun, par un signe. Il la fit passer tout de suite dans un sallon, donnant sur le jardin, & qui n’a rien d’égal dans l’univers. Il s’apperçut de la surprise de Melite, & lui permit alors d’admirer. En effet, ce sallon est si voluptueux, qu’on y prend des idées de tendresse en croyant seulement en prêter au Maître à qui il appartient. Il est de for-me circulaire, voûté en calote, peinte par HalléUn de nos peintres François qui, après Boucher, s’est le plus signalé dans la fable.; les lambris sont imprimés couleur de lilas, & enferment de très-belles glaces ; les dessus de porte, peints par le même, représentent des sujets galans. La sculpture y est distribuée avec goût, & sa beauté est encore relevée par l’éclat de l’or. Les étoffes sont assorties à la couleur du lambris. En un mot, le CarpentierL’un des Architectes du Roi, qui entende le mieux la décoration des dedans .Le petit château de M. de la Boissiere, & la maison de M. Bouret, sont son ouvrage, & prouvent son génie & son goût.n’auroit rien ordonné de plus agréable & de plus parfait. Le jour finissoit ; un Negre vint allumer trente bougies, que portoient un lustre & des girandoles de porcelaine de Seve, artistement arrangées, & armées de supports de bronze dorés d’or moulu. Ce nouvel éclat de lumiere qui réflétoit dans les glaces, fit paroître le lieu plus grand, & répéta à Trémicour l’objet de ses vœux ardens. Melite, frappée de ce coup d’œil, commença à admirer sérieusement, & à perdre l’envie de faire des malices à Trémicour. Comme elle voit vécu sans coquetterie & sans amans, elle avoit mis à s’instruire le temps que les autres femmes mettent à aimer & à tromper, & elle avoit réellement du goût & des connoissances. Elle apprécioit d’un coup d’œil le talent des plus fameux Artistes, & eux-mêmes devoient à son estime pour les chef-d’œuvres <sic>, cette immortalité que tant de femmes leur empêchent souvent de mériter par leur amour pour les riens. Elle vanta la légéreté du ciseau de l’ingénieux PineauSculpteur célebre pour les ornemens <sic>, & dont la plus grande partie des Sculptures des appartemens de nos hôtels, sont l’ouvrage., qui avoit présidé à la sculpture. Elle admira les talens de DandrillonPeintre qui a trouvé depuis peu, le secret de peindre les lambris sans odeur, & d’appliquer l’or sur la sculpture, sans blanc d‘apprêt., qui avoit employé toute son industrie à ménager les finesses les plus imperceptibles de la menuiserie & de la sculpture. Mais surtout perdant de vue les importunités auxquelles elle s’exposoit de la part de Trémicour, en lui donnant de la vanité, elle lui prodigua les louanges qu’il méritoit par son goût & son choix. Voilà qui me plaît, lui dit-elle, voilà comme j’aime qu’on emploie les avantages de la fortune. Ce n’est plus une petite maison, c’est le temple du génie & du goût. . . . . C’est ainsi que doit être l’asyle de l’amour, lui dit-il, tendrement : sans connoître ce Dieu, qui eût fait pour vous d’autres miracles, vous sentez que pour l’inspirer, il faut du moins paroître inspiré par lui. . . . . Je le pense comme vous, reprit-elle ; mais pourquoi donc, à ce que j’ai oui dire, tant de petites maisons décélent-elles un si mauvais goût ? C’est que ceux qui les possedent desirent sans aimer, répondit-il ; c’est que l’amour n’avoit pas arrêté que vous y viendriez un jour avec eux. Melite écoutoit, & auroit écouté encore, si un baiser appuyé sur sa main ne lui eût appris que Trémicour étoit venu-là pour se payer de toutes les choses obligeantes qu’il trouveroit occasion de lui dire. Elle se leva pour voir la suite des appartemens ; le Marquis qui l’avoit vue si touchée des seules beautés du sallon, & qui avoit mieux à lui montrer, espéra que des objets plus touchans le toucheroient davantage, & se garda bien de l’em-pêcher de courir à sa destinée. Il lui donna la main, & ils entrerent à droite dans une chambre à coucher. Cette piece est de forme quarrée & à pans ; un lit d’étoffe de Péquin jonquille, chamarré des plus belles couleurs, est enfermé dans une niche placée en face d’une des croisées qui donnent sur le jardin : on n’a point oblié de placer des glaces dans les quatre angles. Cette piece d’ailleurs est terminée en voussure qui contient dans un cadre circulaire, un tableau où PierreUn de nos célebres Peintres qui, par la force de son coloris, a mérité un rang distingué dans l’Ecole Françoise.a peint, avec tout son art, Hercule dans les bras de Morphée, réveillé par l’Amour. Tous les lambris sont imprimés couleur de souffre tendre. Le parquet es de marquetterie mêlée de bois d’amaranthe & de cedre ; les marbres, de bleu turquin. De jolis bronzes & des porcelaines sont placés avec choix & sans confusion, sur des tables de marbre en console, distribuées au dessous des quatre glaces. Enfin de jolis meubles de diverses formes, & des formes les plus relatives aux idées partout exprimées dans cette maison, forcent les esprits les plus froids à ressentir un peu de cette volupté qu’ils annoncent. Mélite n’osoit plus rien louer ; elle commençoit même à crandre de sentir. Elle ne dit que quelques mots, & Trémicour auroit pu s’en plaindre, mais il l’examinoit & il avoit de bons yeux : il l’eût même remerciée de son silence, s’il n’avoit pas sçu que des marques de reconnoissance sont une étouderie, tant qu’une femme peut désavouer les idées dont on la remercie. Elle entra dans une piece suivante & elle y trouva un autre écueil. Cette piece est un boudoir, lieu qu’il est inutile de nommer à celle qui y entre, car l’esprit & le cœur y dévinent de concert. Toutes les murailles en sont revêtues de glaces, & les joints de celles-ci, marqués par des troncs d’arbres artificiels, mais sculptés, massés & feuillés avec un art admirable. Ces arbres sont disposés de manière qu’ils semblent former un quinconce : ils sont jonchés de fleurs, & chargés de girandoles dont les bougies procurent une lumiere graduée dans les glaces par le soin qu’on a pris, dans le fond de la piece, d’étendre des gazes plus ou moins serrées sur ces corps transparens ; magie qui s’accorde si bien avec l’effet de l’optique, que l’on croit être dans un bosquet naturel, éclairé par le secours de l’art. La niche où est placée l’ottomane, espece de lit de repos qui pose sur un parquet de bois de roses à compartimens, est enrichie de crépines d’or, mêlées de verd & garnies de coussins de différens calibres ; tout le pourtour & le plafond de cette niche, sont aussi revêtus de glaces. Enfin la menuiserie & la sculpture en sont peintes d’une couleur assortie aux différens objets qu’elles représentent, & cette couleur a encore été appliquée par DandrillonC’est encore à cet Artiste, qu’on doit la découverte, non seulement d’avoir détruit la mauvaise odeur de l’impression qu’on donnoit precédemment aux lambris, mais d’avoir trouvé le secret de mêler dans ses ingrédiens, celle odeur qu’on juge à propos ; odeur qui subsiste plusieurs années de suite, ainsi que l’ont déjà éprouvé plusieurs presonnes., de manière qu’elle exhale la violette, le jasmin & la rose. Toute cette décoration est posée sur une cloison qui a peu d’épaisseur & autour de laquelle regne un coridor assez spacieux, dans lequel le Marquis avoit placé des Musiciens. Mélite étoit ravie en extase. De-puis plus d’un quart d’heure qu’elle parcouroit ce boudoir, sa langue étoit muette, mais son cœur ne se taisoit pas. Il murmuroit en secret contre des hommes qui mettent à contribution tous les talens, pour exprimer un sentiment dont ils sont si peu capables. Elle faisoit sur cela les plus sages réflexions ; mais c’étoient, pour ainsi dire, des secrets que l’esprit déposoit dans le fond du cœur & qui devoient bientôt s’y perdre. Trémicour les y alloit chercher par ses regards perçants, & les détruisoit par les soupirs. Il n’étoit plus cet homme à qui elle croyoit pouvoir reprocher ce contraste monstrueux ; elle l’avoit changé & elle avoit plus fait que l’Amour. Il ne parloit pas ; mais ses regards étoient des sermens. Mélite doutoit de sa sincérité, mais elle voyoit du moins qu’il sçavoit bien feindre, & elle sentoit que cet art dangereux expose à tout dans un lieu charmant. Pour se distraire de cette idée, elle s’éloigna un peu de lui & s’approcha d’une des glaces, feignant de remettre une épingle à sa coëffure <sic> ; Trémicour se placa devant la glace qui étoit vis-à-vis, & par cet artifice pouvant la regarder encore plus rendrement, sans qu’elle fût obligée de détourner les yeux, il se trouva que c’étoit un piege qu’elle s’étoit tendu à elle-même. Elle fit encore cette réflexion, & voulant en détruire la cause, s’imaginant le pouvoir, elle crut y réussir en faisant des plaisanteries à Trémicour. Eh, bien, lui dit-elle, cesserez-vous de me regarder ! à la fin cela m’impatiente. Il vola vers elle. Vous avez donc bien de la haine pour moi, répondit-il ! ah, Marquise, un peu moins d’injustice pour un homme qui n’a pas besoin de vous déplaire pour être convaincu de son malheur. . . . Voyez comme il est modeste, s’écria-t-elle ! . . . . Oui, modeste & malheureux, poursuivit-il ; ce que je sens m’apprend à craindre, & ce que je crains m’apprend à craindre encore. Je vous adore & je n’en suis pas plus rassuré. Melite plaisanta encore ; mais avec quelle maladresse elle déguisa le motif qui l’y portoit ! Trémicour lui avoit pris la main & elle ne songeoit pas à la retirer. Il crut pouvoir la serrer un peu ; elle s’en plaignit, & lui demanda s’il vouloit l’estropier. Ah Madame ! dit-il en feignant de se désespérer, je vous demande mille pardons ; je n’ai pas cru qu’on pût estropier si aisément. L’air qu’il venoit de prendre la désarma, il vit que le moment étoit décisif, il fit un signal, & à l’instant les musiciens placés dans le coridor, firent entendre un concert charmant. Ce concert la déconcerta ; elle n’écouta qu’un instant, & vou-lant s’éloigner d’un lieu devenu redoutable, elle marcha & entra d’elle-même, dans une nouvelle piece plus délicieuse que tout ce qu’elle avoit vu encore. Trémicour eût pu profiter de son extase & fermer la porte sans qu’elle s’en apperçût, pour la forcer à l’écouter, mais il vouloit devoir les progrès de la victoire aux progrès du plaisir. Cette nouvelle piece est un appartement de bains. Le marbre, les porcelaines, les mousselines, rien n’y a été épargné. Les lambris sont chargés d’arabesques exécutées par PerotArtiste habile dans le genre dont nous parlons, & qui a peint à Choisi, les plus jolies choses dans ce goût., sur les desseins de GilotLe plus grand dessinateur de son temps pour les arabesques, les fleurs, les fruits & les animaux, & qui a surpassé dans ce genre, Berin, Audran, &c. , & contenues dans des compartimens distribués avec beaucoup de goût : des plantes maritimes montées en bronze par CasieriFondeur & Ciseleur estimé pour les bronzes, dont tous les appartemens de nos belles maisons de Paris & des environs, sont ornées.; des pagodes, des crystaux & des coquillages entremêlés avec intelligence, décorent cette salle dans laquelle sont placées deux niches, dont l’une est occupée par une baignoire, l’autre par un lit de mousseline des Indes brodée & ornée de glands en chaînettes. A côté est un cabinet de toilete dont les lambris ont été peints par HuetAutre Peintre célebre d’arabesques, & particuliérement pour les animaux., qui y a représenté des fruits, des fleurs & des oiseaux étrangers, entremêlés de guirlandes & de médaillions dans lesquels BoucherLe Peintre des graces, & l’Artiste le plus ingénieux de notre siecle.a peint en camayeux, de petits sujets galants, ainsi que dans les dessus de porte. On n’y a point oublié une toi-lette d’argent par GermainOrfévre célebre & fils du plus grand Artiste que l’Europe ait possédé en ce genre.: des fleurs naturelles remplissent des jattes de porcelaine gros bleu, rehaussées d’or ; des meubles garnis d’étoffes de la même couleur, & dont les bois sont d’avanturine appliqués par MartinCélebre Vernisseur connu de tout le monde., achevent de rendre cet appartement digne d’enchanter des Fées : cette piece est terminée dans sa partie supérieure par une corniche d’un profil élégant, surmontée d’une campagne de sculpture dorée, qui sert de bordure à une calotte surbaissée, contenant une mosaïque en or, & entremêlée des fleurs peintes par BachelierUn des plus excellens Peintres de nos jours en ce genre, qu’il a quitté depuis peu, pour devenir le rival de Desportes & d’Oudry, & peut-être les surpasser.. Melite ne tint point à tant de pro-digne ; elle se sentit, pour ainsi dire, suffoquée, & fut obligée de s’asseoir. Je n’y tiens plus dit-elle, cela est trop beau ; il n’y a rien de comparable sur la terre. . . . Le son de voix exprimoit un trouble secret. Trémicour sentit qu’elle s’attendrissoit, mai en homme adroit, il avoit pris la résolution de ne plus paroître parler sérieusement. Il se contenta de badiner avec un cœur qui pouvoit encore se dédire. Vous ne le croyez pas, lui dit-il, & c’est ainsi qu’on éprouve qu’il ne faut jurer de rien ; je sçavois bien que tout cela vous charmeroit, mais les femmes veulent toujours douter. Oh, je ne doute plus, reprit-elle, je confesse que tout cela est divin & m’enchante. (Il s’approcha d’elle sans affectation). Avouez, reprit-il, que voila une petite maison bien nommée ; si vous mavez <sic> reproché de ne pas sentir l’Amour, vous conviendrez du moins que tant de choses capables de l’inspirer, doivent faire beaucoup d’honneur à mon imagination. Je suis persuadé même que vous ne concevez plus comment on peut avoir tout à la fois des idées si tendres & un cœur si insensible. N’est-il pas vrai que vous pensez cela ? Il pourroit en être quelque chose, répondit-elle, en souriant ; eh bien, reprit-il, je vous proteste que vous jugez mal de moi. Je vous le dis à présent sans intérêt, car je vois bien qu’avec un cœur cent fois plus tendre que vous ne m’en croyez un indifférent, je ne vous toucherois pas ; mais il est certain que je suis plus capable que personne d’amour & de constance. Notre jargon, nos amis, nos maisons, notre train nous donnent un air de légérete <sic> & de perfidie, & une femme raisonnable nous juge sur ces dehors ; nous contribuons nous-mêmes volontairement à cette réputation parce que le préjugé général ayant attaché à notre état cet air d’inconstance & de coquetterie, il faut que nous le prenions ; mais croyez-moi, la frivolité ni le plaisir mêmene <sic> nous emportent pas toujours : il est des objets faits pour nous arrêter & pour nous ramener au vrai ; & quand nous venons à les rencontrer, nous sommes, & plus amoureux, & plus constans que d’autres. . . Mais vous êtes distraite ? à quoi rêvez-vous ? A cette musique, reprit-elle : j’ai cru la fuir, & de loin elle en est plus touchante. (Quel aveu !) C’est l’amour qui nous poursuit, répondit il a affaire, bien-tôt cette musique ne sera que du bruit. Cela est bien certain, reprit-elle, mais enfin à présent elle me dérange. . . . . Sortons, je veux voir les jardins. . . . Trémicour obéit encore. Sa docilité n’étoit pas un sacrifice. Quel aveu, quelle faveur même vaut pour un amant l’embarras dont il jouissoit ! Il se contenta de lui faire voir en passant une autre piece commune à l’appartement des bains & à celui d’habitation. C’est un cabinet d’aisance garni d’une cuvette de marbre à soupape, rêvertue de marqueterie de bois odoriférant, enfermée dans une niche de charmille feinte, ainsi qu’on l’a imité sur toutes les murailles de cette piece, & qui se réunit en berceau dans la courbure du plafond, dont l’espace du milieu laisse voir un ciel peuplé d’oiseaux. Des urnes, des porcelaines remplies d’odeurs, sont placées artistement sur des pieds d’ouche : les armoires masquées par l’art de la peinture, contiennent des crystaux, des vases, & tous les ustenciles <sic> nécessaires à l’usage de cette piece. Ils traversent ensuite une garderobe où l’on a pratiqué un escalier dérobé qui conduit à des entre-soles destinées au mystere. Cette garderobe dégage dans le vestibule. Melite & le Marquis repasserent par le sallon, il ouvrit la porte du jardin ; mais quelle fut la surprise de Melite d’apercevoir un jardin amphithéâtralement disposé, éclairé par deux mille lampions. La verdure étoit encore belle, & la lumiere lui prêtoit un nouvel éclat. Plusieurs jets d’eau & différentes nappes distribuées avec art, réflechissoient les illuminations : TremblinAncien Décorateur de l’Opera & des petits appartemens de Versailles., chargé de cette entreprise, avoit gradué ces lumieres, en plaçant des terrines sur les devants, & seulement des lampions de différentes grosseurs dans les parties éloignées. A l’extrêmité des principales allées, il avoit dispassé des transparens dont les différens aspects invitoient à s’en approcher. Me-lite fut enchantée, & ne s’exprima pendant un quart d’heure que par des cris d’admiration. Quelques instrumens champêtres firent entendre des fanfares, sans se montrer ; plus loin, une voix chantoit quelqu’ariette d’Issé : là, une grotte charmante faisoit bondir des eaux avec impétuosité ; ici une cascade ruisseloit & produisoit un murmure attendrissant : Dans des bosquets divers, mille jeux variés s’offroient pour les plaisirs & pour l’amour : d’assez belles salles de verdure annonçoient un amphithéâtre, une salle de bal, & un concert ; des parterres émaillés de fleurs, des boulingrins, des gardins de gazon, des vases de fonte, & des figures de marbre, marquoient les limites & les angles de chaque carrefour du jardin, qu’une très grande lumiere, puis ménagée, puis plus sombre, varioit à l’infini. Trémicour ne marquant au-cun dessein, & affectant même, comme je l’ai dit, de montrer moins d’ardeur qu’il n’en avoit, conduisit Melite dans une allée sinueuse qui lui fit craindre intérieurement quelque surprise : en effet, cette allée tracée par une courbure subite, ne présentoit plus que des ténebres. Elle n’eut pas craint d’y entrer, si elle se fût senti indifférente ; mais le trouble secret qu’elle éprouvoit, lui rendoit tout à craindre : Elle parut effrayée, & sa frayeur redoubla par le bruit d’une artillerie précipitée : Trémicour, qui sçavoit apprécier l’avantage que donne à un homme, en toute occasion, la frayeur d’une femme, la reçut & la serra vivement dans ses bras au mouvement qu’elle fit. Elle alloit s’en dégager avec une vivacité égale, lorsque l’éclat subit d’un feu d’artifice lui montra dans les yeux du téméraire l’amour le plus tendre & le plus sou -mis. Elle fut un moment immobile, c’est-à-dire, attendrie ; ce moment ne fut pas aussi court que l’eût été celui qui eût suffi pour s’arracher de ses bras, si elle l’avoit haï ; & Trémicour put croire qu’elle avoit non hésité, mais oublié de s’en arracher. Ce joli feu avoit été préparé par Carle Rugieri: il étoit mêlé de transparens, de couleurs variées, qui, se mêlant avec les eaux jaillissantes du bosquet, où se donnoit cette fête, formoit un coup d’œil ravissant. Tout ce spectacle, tous ces prodiges prêtoient un si grand charme à un homme qui, lui-même en avoit beaucoup, des regards amoureux, des soupirs enflammés s’accordoient si bien avec le miracle de la nature & de l’art, que Melite déjà émue, fut obligée d’entendre l’oracle qu’ils faisoient parler au fond de son cœur. Elle écouta cette voix puissante, & elle entendit l’arrêt de sa défaite. Le trouble la saisit. Le trouble est d’abord plus puissant que l’amour. Elle voulut fuir. . . . . Allons, dit-elle, voilà qui est charmant, mais il faut partir. Je suis attendue. . . . Trémicour vit qu’il ne falloit pas la combattre, mais il ne douta pas de pouvoir la tromper. Il avoit réussi vingt fois en cédant. Il la pressa légérement de rester. Elle ne voulut point, elle marchoit même fort vîte ; mais sa voix étoit émue, ses discours n’étoient pas suivis, & une abondance extrême de monosyllabes prouvoit qu’en fuyant elle s’occupoit des objets de sa fuite. J’espere du moins, lui dit-il, que vous daignerez donner un coup d’œil à l’appartement qui est à gauche du sallon. . . . Il n’est certainement pas plus beau que tout ce que j’ai vu, dit-elle, & je suis pressée de partir. C’est tout un autre goût, reprit-il, & comme vous ne reviendrez plus ici, je serois charmé. . . . Non, dit-elle, dispensez-m’en, vous me direz comment il est, & ce sera la même chose. J’y consentirois, reprit-il, mais nous voilà arrivés, c’est un instant. Vous ne pouvez pas être si pressée. D’ailleurs vous m’avez promis de tout voir, & si je ne me trope, vous vous reprocheriez de n’avoir pas gagné légitimement la gageure. Il le faut donc, dit-elle : allons, Monsieur, vous pourriez bien en effet vous vanter de n’avoir perdu qu’à demi. . . . Ils étoient déjà dans le sallon ; Trémicour en ouvrit une des portes, & elle entra d’elle-même dans un cabinet de jeu. Ce cabinet donne sur le jardin, les fenêtres en étoient ouvertes, Melite s’en approcha, après avoir donné quelques coups d’œils à l’appar-tement, & revit, peut-être avec plaisir, un lieu d’où elle venoit de s’arracher. Avouez, lui dit-il, méchamment, que ce coup d’œil est très-agréable : voilà l’endroit où nous étions tout à l’heure. Ce mot la fit rêver. Je ne conçois pas reprit-il, comment vous ne vous y êtes pas arrêtée plus long-temps. Toutes les femmes qui s’y sont trouvées, ne pouvoient plus en sortir. C’est qu’elles avoient d’autres raisons que moi pour y rester, répondit Melite. Vous me l’avez prouvé, lui dit-il. . . . Faites, du moins, plus d’honneur à cette piece, que vous n’en avez fait au bosquet. Daignez la considérer. Elle abandonna alors la fenêtre, elle tourna la tête, & bien-tôt la surprise fit l’attention. Ce cabinet est revêtu de laque du plus beau la Chine ; les meubles en sont de même matiere, revêtus d’étoffe des Indes brodée ; les girandoles sont de crystal de roche, & jouent avec les plus belles porcelaines de Saxe & du Japon, placées avec art sur des culs de lampe dorés d’or couleur. Melite considéra quelques figures de porcelaine ; le Marquis la conjura de les accepter ; elle refusa, mais avec cet air de ménagement qui laisse à un homme tout le plaisir d’avoir offert ; il ne crut pas devoir insister, & il lui fit connoître qu’il sçavoit qu’on ne doit point aspirer à faire accepter, le jour qu’on s’est vanté de plaire. Cette piece a deux ou trois portes. L’une entre dans un joli petit cabinet faisant pendant au boudoir ; l’autre dans une salle à manger, précédée d’un buffet ; qui dégage dans le vestibule. Le cabinet destiné à prendre le café, n’a pas été plus négligé que le reste de la maison : les lambris en sont peints en verd d’eau, parsemés de sujets pittoresques, rehaussés d’or. On y trouve quantité de corbeilles remplies de fleurs d’Italie ; & les meubles en sont de moire brodée en chaînettes. Melite s’oubliant de plus en plus, s’étoit assise, & faisoit des questions. Elle repassoit tout ce qu’elle avoit vu, & demandoit le prix des choses, le nom des Artistes & des ouvriers. Trémicour répondit à toutes ses questions, & ne paroissoit pas avoir à lui en faire. Elle le louoit, vantoit son goût, sa magnificence, & il la remercioit comme un homme à qui on ne risque rien de rendre justice. L’artifice étoit si bien caché que Melite s’affectant de plus en plus, & ne considérant bientôt tout ce qui la frappoit, que du côté du génie & du goût, oublia réellement qu’elle étoit dans une petite Maison, & qu’elle y étoit avec un homme qui avoit parié de la séduire par ces mêmes choses qu’elle contemploit avec si peu de précaution, & qu’elle louoit avec tant de franchise. Trémicour profita d’un moment d’extase pour la faire sortir de ce cabinet. Tout cela est réellement très-beau, lui dit-il, & j’en conviens mais il reste quelque chose à vous montrer qui vous surprendra peut-être davantage. J’ai de la peine à le croire, répondit-elle, mais après les gradations que j’ai vues, rien n’est impossible, & il faut tout voir. (Cette sécurité est naturelle, & ne surprendra que ceux qui doutent de tout pas ignorance ou par insensibilité.) Mélite se leva & suivit Trémicour. C’étoit dans la salle à manger qu’il la conduisoit. Elle fut frappée d’y trouver un souper servi, & s’arrêta à la porte. Qu’est-ce donc, s’écriat’elle, je vous ai dit qu’il falloit que je partisse. Vous ne m’avez pas ordonné de m’en souvenir, répondit-il ; & d’ailleurs il est très-tard, vous devez être fatiguée, & puisqu’il faut que vous soupiez, vous me ferez bien l’honneur de m’accorder la préférence, à présent que vous voyez que vous le pouvez avec si peu de risque. Mais où sont donc les domestiques, reprit-elle, pourquoi cet air de mystere ! Il n’en entre jamais ici, répondit-il, & j’ai pensé qu’aujourd’hui il étoit encore plus prudent de les bannir ; ce sont des bavards ; ils vous feroient une réputation, & je vous respecte trop. . . . Le respect est singulier, poursuivit-elle ; je ne sçavois pas que j’eusse plus à craindre de leurs regards que leurs idées. Trémicour sentit qu’elle n’étoit pas la dupe du paradoxe. Vous raisonnez mieux que moi, lui dit-il, & vous m’apprenez que le mieux est l’ennemi du bien : malheureusement ils sont renvoyés, & il n’y a plus de remede. L’imposture succédoit au para-doxe, & cela étoit visible ; mais quand on l’esprit troublé, ce sont souvent les choses frappantes qui ne frappent pas. Mélite n’insista donc point. Elle s’assit avec beaucoup de distraction, en considérant un tour placé dans un des arrondissemens de cette salle, par lequel on servoit, aux signes que Trémicour saisoit. Elle mangea peu & ne voulut boire que de l’eau. Elle étoit distraite, rêveuse, triste. Ce n’étoit plus cet enchantement, ces exclamations par lesquels son attendrissement avoit commencé à se signaler. Elle étoit maintenant plus occupée de son état que des choses qui le causoient. Trémicour animé par son silence, lui disoit les choses les plus spirituelles, (nous avons de l’esprit auprès des femmes, à proportion que nous le leur faisons perdre ;) elle sourioit & ne répondoit pas. Il l’attendoit au dessert. Lorsque le moment en fut arrivé la table se précipita dans les cuisines qui étoient pratiquées dans les souterreins, & de l’étage supérieur elle en vit descendre une autre qui remplit subitement l’ouverture instantanée faite au premier plancher, & qui étoit néanmoins garantie par une balustrade de fer doré. Ce prodige, incroyable pour elle, l’invita insensiblement à considérer la beauté & les ornemens du lieu où il étoit offert à son admiration. Elle vit des murs revêtus de stuc de couleurs variées à l’infini, lesquelles ont été appliquées par le célebre ClericiStuctateur <sic> Milanois, qui s’est acquis une grande réputation en faisant le sallon de Neuilly, pour M. le Comte d’Argenson, & en dernier lieu, celui de saint Hubert, pour sa Majesté.. Les compartimens contiennent des bas reliefs de même matiere, sculptés par le fameux FalconetSculpteur du Roi, célebre à jamais par ses excellens, ouvrages dont plusieurs ont été exposés derniérement au sallon., qui y a re-présenté les fêtes de Comus & de Bacchus. Vassé a fait les trophées qui ornent les pilastres de la décoration. Ces trophées désignent la chasse, la pêche, les plaisirs de la table & ceux de l’amour, &c. De chacun d’eux, au nombre de douze sortent autant de torchieres portant des girandoles à six branches, qui rendent ce lieu éblouissant, lorsqu’il est éclairé. ) <sic> Melite, quoique frappée, ne donnoit que des coups d’œils <sic>, & ramenoit bientôt ses yeux sur son assiette. Elle n’avoit pas regardé [Trémicour:#F:Trémicour] deux fois, & n’avoit pas prononcé vingt paroles : Mais Trémicour ne cessoit de la regarder, & lisoit encore mieux dans son cœur que dans ses yeux. Ses pensées délicieuses lui causoient une émotion dont le son agité de sa voix étoit l’interprete. Melite l’écoutoit, & l’écoutoit d’autant plus qu’elle le regardoit moins. L’impression que faisoit sur ses sens cette voix agitée, l’invitoit à porter les yeux sur celui en qui elle exprimoit tant d’amour. C’étoit pour la premiere fois que l’amour s’offroit à elle avec son caractere : non qu’elle n’eût jamais été attaquée ; elle l’avoit été cent fois, mais des soins, des empressemens ne sont pas l’amour, quand l’objet ne plaît pas ; d’ailleurs ces soins & ces empressemens marquent des desseins, & une femme raisonnable s’est accoutumée de bonne heure à s’en défier ; ce qui la séduisoit ici, c’étoit l’inaction de Trémicour, en exprimant tant de tendresse ; rien ne l’avertissoit de se défendre ; on ne l’attaquoit point ; on l’adoroit & on se taisoit. Elle rêva à tout cela, & Trémicour fut regardé. Ce regard étoit si ingénu qu’il devenoit un signal. Il en profita pour lui demander une chanson. Elle avoit la voix charmante, mais elle refusa. Il vit que la séduction n’étoit encore que momentanée, & il ne se plaignit que par un soupir. Il chanta lui-même, il voulut lui prouver que ses rigueurs étoient des loix auxquelles le grand amour lui donnoit la force d’obéir sans contrainte. Il parodia ces paroles si connues de Quinaut, dans Armide. Que j’étois insensé de croire Qu’un vain laurier donné par la victoire, De tous les biens fût le plus précieux : Tout l’éclat dont brille la gloire Vaut-il un regard de vos yeux ! Je n’ai pas eu les paroles qu’il suppléa à celles-là, mais elles renfermoient en termes ingénieux l’abjuration de l’inconstance & le sermen d’aimer toujours. Melite parut touchée, & cependant fit une petite gri-mace. Vous en doutez, lui dit-il, & en effet je n’ai pas mérité de vous persuader. Je ne vous ai attirée ici que par mes étouderies, vous n’y êtes venue que sur la foi du mépris le plus juste ; ma réputation s’armeroit contre des preuves, & c’est par des sermens que je débute avec vous ? cependant il est certain que je vous adore : c’est un malheur pour moi, mais il ne sinira point. Melite ne vouloit pas répondre, mais sentant qu’il étoit sincere, qu’elle lui devoit quelque chose, & qu’il alloit être malheureux si elle ne s’acquittoit, elle le regarda encore tendrement. Je vois que vous ne voulez pas me croire, reprit-il, mais je vois en même temps que vous ne pouvez pas tout-à-fait douter ; vos yeux sont plus justes que vous, ils expriment du moins de la pitié. . . . quand je voudrois vous croire, lui dit-elle, le pourrois-je ? Oubliez-vous où nous sommes ? pensez-vous que cette maison est dès long-temps le théâtre de vos passions trompeuses ? & que ces mêmes sermens que vous me faites, on servi cent fois au triomphe de l’imposture ? Oui, répondit-il, je pense à tout cela, je me souviens que ce que je vous dis je l’ai dit à d’autres, & que je l’ai toujours dit avec fruit. Mais en employant alors les mêmes expressions, je ne parlois pas cependant le même langage ; le langage de l’amour est dans le ton ; le mien toujours déposa contre mes sermens ; il m’en tiendroit lieu aujourd’hui, si vous vouliez me rendre justice. Melite se leva. (C’est la preuve infaillible de la persuasion, quand on n’est point fausse.) Trémicour courut vers elle. Où voulez-vous aller, lui dit-il, en frémissant ? Melite, j’ai mé-rité que vous m’écoutassiez ; songez combien je vous ai respectée, asseyez-vous, ne craignez rien ; mon amour vous répond de moi. . . . . Je ne veux pas vous entendre, lui dit-elle, en faisant quelques pas ; à quoi ma complaisance aboutiroit-elle ! Vous sçavez que je ne veux point aimer, j’ai résisté à tout, je vous rendrois trop mal-malheureux. . . . Il ne l’arrêta point, il vit que se trompant de porte & n’étant plus à elle-même, elle alloit entrer dans un second boudoir ; il la laissa aller, se contentant de mettre le pied sur sa robe, lorsqu’elle fut sur le seuil de la porte, afin que tournant la tête pour se dégager, elle ne vit pas le lieu où elle entroit. Cette nouvelle piece, à côté de laquelle on a ménagé une jolie garderobe, est tendue de gourgouran gros verd, sur lequel sont placées avec symétrie les plus belles estampes de l’illustre CochinDessinateur & Graveur du premier mérite, qui a succédé avec tant d’éclat, au célebre Calot, Labella & le Clerc., de LebasGraveur du cabinet du Roi, à qui nous devons la belle collection des œuvres de Ténieres, gravées avec tant d’art par ce célebre Artiste., & de CarsAutre Graveur qui, dans ses ouvrages, exprime avec tant d’art le talent des Auteurs qu’il transmet à la postérité.. Elle n’étoit éclairée qu’autant qu’il le falloit pour faire apercevoir les chef-d’œuvres <sic> de ces habiles Maîtres. Les Ottomanes, les Duchesses, les Sultanes y sont prodiguées. Tout cela est charmant, mais ce n’est plus de cela que Melite peut s’occuper. Elle s’apperçut de son erreur, & voulut sortir : Trémicour étoit à la porte, & l’empêcha de passer. Eh bien, Monsieur, lui dit-elle avec effroi, quel est votre dessein ? Que prétendez-vous faire ? Vous adorer, & mourir de douleur. Je vous parle sans imposture ; mon état est nouveau pour moi, je sens qu’il me saisit. Melite, daignez m’écouter. . . Non, Monsieur, je veux sortir, je vous écouterai plus loin. . . Je veux que vous m’estimiez, reprit-il, que vous sçachiez que mon respect égale mon amour, & vous ne sortirez pas. Melite tremblante de frayeur, étoit prête à se trouver mal ; elle tomba presque dans une bergere. Trémicour se jetta à ses genoux. Là il lui parla avec cette simplicité éloquente de la passion, il soupira, versa des pleurs. Elle l’écoutoit & soupiroirt avec lui. Melite, je ne vous tromperai point ; je sçaurai respecter un bonheur qui m’aura appris à penser, vous me retrouverez toujours avec la même tendresse, avec la même vivacité : ayez pitié de moi ; vous voyez. . . . Je vois tout, dit-elle, & cet aveu renferme tout : je ne suis pas sotte, je ne suis pas fausse : mais que voulez-vous de moi ? Trémicour, je suis sage, & vous êtes inconstant. . . . Oui, je le fus ; c’est la faute des femmes que j’ai aimées, elles étoient sans amour elles-mêmes : Ah ! si Melite m’aimoit, si son cœur pouvoit s’enflammer pour moi, jamais elle ne se rappelleroit mon inconstance que par l’excès de mon ardeur. Melite vous me voyez, vous m’entendez, & voilà tout mon cœur. Elle se tut, & il crut qu’il devoit abuser de son silence. Il osa. . . . mais il fut arrêté, avec plus d’amour qu’on n’en a souvent quand on cede. Non, dit Melite, je suis troublée, mais je sçais encore ce que je fais : vous ne triompherez point ; qu’il vous suffise que je vous en crois digne ; méritez-moi, je vous abhorrerois si vous insistiez. Ces mots furent prononcés d’un ton ferme. Trémicour vit qu’il falloit obéir, & il obéit. Oui, je vous mé-riterai, lui dit-il en se relevant, vous verrez ma douleur, & ce sera vous désormais, qui mettrez des bornes à mon obéissance. Ce qu’ils dirent encore, se devine, & seroit superflu. Trémicour ramena Melite chez elle. Pendant la route il ne lui échappa aucun mouvement qui pût gêner la sincérité de Melite. Elle lui avoua ses sentimens ; l’aveu fut répété, & cent fois garanti par les soupirs, par des questions, par de doux frémissemens : Trémicour, en la quittant, étoit si enchanté, qu’il ne songeoit plus qu’elle eût autre chose à lui accorder. Il se retira chez lui, se coucha promptement, & passa la plus heureuse nuit du monde : A son réveil, on lui présenta une lettre. Il la lut ; voici ce qu’elle contenoit. « Me pardonnerez-vous, Monsieur, de vous ravir le bien que je vous ai donné ? Je sens que je n’ai pas le droit de le reprendre. Vous le méritiez quand vous le reçûtes, & mes réflexions ne sont pas des autorités contre vous. Cependant ces réflexions décident, quoiqu’elles m’accablent. Je ne pense pas que ma résolution puisse vous rendre malheureux, je voudrois cependant n’avoir pas à la craindre, & le parti que je prends, me laisse ce regret dont vous êtes digne. » Trémicour resta, pendant quelques momens, accablé de cette lettre : il revint pourtant, & se fit conduire chez elle. Mais il ne la trouva plus ; elle étoit partie pour la campagne. Cette nouvelle redoubla son ardeur ; il vola sur ses traves, & il ne put parvenir à la voir, ni à lui parler. Il prit son parti en homme qui n’est pas fait pour escalader des murs, ou veiller à des portes ; il vit d’ailleurs que c’étoit un changement sans caprice, & il voulut jouir du plaisir d’avoir respecté la vertu. Il écrivit la lettre qui suit, & partit après l’avoir remise à un domestique. J’obéis, Madame, à des ordres qui doivent m’être sacrés. Ma docilité va assurer votre bonheur ! Je n’examine pas si elle me coûte le mien. Soyez tranquille sur mon amour : il eût été ardent dans le plaisir ; il sera modéré dans la peine : il se taira du moins, & vous ne sçaurez pas que vous ayez fait une victime. Cette histoire est singuliere, je l’avoue ; mais j’oserai dire néanmoins, qu’elle ne paroîtra suspecte de fiction qu’à ceux qui veulent croire qu’il n’y a point de femme vertueuse. Parmi ces Juges mal instruits & plus mal intentionnés, on en compte beaucoup à qui personne ne doit faire l’honneur de répondre, on en distingue quel-ques autres à qui on peut répondre, quoiqu’ils aient bien peu de disposition à reconnoître des Juges. Si je me chargeois de cette commission, je leur dirois : Vous avez vécu dans la mauvaise compagnie, allons ensemble dans la bonne. . . . Nous y allons tous les jours, me répondroient-ils : oui, poursuivrois-je, vous y allez ; mais vous n’y avez jamais considéré que cette partie légere & volatille qui s’échappe de la mauvaise, par ambition ou par ennui. Il faut tout examiner, tout approfondir, & quand vous aurez daigné prendre cette peine, vous rougirez du succès qu’ont eu vos épigrammes jolies & indécentes.