Ramenons au sens moral ce systême de métaphysique. Il offre deux choses à
considérer, ou plutôt il établit deux nécessités : celle de se connoître
soi-même, & celle de connoître les objets extérieurs ; deux choses
dont on parle très-inutilement depuis la naissance des siecles, &
dont il seroit aisé de prouver qu’on a toujours parlé avec trop peu de
précaution, si la nature n’avoit pas permis qu’on en eût parlé si
vainement. Connois-toi toi-même, est un mot qui
n’appartient qu’à des Socrates. Celui qui a dit cela, n’avoit
pas la même pensée que moi, quand je l’applique à mon systême. Il
prétendoit seulement nous apprendre qu’il n’y a que les sages qui aient
la modestie de vouloir se connoître ; je l’explique autrement, & je
dis que, généralement parlant, le plus grand malheur qui
puisse arriver à un homme est de chercher à se connoître avec trop
d’exactitude, s’il n’a pas l’esprit fort, l’ame ferme & le sang
froid. Je vais commencer par dire ce que je pense à ce sujet, je dirai
ensuite ce que j’ai vu, qui me fait penser ce que je vais dire.
Si, en parvenant à connoître ses défauts, on gagnoit, sans risquer de
perdre, ce seroit une chose aussi sensée de respectable, que de
s’examiner rigoureusement ; & cet examen rendroit déja aussi
estimable que les vertus qui pourroient dans la suite en être le fruit,
si l’on avoit l’héroïque courage de tourner le télescope sur les autres,
pour en découvrir les côtés précieux, après l’avoir tenu sur soi-même,
pour se manifester ses propres imperfections. Mais je crois, ou plutôt
je suis convaincu qu’il naîtroit deux grands inconvéniens de cet effort
si sage en lui-même, & d’abord si admi-rable.
Prémiérement, on se jugeroit bientôt avec trop de rigueur ; secondement,
on finiroit par concevoir trop d’estime pour les autres. L’un mene à
l’autre, & l’un & l’autre, à mon avis, sont capables de jetter
un homme, un peu sensible à la gloire, dans une sorte de désespoir, ou
dans une sorte de léthargie. Conçoit-on ce que c’est de n’avoir plus
bonne opinion de soi, de ne se faire plus que des reproches, de voir la
superficie couverte de taches ? Dans cet état on croit n’avoir plus rien
à attendre de soi-même, & il peut même arriver qu’on renonce à se
corriger à force de faire de tristes découvertes, qui fassent perdre
l’espoir d’y réussir. Que sera-ce donc si une vue, trop favorable aux
autres objets, aggrave encore le maléfice d’une prévention fatale ? Que
deviendra-t-on, si, en examinant ses défauts, on n’a appris à se faire
une idée de la vertu, que pour embellir au gré de son imagina-tion tout être un peu éblouissant qui se présentera ? Je l’ai dit, le
désespoir & la léthargie attendent celui qui en fera venu à cette
extrêmité, & cette extrêmité est le terme inévitable où doivent
aboutir les découvertes du télescope, tourné trop long-temps sur
soi-même & sur les autres. La léthargie, surtout, est comme
inévitable. On ne sera plus poussé par l’amour propre ; car on n’en a
plus pour agir quand on ne s’estime plus, & qu’on ne voit dans des
concurrences que des rivaux dignes de la couronne. On n’espérera plus
rien de soi, & par conséquent on ne sera plus capable de rien. On
n’agira même plus, ou si l’on marque encore son existence par des
mouvemens, ce sera avec une action toute morte ; les ressorts de la
machine ne seront point détruits, mais bientôt une action qui ne sera
plus que lente & peu fréquente, laissera à la rouille le pouvoir de
les dévorer.
On ne sera pas content de mes raisons ; on me demandera des preuves ? Je
sçais qu’on en doit au public, quand on dogmatise : je sçais aussi,
& j’ose dire, que la meilleure, qui est celle que je vais donner, ne
seroit pas nécessaire, si l’inexplicable aveuglement des hommes ne
perpétuoit pas leur foi pour les systêmes vains, & leur incrédulité
pour les systêmes utiles. La preuve que j’ai annoncée est toute prête,
& j’ose faire espérer à quelques esprits qu’ils la verront avec
plaisir. Mais pour le plus grand nombre, elle est peut-être d’un
caractere trop sérieux ? Pour en éviter le reproche, je vais recourir à
la variété, en plaçant ici une lettre très-plaisante, que mon aimable
coadjuteur m’a écrite ce matin. Je reviendrai bientôt sur
mes pas.
Mon cher Spectateur,
J’ai bien de choses à vous apprendre ; en vérité, je me perds dans
mes richesses. Pardonnez-moi d’avance le petit désordre que vous
trouverez dans cette lettre ; vous sçavez que l’abondance ne permet
pas l’ordre. La mienne est telle que vous y seriez aussi embarrassé
que moi. Je commence : j’étois hier chez Madame de **, où vous
sçavez qu’on a le droit de décider dès que l’on a une poitrine. Il
s’éleva une dispute sur les deux musiques ; de ces disputes qui font
taire les gens de goût, parce qu’il n’y est pas question de
raisonner. On fit beaucoup de bruit, mais peu de frais ; les injures
se confondoient avec les paroles, & les unes & les autres se
plaçoient sur les levres si naturellement, qu’on voyoit bien qu’il
ne falloit pas espérer que personne eût raison, ni
craindre que personne se sachât. Enfin, lassé de tout ce tintamarre
qui dura près de trois quart d’heure, il prit envie à quelqu’un de
déterminer une conclusion. Il décida que la musique Italienne ou
Françoise décéleroit toujours plus de génie, à mesure qu’elle
approcheroit plus du diabolique, c’est le
terme reçu pour dire étendue d’imagination.
Jugez de toutes les sottises qu’on avoit dites jusqu’alors, puisque
cet homme-ci prétendoit finir la dispute par cette décision. Les
esprits se calmerent, apparemment parce qu’ils ne trouvoient plus
rien à dire d’aussi extravagant. Je vis que je pouvois parler, &
j’entrai en lice, au hasard de tout ce qui pouvoit en arriver.
Monsieur, dis-je à celui qui
venoit de prendre la parole, le génie de toutes les choses d’art,
est l’imitation de la nature. La musique est une des inventions
& des talens qui assujettissent le plus à cette
regle générale : or, je vous demande, si des doigts contournés sur
l’instrument, & des tons forcés & diaboliques qui écorchent la vois, & les oreilles,
sont bien dans la nature ?
Voici une petite anecdote qui prouvera ce que j’avance, & me
dispensera de m’épuiser en raisonnement.
« Palma, NapolitainLettre familiari e critiche di
Vicenzio
Martinelli., fut un jour surpris
chez lui par un créancier impitoyable, qui vouloit absolument le
faire arrêter. Sans répondre à ses injures & à ses menaces, ce
musicien court à son clavessin, se met à jouer une Ariette, puis une
seconde, & puis une troisieme. Le créancier écoute, &
bientôt attendri par les sons touchans & les accords flatteurs
de cette main habile, non seulement il remet la dette au musicien,
mais encore il lui fait présent de dix guinées. »
Je parierois bien, repris-je, que Pal-ma ne s’avisa pas
de jouer une fugue combinée. S’il avoit eu cette maladresse, il
auroit bien réussi à se délivrer du créancier, car sa musique l’eût
mis en suite, mais il n’eût pas obtenu les dix guinées. . .
Vous jugez bien, mon cher
Spectateur, que cette citation sçavante, loin de terminer la
dispute, n’eût fait qu’échauffer les esprits, si la providence ne
s’en fût mêlée ! Elle s’en mêla heureusement. On annonça un Marquis,
un fat, redoutable ennemi de tout être qui a la fureur de placer six
mots de suite ; il s’empara de la conversation, & comme un vent
furieux, souffla si impitoyablement sur les disputeurs, qu’il les
coula à fond l’un & l’autre, après les avoir dispersés. Je
n’attendis point la fin de la catastrophe pour gagner le large ; je
me sauvai chez la Marquise de ** que vous aimez si peu, & dont
vous feriez tant de cas, si vous pouviez goûter les extravagans. Les
atletes que je venois de quitter m’avoient mis en
train de disputer, & leur fin tragique ne m’imprimoit aucune
terreur. La Marquise, comme vous sçavez, est toujours aussi animée
au combat que je l’étois en ce moment. Heureusement pour moi, elle
n’avoit vu de toute la journée que des gens si fous, qu’elle n’avoit
pu se mesurer avec personne. L’expérience qu’elle a faite souvent de
mon peu de miséricorde pour quoiconque décide sans sçavoir,
contrarie sans être en état de prouver, préfere sans connoître,
enfin, pour quiconque est fait sur son modele, s’offrit à son
imagination, en me voyant paroître, comme la plus belle occasion de
décharger son cerveau devenu hydropique, depuis le matin, à force
d’abondance. Il y avoit une raison de plus que le caractere & la
disposition actuelle ; raison puissante, à laquelle il lui auroit
été impossible de résister, eût elle dû mourir dans
l’action. On lui avoit envoyé un vaudeville, dans lequel les
François étoient mis en piece : or vous sçavez qu’ayant précisément
tous les ridicules de notre nation, elle ne peut point en entendre
mal parler sans courroux. Elle me fit lire cette chanson, & me
demanda après ce que j’en pensois. Je lui dis méchamment que les
vers m’en paroissoient bien faits.
Oui, bien faits, répondit-elle
en rougissant de colere, mais vuides de sens, de ceux où l’on sent
l’ouvrier, & qu’une machine tourneroit de même si elle étoit
organisée pour cela, & tout de suite elle récita ces quatre vers
que vous connoissez, en y changeant quelque chose.
Monsieur, l’Auteur que Dieu confonde,
Vous êtes un maudit bavard.
On n’ennuya jamais son monde
Avec moins d’esprit & tant
d’art.
Il y a du moins bien de la vérité, repris-je insolemment, & cela
lui assure l’estime que vous refusez, peut-être avec
raison, à son esprit. Comment, bien de la vérité ? Vous faites bien
de l’honneur à votre nation ! Mais cela ne doit pas m’étonner ;
c’est le ton du jour, on est comme cela à présent. Non, Madame, lui
dis-je, on est juste ; on voit des défauts sans nombre, des
ridicules sans excuse, & l’on juge en philosophe comme citoyen
de l’univers. Si je ne dis pas du bien de ma patrie, je puis me
vanter du moins de ne lui pas faire de mal, & je vois beaucoup
de ses partisans, dont l’impertinence fait bien du tort à ses mœurs
& à sa réputation, tandis qu’ils défendent sa gloire à la pointe
de l’épée. . .
Ce n’étoit pas le moyen de me
justifier ; aussi n’en avois-je nulle envie. Je voulus pendant
quelques momens tourner la chose de plaisanterie, mais elle étoit
d’une si horrible colere qu’elle m’auroit étranglé, si j’avois eu
l’insolence de ne lui pas offrir du moins une excuse
dans mon ton inspiré. Le sein sur précisement celui que conserva
toujours Madame Dacier, dans cette dispute fameuse
qui fit tant d’honneur à la
Motte, & que l’orgueil du sexe, cet orgueil si
méprisable dans ses abus, fait pousser souvent si loin aux femmes,
quand, dans nos disputes avec elles, nous sommes assez polis pour
nous renfermer dans le droit de combattre des injures par des
raisons. Elle avoit ramassé quelques phrases de gens d’esprit, &
elle les débita avec une confiance admirable, en citant quelquefois
nos chefs dans la littérature. J’etois animé par l’expérience ; je
ne pouvois pas me rendre à l’autorité : he, d’ailleurs, quelle
autorité ! Les noms les plus célebres sont souvent les garans les
plus infideles, sans compter que le meilleur auteur se contrarie
souvent vingt fois dans le même ouvrage.
Vous me citez des autorités,
lui dis-je ; en voici une qui surpasse toutes les
autres : je ne l’emploie, Madame, que par égard pour vous, J’aurois
de quoi fournir deux heures, de mon fonds ; mais nos armes ne
seroient plus égales, par le genre du moins ; & je me
reprocherois une victoire où vous ne verriez pas de ma part une
certaine générosité. J’allois continuer, mais il fallut laisser
siffler les vents & la gréle pour pouvoir être entendu. Se
facher, n’est pas vaincre. J’attendis le clame, & il m’importa
peu de l’acheter par beaucoup de patience, certain que je n’aurois
pas long-temps à faire des sacrifices. Il fallut enfin qu’elle
respirât, & je pris ce moment pour reprendre mon discours. Vous
avez lu, Madame, poursuivis-je, & moi aussi ; mais j’ai surtout
pesé ce que j’ai lu, voici ce qui m’a frappé dans les livres comme
dans nos mœurs.
« NotreEloge du
Président de Montesquieu, par M.
d’Alembert. habitude de traiter sérieusement les choses les plus futiles, &
de tourner les plus importantes en plaisanterie ; nos conversations
si bruyantes & si frivoles ; notre ennui dans le sein du plaisir
même ; nos préjugés & nos actions, en contradiction continuelle
avec nos lumieres ; tant d’amour pour la gloire, joint à tant de
respect pour l’idole de la faveur ; nos courtisans si rampans &
si vains ; notre politesse extérieure, & notre mépris réel pour
les étrangers, ou notre prédilection affectée pour eux ; la
bisarrerie de nos goûts, qui n’a rien au-dessous d’elle, que
l’empressement de toute l’Europe à les adopter ; notre dedain
barbare pour deux des plus respectables occupations d’un citoyen, le
commerce & la Magistrature ; nos disputes littéraires si vives
& si inutiles ; notre fureur d’écrire avant que de penser, &
de juger avant que de con-noître. . . . »
Si la Marquise avoit eu
véritablement de l’esprit & des connoissances, elle eût trouvé
le moyen de me vendre cher sa défaite, malgré la violence du coup
que je venois de lui porter ; car nous avons des vertus & des
qualités sublimes qui fourniront toujours des armes puissantes à nos
partisans ; mais les partisans des défauts n’analysent point les
vertus, & les estiment peu. J’avois parlé de l’empressement de
toute l’Europe à adopter nos ridicules ; elle s’appropria ce que
j’en avois dit, & m’assura avec un éclat de rire forcé, que je
ne me tirerois pas de ce mauvais pas.
Je m’en tirerai avec votre
estime, lui dis-je, si vous êtes capable d’entendre raison. Je
conviens que toutes les nations nous copient avec une espece de
fureur, mais voyez comment chaque auteur de bon sens parle de la
sienne aujourd’hui, & reconnoissez la vérité de ma critique dans
le ridicule des nations. Je n’en citerai qu’un seul
pour ne vous pas ennuyer. C’est un AngloisAn estimate of the manners and principles of
the times & c. par le Comte de Schaftbury. ; c’est
des Anglois qu’il parle, & assurément vous confesserez que notre
exemple doit être bien dangereux, puisqu’il a pu corrompre des
hommes que la férocité sembloit avoir voués à la sagesse. Voici un
court extrait du livre en question, je l’ai écrit sur mes tablettes
pour n’en pas perdre le souvenir. . . .
Il fallut disputer beaucoup
pour la contraindre à entendre cet abrégé terrassant ; je n’en
serois même pas venu à bout si je ne l’avois pas piquée au vif, en
lui disant qu’apparemment elle vouloit se dérober à sa propre
défaite. Elle s’arma de courage en entendant ces paroles terribles,
& elle écouta.
Pour faire mieux sentir,
poursuivis-je, combien nos impertinences & nos
goûts ont influé sur les mœurs Angloises, l’auteur rapproche du
siecle présent, le siecle d’Elisabeth. « Sous son regne, quel eût été, demanda-t-il,
l’étonnement d’un Anglois, si on lui eût prédit qu’un jour il
faudroit des voitures élégantes, pour passer d’un quartier de
Londres à l’autre, qu’on ne pourroit habiter que dans des
appartemens impénétrables au moindre souffle d’air extérieur, &
richement garnis de tapis & de tentures si chaudes qu’aucun
froid n’y seroit sensible ? La vanité n’épargne rien pour flatter
cette mollesse ; meubles superbes, riches bufets, nombreux
domestiques, fins & somptueux repas, où la terre, la mer &
l’air sont mis à contribution. . . Dans les cercles brillans,
traiter un point de morale ou de littérature, raisonner sur des
affaires sérieuses, ce seroit être très-mal appris. Le
bon air, le talent sublime, c’est de dire agréablement des
frivolités. Cependant ces folles gentillesses dégénérent bientôt en
platitudes insipides & en rapsodies triviales, écueil facheux
& désespérant: pour l’éviter, on imagine un plaisir exquis, un
plaisir qui ne laisse aucun vuide à remplir, un plaisir dont on ne
puisse se dégoûter, ni se rassasier, un plaisir, &c. Il n’y a
que le vulgaire qui ait besoin qu’on l’informe que ce plaisir est le
jeu. Le goût des sciences & des arts fut toujours l’attrait, on
peut dire même l’attribut des gens bien élevés : il n’y a pas
long-temps qu’on regardoit encore les livres comme le dépôt où le
goût & le sçavoir se conservent. La lecture n’est plus qu’un
amusement qu’on prend le matin en attendant l’heure importante de la
toilette. Mais quel genre de lecture peut être
attrayant ou amusant pour cette langueur délicate, qui saisit à son
reveil un esprit efféminé ? Une lecture qui épargne à ces lecteurs
frivoles l’insupportable peine de penser, qui chatouille leur
indolence, qui la prépare aux plaisirs de la journée, & qui y
prélude. Les livres destinés à cet usage, sont des feuilles
hebdomadaires, des pieces de théâtre, des nouvelles galantes, des
écrits licentieux sur la politique, ou des brochures impies contre
la religion. Avec ces denrées que chaque mois fournit à ses besoins,
la paresse couvre son embonpoint d’un vernis léger, d’une teinture
maigre de littérature. S’il paroît quelque ouvrage, où la force du
génie & l’étendue de l’érudition empêchent la frivolité &
l’incrédulité de prescrire ; cet ouvrage a peu d’admirateurs.
L’envie & la haine s’arment contre lui : mal-gré sa
réputation chez l’étranger, malgré les sçavans de sa nation,
l’auteur & ses partisans sont persifflés par une foule
d’agréables qui ne sçavent presque pas lire : un peuple de petits
écrivains s’en consolent en le déchirant : c’est un essain de
pigmées qui font sur le redoutable Gulliver : trop foibles pour la
terrasser, ils empoisonnent les pointes dont leur malignité le
perce. . . Dans le comique & dans le sérieux, le pinceau ne
s’attache plus à saisir la nature & ses beautés. Le fantasque
& le grotesque ont subjugué tous les goûts. Dans les maisons, on
étale, on entasse des arbres, des oiseaux, des hommes, & toutes
sortes d’animaux en porcelaine ; des mandarins & des brames
crochus ; tout ce qu’il y a de plus baroque dans les couleurs, les
formes, les attitudes chinoises. . . Les deux sexes ne
sont plus distingués que par la figure & par le vêtement : leurs
autres différences sont effacées : il n’en reste pas le moindre
vestige : l’un s’est autant enhardi, que l’autre s’est amolli. . . .
Supposer dans ce siecle qu’un agréable Anglois s’embrasse d’un autre
avenir, & en tire la regle de sa conduite, ce seroit insulter sa
delicatesse raffinée. Les fêtes solemnelles, le culte public ne sont
à ses yeux, que des institutions populaires, que des usages surannés
dont il se moque. Les sublimes vérités de l’Evangile, sa morale si
pure & si simple, sont tombées dans le mépris, les Ministres qui
attestent ces vérités & qui prêchent cette morale, ne sont pas
mieux traités. On ne doit pas cependant s’imaginer que l’irréligion
moderne soit le fruit d’une profonde méditation sur les objets de la
soi : si l’incrédulité enfantoit des volumes raisonnés,
il n’y a pas d’apparence que ses partisans eussent le courage de les
lire : ils se borneroient à en saisir, à la légere, quelques
conclusions impies sans en approfondir les principes. . . . .
L’honneur est la passion de la gloire qu’on acquiert en se dévouant
au bien public. Cette passion étoit autrefois un ressort puissant,
& sécond en merveilleux effets. Aujourd’hui, si quelque Anglois
s’avisoit d’y sacrifier son repos, sa fortune & sa vie, dans
tous les cercles à la mode, on le regarderoit comme un imbécile : la
vanité, qui a supplanté l’honneur, n’envie que les brillans
équipages, n’ambitionne que les grands titres, & n’aspire qu’à
la fortune : insensible au lustre que donne la vertu, l’Anglois
n’est jaloux que des décorations qui enflent la vanité, &c.
&c. &c. &c » Vous
voyez, Madame, lui dis-je, après avoir cessé de lire,
combien ce portrait des Anglois peint les maîtres de qui ils ont
reçu des leçons. Je n’ai pas fait parler le Comte de Schaftbury ;
son livre a déja eu cinq éditions, & certainement il auroit eu
moins de succès s’il renfermoit une peinture moins fidelle. Je crois
qu’à présent vous ne balancerez plus à me pardonner d’avoir tant
insisté, & à convenir. . . Non, Monsieur, je ne conviendrai de
rien, répondit-elle en fureur, je mourrois plutôt, . . .
& en disant ces mots, je
vis une femme qui se mouroit effectivement ; elle laissa tomber sa
tête sur le dos du fauteuil, & l’évanouissement auroit suivi,
tant est grand l’effet de la colere & de la passion, si on avoit
été moins prompt à lui donner du secours. Je n’attendis pas qu’elle
eût tout-à-fait repris ses sens pour me retirer, il n’auroit pas
fait bon pour moi après une telle aventure. Je sortis
d’une maison où la raison est un meurtre, & je jurai bien
fortement de n’y remettre jamais le pied. . . . Vous voyez, mon cher Spectateur,
jusqu’à quel point les sots peuvent épouser un parti ; car il faut
être assurément bien dépourvu de sens commun, pour ne pas voir que
nous avons de grands défauts, & beaucoup de sottise, avec
beaucoup d’esprit. Adieu.
Il y a bien des personnes, telles que mon coadjuteur nous
représente ici la Marquise, & les disputeurs qu’il a mis d’abord
sur la scene. La société a fait leur nombre en consacrant leur
ineptie par l’aveugle complaisance de la souffrir. Je suis persuadé
que cette peste incommode ne resisteroit pas à une sorte dose
d’éméthique. Le persifflage nous en délivreroit, & fallût-il
pousser jusqu’à l’impolitesse, il vau-droit encore mieux
le livrer à un excès utile contre des sots qui importunent, que de
tomber dans un autre excès fatal au genre humain, en les laissant,
comme l’on fait, s’emparer de la conversation avec vigueur, mettre
la raison aux fers par l’abondance de leurs bruyantes paroles, &
nous endormir, comme le vent, à force de nous étourdir. Mais c’est
ici un malheur général ; Eh! qui dans les calamités publiques est
assez citoyen pour se sacrifier ! Car le premier frondeur qui
donneroit l’exemple, auroit certainement beaucoup de persecution à
essuyer. Je ne voudrois pas moi-même l’entreprendre, & tout
homme de bon sens m’en dira autant. Trouvons donc tout simple que
personne ne l’entreprenne, & souffrons les sots, les
dissertateurs, les bavards, les enthousiastes, comme on souffre les
insectes, pour les écraser lorsqu’ils piquent, & les mépriser
lorsqu’ils importunent.
Je reviens au discours que j’ai
interrompu plus haut, & je passe tout de suite à la preuve que
j’ai promise. J’ai dit que c’étoit un malheur de chercher trop à se
connoître ; que cet excès, estimable en lui-même, conduisoit à trop
d’estime pour les autres, en ruinant la bonne opinion qu’on doit
toujours avoir de soi jusqu’à un certain point ; & devoit être
par conséquent le terme du courage, de l’ambition & du talent.
Mon opinion se fonde sur mon expérience, & voici de quoi la
justifier.
J’avois lu, il y a plus d’un an, cet endroit de la préface de la
Collection Académique que j’ai cité d’abord, & le raisonnement
que fait l’auteur m’étoit resté dans la mémoire. J’avois senti
d’abord qu’en ramenant ce raisonnement, comme j’ai fait, du
métaphysique au moral, cela pouvoit fournir d’utiles réflexions ;
mais atta-ché alors au Mercure, & au Choix des
Mercures, je n’avois pas suivi cette idée, & elle se seroit
peut-être évanouie tout-à-fait, si une aventure qui m’arriva, il y a
quelques jours, ne l’avoit fait renaître, en m’offrant l’occasion de
m’y livrer avec utilité. J’ai exécuté mon projet en partie ; il ne
s’agit plus que d’y mettre la derniere main, c’est ce que je vais
faire en publiant l’aventure qui suit.
J’avois été lié pendant dix
ans avec un homme souverainement aimable, & souverainement
heureux, que j’appellerai Firjam. Il n’y avoit jamais
eu de caractere ni d’esprit comme celui-là. Tout lui réussissoit,
parce qu’il réussissoit lui-même auprès de tout le monde. Ses
richesses s’accumuloient, sa maison ne désemplissoit pas d’amis ; il
étoit estimé, recherché ; on lui auroit offert des dignités s’il
avoit voulu se laisser surprendre à leur appât
trompeur ; il passoit généralement pour homme d’esprit, étoit
consulté comme tel, disoit tout ce qu’il vouloit, & étoit
toujours applaudi, quoiqu’au fonds il ne pensât ni plus ni mieux
qu’un autre. Sa femme même qui pouvoit mieux que personne peser son
mérite & apprécier ses vertus, parce que dès l’âge de quinze
ans, elle fut en tout l’objet de la complaisance de la nature ; sa
femme, dis-je, quoiqu’elle fût sans amour pour lui, & malgré ce
tact & ces yeux que doivent donner une proximité & une
habitude continuelles <sic>, avoit pour lui cette estime, ce
respect, ce goût, cette admiration que le mariage exclut, &
qu’un ange en épousant une femme pourroit à peine obtenir d’elle,
six mois après l’avoir épousée, si elle étoit sans amour. Tel étoit
M. de Firjam, & tel étoit son sort.
Il n’y a point d’homme qui mérite plus justement le
titre d’heureux. Destiné par la
nature à examiner un jour impartialement les hommes ; j’avois, je ne
sçais pourquoi, toujours les yeux sur mon ami. Le prestige que ses
admirateurs & sa maniere d’être, répandoient sur lui, ne
m’éblouissoit point. J’entrevoyois des imperfections, & à force
de rechercher, je parvins à en voir réellement. Je vis beaucoup
plus. Je découvris qu’il se rendoit justice, que sa gloire
l’étonnoit, & qu’il lui falloit un confident à qui il pût
communiquer les réflexions qui lui échappoient. Ceci est
non-seulement vrai, mais paroîtra même vraisemblable à ceux à qui de
profondes médiations ont dévoilé les replis de l’ame, théâtre
immense où les scenes qui paroissent le plus extraordinaires, sont
souvent plus naturelles que celles qui ne surprennent person-ne. Je me comportai de façon que mon ami me parla de lui
& de ses miracles avec une confiance entiere. Il est vrai que
les aveux qu’il me faisoit, n’avoient pas pour objet direct de se
dépriser ; c’étoit l’aveuglement de ses admirateurs qui les lui
arrachoit ; l’amour propre étoit trompé ; en se confessant, il ne
prétendoit que rire d’eux. Chaque jour une nouvelle raillerie
entraînoit une nouvelle confidence. Il ne sentoit pas qu’il se
mettoit devant un miroir. (Le rapport de caracteres, l’habitude de
s’ouvrir, un peu d’art dans celui qui écoute, peuvent amener un
homme à ce point d’ingénuité ; & l’homme d’esprit , les
confidens adroits, les directeurs de conscience, ces hommes à qui on
dit tout, parce qu’ils sauvent l’humiliation en cachant finement
l’envie de tout sçavoir, sentiront que je ne donne point un corps à
une chimere.) Je dois avouer que, quoique M.
de Firjam eût des qualités & des parties
supérieures, je fus étonné, lorsque j’eux bien parcouru son côté
désavantageux, de voir qu’il eût fait & qu’il fit encore une si
grande illusion. Sans lui laisser soupçonner que je ne lui trouvois
pas un mérite infini, je lui demandai comment il avoit pu faire pour
parvenir à ce dégré de gloire & de bonheur où je le voyois
monté.
Vous soupçonnez dans tout cela
un art prodigieux, me dit-il ; voici tout mon secret, il est simple,
& par-là il a dû réussir dans un siecle où la réputation est le
fruit de la torture & des combinaisons. J’ai réussi, parce que
j’ai mieux connu la nature qu’un autre. On nous recommande de
chercher à nous connoître, pour nous corriger, continua-t-il, &
on ajoute à ce précepte de conseil d’étudier les hommes qui sont
bien, qui plaisent, qui sont estimés, pour multi-plier
nos modeles & parvenir à nous perfectionner ? Je sentis de bonne
heure que ces conseils étoient dangereux. J’étois né avec de
l’esprit & beaucoup d’amour propre. Je compris qu’il falloit que
je me condisisse par mon propre génie, & qu’au contraire, si je
me laissois aller au torrent de la regle générale, je me trouverois
bientôt confondu dans la classe ordinaire : non pas qu’il ne faille
jusqu’à un certain point s’examiner pour être bien, & copier
pour être mieux ; mais & cet examen & cette imitation
demandent des précautions infinies, & doivent laisser au génie
particulier le pouvoir de les diriger, & d’agir à son tour par
de plus grands moyens, uniquement inventés par lui. Je fis cette
réflexion ; je m’y attachai, elle me développa des vérités
lumineuses, & bientôt ce génie dont je parle, ce principe de
notre destinée, m’indiqua une route nouvelle. Je
commençai à sentir qu’il étoit impossible, qu’en se rendant un
compte trop fidele de ses défauts & des vertus des autres, on
n’altera ce nerf de l’esprit & du cœur, qui est l’amour propre.
Je conclus de-là qu’une regle plus sûre pour le bonheur comme pour
le mérite, seroit de s’examiner superficiellement, & d’appuyer
le télescope & le compas sur la nature entiere. Vous allez voir
si la singularité de mon raisonnement l’empêchoit d’être juste. Je
me sentis bientôt beaucoup de hardiesse, & conséquemment je me
vis maître des esprits ; on m’écoua, on me crut ; je fis des
projets, ils furent adoptés, & dès lors mafortune <sic> ne
fit qu’aller en croissant. Vous sçavez la magie que la richesse
répand sur un homme qui la doit à son audace & à son génie ? Je
voulus y ajouter le don de plaire, cela me coûta peu ; à force de
m’exagérer les défauts des autres, j’étois parvenu à me
persuader à moi-même ces défauts ; ce que j’en disois étoit toujours
cru, parce que j’avois la hardiesse, qui fait si bien dire, & la
persuasion qui fait tout croire ; or vous n’ignorez pas qu’un
médisant s’enrichit, dans l’opinion de ses duppes, des dépouilles de
ses victimes ; & qu’il n’y a point de si petit nain qu’un
peintre ne puisse faire paroître d’une taille avantageuse, s’il
l’entoure de grouppes à qui il ait retranché les jambes. Je parus
aimable en empêchant les autres de le paroître ; j’allai plus loin,
& voici ce qui a déterminé cette chaîne de triomphes qui vous
ont ébloui tout le premier ; je les empêchai d’abord de croire
qu’ils devoient plaire tels qu’ils étoient ; mes critiques séveres,
mes conseils malins leur firent perdre l’amour propre, &
dès-lors mille graces devinrent des ridicules, parce que sans
l’ad-miration de soi-même, il n’y a plus d’agrément
qui ne prenne un air faux ; ce premier succès en entraîna un second.
A force de leur faire entendre qu’ils étoient mal, & de les
estropier, pour ainsi dire, je parvins à les faire ressembler au
portrait que je leur faisois d’eux-mêmes, & d’un point à l’autre
il arriva enfin que je me persuadai qu’ils étoient naturellement
tels que je le disois, & que même ils l’avoient toujours été.
C’est comme un menteur qui, à force de répéter une histoire
imaginée, parvient à croire qu’elle est vraie, ou à oublier du moins
qu’elle est née dans son imagination. Me voilà donc très-riche,
parce qu’à force de publier que j’avois de grandes idées, on m’a
récompensé sur ma parole ; & très-aimable, parce qu’il faut bien
qu’on le devienne à force de se persuader que les autres ne le sont
point, ou qu’on le paroisse du moins à force d’empêcher
qu’ils ne puissent eux-mêmes le paroître. Vous concevez à présent,
continua-t-il en finissant, d’où part ce bonheur, cette égalité
d’humeur dont vous m’avez félicité tant de fois ? Je suis riche, je
n’ai point de rivaux, je domine, je suis comme le soleil au milieu
des individus qu’il éclaire ; les moindres conseils que je donne
sont des oracles, les moindres services que je rends sont des
bienfaits ; je suis recherché, chéri, applaudi sans cesse, &
j’ai pardessus tout cela ma propre estime, ma propre admiration.
Ajoutez que je me suis toujours conduit avec infiniment d’art. Je me
suis vu souvent remercier des très-mauvais services que j’étois
obligé de rendre, tant je sçavois persuader & plaire. . . Avec
tous ces avantages vous devez être heureux, dis-je ; mais ce bonheur
ne s’altere-t-il jamais ? Jamais ne perdez-vous cet-te
confiance intime, cette sécurité profonde ? Elles ne subsistent ici
que par une continuelle prévention contre les autres, par une
constante mutilation de ce qu’il y a de plus touchant au monde, qui
est les agrémens & les vertus. Vous êtes sans cesse obligé de
résister à l’évidence, au sentiment ; car enfin il y a des agrémens
vrais, des esprits charmans, des vertus admirables : comment
avez-vous pu contraindre votre cœur à ne rien sentir de tout cela,
& votre esprit à s’en nier la réalité palpable ? . . . Vous avez
raison de me faire cette question, me répondit-il, j’ai un peu outré
l’exposition que je vous ai faite ; mais vous auriez dû vous en
douter. Comment seroit-il possible qu’on se refusât à ce qu’il y a
de plus aimable, de plus estimable ! Ce prodige malheureux ne seroit
pas même possible pour un monstre ; aussi n’ai-je pas prétendu vous
dire qu’il existât en moi ; je ne me ferai jamais
honneur de la férocité. Mais vous sçavez que dans un tableau on
exagere toujours les objets ? C’est ce qui m’est arrivé & ce que
j’ai dû faire. La méthode & le systême dont j’ai voulu me
vanter, ne vous eussent point frappés, si je n’avois employé
précisément que le dégré de couleur précis, dans le tableau que j’ai
voulu vous en faire. En réduisant ce que j’ai peint, à ce que vous
croyez possible, vous aurez une exposition fidelle & une regle
utile.
Notre conversation ne finit point là, mais je puis réduire à peu de
mots ce que nous nous dîmes en beaucoup de paroles. Il me persuada.
Je vis qu’il avoit bien pensé, qu’il s’étoit bien conduit, &
nous conclûmes en faveur de l’opinion dont il avoit fait sa regle,
lors, toutefois, que nous eûmes simplifié les moyes, & rapproché
les idées du point d’où il faut toujours partir, qui
est la soumission à l’équité naturelle ; car je confesse que mon ami
avoit un peu oublié cette regle de conduite, en s’abandonnant trop à
l’impulsion de la vanité & de l’intérêt personnel.
Quelque temps après cet entretien, Firjam tomba
malade. Je n’étois point à Paris, & ce ne fut qu’au retour
d’un voyage assez long, que je sçus qu’il avoit été en danger de
perdre la vie. Je volai chez lui à la premiere nouvelle que j’en
eus. Il étoit rétabli depuis près d’un mois, & il partoit pour
la campagne. Je lui trouvai un air de tristesse singulier ; je
l’attribuai aux traces que la maladie pouvoit avoir laissées, &
j’espérai tout d’un rétablissement plus parfait. Comme il alloit
monter en carrosse je ne pus l’entretenir qu’un moment ; je lui
promis de l’aller voir, & je me reproche bien de n’avoir pas
rempli ma promesse aussi promptement qu’il m’auroit été
possible. Il avoit besoin de mon secours, & ma présence l’eût
sauvé.
Il y avoit déja six semaines qu’il étoit parti, lorsque je vis
entrer, il y a quinze jours, sa femme dans ma chambre, avec un air
de douleur & un abattement extraordinaires <sic>. Je lui
demandai ce qu’elle avoit, & quelle horrible nouvelle elle
venoit m’apprendre.
Hélas ! me répondit-elle, je
viens vous dire que je crains que vous n’ayez bientôt plus d’ami.
Comment, m’écriai-je, Firjam est retombé ? C’est
pis que cela, reprit-elle : son corps n’est point malade, mais je
crois que son esprit l’est beaucoup : depuis que vous ne l’avez vu,
une secrette mélancolie le dévore, il nous fuit. Lorsqu’il est forcé
de recevoir ses voisins, il est embrassé, froid, timide devant eux,
une affaire l’appelle à Paris, & il n’y vient pas ; il dit
qu’il lui seroit impossible de la faire touner à son
avantage, qu’il vaut mieux l’abandonner ; cependant elle me paroît
toute simple, & il en a conclu souvent qui offroient de bien
plus grandes difficultés, sans que jamais il ait douté de leur
réussite. Son activité, la confiance, son génie, l’ont abandonné ;
il n’a plus d’esprit ; il rougit dès qu’il parle, & on
l’embrasse dès qu’on lui adresse la parole. Un homme simplement
titré, de son voisinage, vint le voir l’autre jour ; vous sçavez
comment il étoit autrefois avec les plus grands Seigneurs ! de
combien il avoit baissé les dégrés du trône sur lequel la flatterie
& la convention les ont placés ! Il alla le recevoir à la porte
de son carrosse, & lui donna même la main pour la descendre :
cet homme nous fit des contes sans nombre & sans fin, nous parla
jusqu’au soir de ses chevaux, de ses chiens, de ses
valets, de ses galanteries ; je vis que mon mari s’impatientoit,
mais il n’eut jamais le courage de lui faire sentir. Il contrôla le
château, les jardins ; nous contraria, nous reprit même sur tout;
& votre ami, qui autrefois ne lui auroit pas laissé le temps de
dire deux bêtises de suite, souffrit patiemment qu’il nous dît vingt
impertinences, & le souffrit de l’air d’un homme qui n’ose plus
avoir son avis. Enfin vous ne le reconnoîtrez plus, c’est une
métamorphose, une dégradation sans exemple ; mais surtout cette
tristesse profonde que je lui vois, me fait trembler ; elle vous
appelle à son secours ; vous êtes son ami, il faut que vous ayez la
bonté de me suivre, de lui parler, de lui arracher son secret ; je
souhaite me tromper, mais je crains bien qu’il ne soit encore trop
tard pour le guérir d’un mal déja si invétéré. . . Je le crains comme vous, lui dis-je, sans sçavoir pourquoi ; mais ma
crainte redouble mon courage ; allons, Madame, ne perdons point de
temps ; voilà un état incroyable. Ne souçonnez-vous aucune cause,
aucune raison ? Car s’il lui est arrivé quelque accident, quelque
malheur, il faudroit le sçavoir. . . Non, me dit-elle, il ne lui est
rien arrivé, ou du moins je n’ai rien sçu. . . J’ai de la peine à
le croire, repris-je ; Mais partons, ne perdons point de temps ; je
serai mieux instruit quand je lui aurai parlé.
Nous montâmes en carosse, & pendant la route je sentis que je
m’attendrissois sur le sort de mon ami.
Hélas ! me disois-je, que
sommes-nous ? Quelle est notre destinée ? L’enfant triomphe de
toutes les maladies qui assiégent son berceau, & l’homme périt
par le dérangement d’un fibre. Il eût été dangereux que mes
réflexions n’eussent pas été interrompues ; dans la
situation d’esprit où j’étois, on murmure pour peu qu’on
s’attendrisse, & c’est déja une mauvaise disposition pour
consoler & guérir les hommes, que de faire remonter leurs maux à
une premiere cause à laquelle il n’y a point de remede.
Madame de Firjam me tira de ma rêverie
en me montrant de loin le château. Je voulus me distraire en lui
faisant des questions indifférentes ; & lorsque nous arrivâmes
j’avois déja retrouvé ce calme précieux, ce calme trompeur que la
philosophie n’assure point, puisqu’on peut le perdre à force de
réfléchir.
Je trouvai M. de Firjam tel que sa femme me l’avoit
représenté. Il étoit renfermé dans sa chambre : ce ne fut pas assez
de m’annoncer deux fois pour l’en faire sortir, il fallut que je
prisse le parti de l’y aller trouver. Je puis dire que
je ne le reconnus point. Il rougit en m’abordant, & cette
rougeur, expliquée par ses mouvemens embarrassés, me fit comprendre
qu’il en avoit intérieurement de la honte. J’espérai beaucoup du
sentiment que je lui supposois, & puisque cette confusion
secrette pouvoit contribuer à sa guérison, je crus devoir commencer
par augmenter le mal dont elle devoit être le remede. Pour y
réussir, j’imaginai de lui offrir le tableau de ce qu’il étoit
devenu, dans le tableau de ce qu’il avoit été. Il est certain que ce
stratagême étoit raisonnable, & que quelques jours plutôt il
auroit pu réussir ; mais j’avois été averti trop tard ; l’ame étoit
attaquée, & l’ame est presque toujours incurable, quand elle a
eu le temps de se faire un systême du tourment qui la dévore. Je
parlai d’abord à M. de Firjam de cette
affaire que sa femme m’avoit dit qu’il ne vouloit pas
poursuivre, & en lui annonçant faussement qu’il en étoit
beaucoup question dans le monde, je lui dis que l’on condamnoit
hautement sa négligence.
Ce n’est pas indifférence pour
mes avantages, me répondit-il, c’est persuasion intime & fondée
que je ne réussirois pas dans ma poursuite. Comment, vous ne
réussiriez pas, repris-je ? Mais, dites-moi, je vous prie, de quoi
est-il question dans tout ceci ? De vous présenter ; de faire voir
vos droits sur une chose que pour le bien de l’état, on sera trop
heureux d’accorder à un homme tel que vous ; & de démontrer le
ridicule de prétentions de votre concurrent, par l’évidence de vos
droits & par l’élévation de vos vues ? . . . Vous croyez tout
cela bien simple, me dit-il en m’interrompant ? Mais vous vous
trompez ; vous jugez trop favorablement de moi, &
avec trop peu d’équité ou de connoissance de M. de ** ; c’est un
homme de beaucoup d’esprit. . . . Eh bien, repris-je, est-ce qu’un
homme d’esprit vous effraye ! Qu’est devenu ce temps, où vos
triomphes sur les autres étoient marqués par leur propre
supériorité. Vous m’avez appris vous-même à condamner aujourd’hui
votre pusillanimité, en me confiant le secret des armes qui vous
rendirent tant de fois vainqueur de vos rivaux. . . Ce temps n’est
plus, répondit-il, en poussant un profond soupir. . . . Comment, il
n’est plus, repris-je, est-ce qu’il doit y avoir deux temps dans la
vie d’un homme d’esprit, pour les choses qui dépendent des idées
& qui intéressent la gloire ? Pouvez-vous me faire cet aveu ? Ne
sentez-vous pas qu’il peut vous coûter mon admiration, &
peut-être mon estime. . . . Il s’arrêta & me regarda fixement :
le coup étoit vio-lent ; il le sentit peut-être trop.
Epargnez votre ami, me dit-il, il a assez de douleur ; ayez pitié de
lui, si son changement vous étonne. . . . .
En me disant ces mots, je vis
qu’il avoit les larmes aux yeux. Je lui sautai au cou d’en
l’embrassant tendrement.
Oui, je vous épargnerai autant
qu’il sera possible, lui dis-je, mais vous ne voulez pas que je vous
trompe ? Mon cher Firjam, je ne vous reconnois
plus, vous êtes tout changé pour moi ; qu’avez-vous donc, que vous
est-il arrivé ? . . . Je vais vous l’apprendre, me dit-il, je serai
sincere, car cet aveu me rend intéressant, & ne me rend pas
méprisable. Vous sçavez que j’ai été très-malade, continua-t-il ; il
faut que j’ajoute que j’ai été très-frappé dans ma maladie. Ma sœur,
dont vous connoissez les opinions outrées, en fait de morale, &
que les vrais dévots, même, condamnent, s’établit chez moi, ne quitta plus le chevet de mon lit, & parut attacher
un devoir à recueillir mes derniers soupirs. Je le la voyois plus
depuis long-temps ; je touchois, lorsqu’elle arriva, à ce moment où
la morale se fait écouter avec plaisir ; où l’on ne sent pas qu’elle
puisse être outrée, parce que le repentir rend sa rigueur
consolante ; où l’on croit que la religion doit être infiniment
sévere, parce que n’ayant rien fait pour elle pendant la vie, le
regret qu’on en ressent lui prête des armes, & entraîne le
reproche des moindres choses. Tel étoit l’état de mon cœur & de
mon esprit, lorsque ma sœur me parla de mes fautes & de mes
devoirs. Elle avoit deviné les idées qui m’avoient conduit
jusqu’alors, car ceux qui aiment à faire triompher leurs-maximes,
devient aisément les maximes des autres. Elle m’en parla avec une
sévérité extrême, & à force de me les re-procher,
parvint à m’en faire rougir. Je ne vous dissimulerai point que ce
remords fût l’ouvrage de la réflexion ; mais elle n’en fit pas assez
elle-même en cherchant impitoyablement à me l’inspirer. J’avois
encore à vivre, elle devoit le prévoir ; elle devoit penser, qu’en
vivant, un jour ce remords seroit un tourment & influeroit sur
mon ame & sur toutes les actions de ma vie. La moitié de ce
qu’elle me dit eût suffi pour m’éclairer, & cette moitié devoit
suffire. Si le hasard alors eût confié mon esprit au zele d’un homme
prudent, d’un homme doux, d’un vrai sage, la leçon n’eût pas été
moins efficace, & eût été moins dangereuse, j’aurois été
également guéri, & je n’aurois pas été perdu ; on m’auroit
conservé du moins ce sentiment d’amour propre, innocent, qui nous
éleve, & que Dieu même nous a donné ; cette persuasion intime
que nous avons de son innocence, qui nous le fait
chérir comme partie de notre être comme organe de la nature, comme
principe de notre bonheur & de nos plus utiles vertus ; on
n’auroit frondé que l’abus que j’en avois fait. . . . Vous devinez
ce qu’il me reste à vous apprendre, continua mon ami ? L’esprit
étoit frappé ; je pris le flambeau que me présentoit ma sœur, &
je le portai dans le fonds de moi-même. Ma main tremblant ne sçut
excepter aucune partie ; tout fut éclairé, tout fut examiné. Je vis
l’homme que j’étois ; je vis plus qu’il n’y avoit, parce que je
cherchois à m’humilier. Le mépris pour moi-même entraîna
l’admiration pour les autres ; l’un & l’autre n’ont fait
qu’augmenter depuis ; l’impression étoit faite : j’en ai senti les
suites dangereuses, j’ai voulu les prévenir, non pas pour me
resister mes premieres idées, car je les condamnois ; mais pour éviter d’ajouter rien à la réalité du précepte qui
nous ordonne de nous connoître & de rendre justice aux autres :
vain effort. Je m’étois vu de trop près, j’avois fait entrer trop de
charité, trop de repentir dans l’examen de ceux que je n’avois pas
jugé autrefois avec assez d’équité. La timidité, la honte, l’estime
aveugle, se sont emparé de mon cœur ; & de-là, l’indifférence
pour tout ; une noire mélancolie, une défiance insurmontable de tout
ce que je pense, de tout ce que j’imagine, de tout ce que je vais
dire, & de tout ce que je vais faire. . . . . Mon état m’est
connu, & j’en rougis ; je sens ma dégradation, & je me place
au dessous de l’automate ; mais je n’ai d’idées que pour me juger,
& de force que pour résister au penchant qui me porte au mépris
de moi-même, sans y réussir. Cet état est affreux, je ne sçaurois
vous dire ce que je souffre, heureusement mon cœur
flétri m’annonce une tranquillité prochaine. . .
Je ne répéterai point ici ce que je dis à cet infortuné, ni ce qu’il
me répondit constamment. Je me tairai aussi, par beaucoup de
raisons, sur une démarche qu’il fit quatre jours après, qui prouve
combien la source de son mal étoit profonde. Qu’il suffise au
lecteur de sçavoir, que mon malheureux ami restera vraisemblablement
toujours dans l’état où l’on vient de le voir, & qu’il n’y a
plus à souhaiter, pour lui, que sa mort qui ne peut pas être
éloignée. Tout ce que je pourrois ajouter à son sujet ne prouveroit
pas mieux que je ne viens de le faire, qu’il faut s’examiner avec
beaucoup de précaution, n’accorder son estime aux autres que
difficilement, ne la-montrer que le moins indiscrettement, qu’il est
possible, ne point s’appesan-tir sur le mérite qui vient
l’arracher à l’amour propre ; & enfin, qu’il ne faut chercher à
se connoître, dans l’intention de s’humilier, qu’autant que l’on
sent germer en soi des vices qui peuvent conduire au crime & au
malheur réel de la société. Ces maximes pourront ne pas paroître
assez séveres aux esprits trop séveres eux-mêmes, mais je parle à
l’homme du monde, & en homme du monde ; persuadé que l’être
suprême, en nous plaçant dans des circonstances qui ne sont pas
celles du chartreux & de l’anachorette, nous a permis de nous
élever par des idées particulieres qui ne puissent nuire
physiquement à personne, & soient propres à empêcher qu’on ne
nous nuise, & que nous ne nous nuisions nous mêmes.