Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "No. 15", in: Le Nouveau Spectateur français, Vol.1\015 (1723-1725), S. 225-240, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1769 [aufgerufen am: ].


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No. 15

Ebene 2► Ebene 3► Histoire d’une ame agée

Zitat/Motto► Venturӕ Memores estote senectӕ.

Ovid.

Sognez à la Vieillesse qui va venir. ◀Zitat/Motto

1 Allgemeine Erzählung► Je me trouvai l’autre jour dans le Cabinet d’une Dame dont je suis ami depuis plus de cinquante ans : j’ai même été autrefois piqué de belle tendresse pour elle, j’entens que j’ai eû de ces senti-[226]mens qui aboutissent à faire dire des choses bien tendres, de cela qu’on appelleroit en ce tems-ci élegie ou églogue ; enfin de cet amour qui n’est qu’un soupir perpetuel, & qui vise bien-respectueusement à surprendre une belle main qu’on baise avec un ragoût si ravissant, qu’une femme en est toute honteuse ; à cause du plaisir qu’elle vous y voit prendre.

Je ne sçai de quoi cette Dame & moi, nous nous étions avisez de traiter l’amour sur ce pied là : Car deslors : les sentimens n’étoient plus à la mode, il n’y avoit plus d’amans, ce n’étoit plus que libertins qui tâchoient de faire des libertines : On disoit bien encore à une Femme, je vous aime, mais c’étoit une maniere polie de lui dire, je vous desire ; aussi pour marquer qu’elle vous entendoit, une Femme se montroit-elle plus ou moins sage, suivant quelle se disoit plus ou moins sensible : De sorte que quand elle vous aimoit tout-à-fait, pour en faire foi, vous voyez bien à quelle preuve elle en étoit reduite. Elle n’avoit plus rien à perdre que son cœur, qu’elle accusoit de tout, quelque le plus souvent il ne fut cause de rien, & qui à vrai dire ne valoit pas la peine d’être regreté avec de pareilles Maîtresses.

Quoi qu’il en soit, ce n’étoit pas ainsi que nous nous aimions la Dame dont je parle & moi, & je crois que nous y gagnions ; car le vice à beau faire avec ces douceurs brutales & rassasiantes, outre qu’il tuë l’amour quand [227] il s’y en trouve, c’est qu’il ne lui apartient pas de piquer l’ame, autant que peut la piquer un amour tendre & innocent de part & d’autre. Si l’on sçavoit bien ce que c’est que cet amour-là, quelles sont ses ressources, & le charme des progrès qu’il fait dans le fond de l’ame, combien il la penetre, & tient sa sensibilité en vigueur ; en combien de façons délicieuses il la remuë : si l’on sçavoit combien en mille momens avec cet amour-là, deux amans se trouvent grands, nobles & délicats ; combien ils sont glorieux & contens de se trouver tels : si l’on sçavoit avec quelle satisfaction ils souffrent d’être sages, car on s’imagine qu’il n’y a point de plaisir à cela. On se trompe, la vertu dédomage de la peine qu’elle coûte, & de cette vertu on en devient alors tout aussi amoureux que de la personne qu’on aime : on les confond toutes deux, ce n’est plus qu’un ; cela ne fait-il pas un objet bien aimable ? n’a-t-on pas bien du plaisir à l’aimer & par dessus le marché, n’est-ce rien que l’honneur d’avoir une passion si distinguée, & d’en inspirer une pareille ? eh, l’on a de la sagesse à l’envi l’un de l’autre, pour se rendre à l’envi plus digne d’être aime.

Metatextualität► Mais moi avec ma sagesse & ma vertu, je m’amuse ici à des discours gaulois qu’on n’entendra pas, & qui me dérobent mon sujet. Qu’ai-je fait de la Dame dont j’ai parlé d’abord, je l’ai laissée, ce me semble, dans son cabinet, & moi avec elle. ◀Metatextualität

[228] Elle foüilloit dans un coffre, où je vis sur un cahier de papier, ces mots écrits de sa main : Mémoire de ce que j’ai fait & vû pendant ma vie. Je me jettai sur ce cahier, pour le prendre, elle voulut me l’ôter, & comme je résistois, il nous en demeura à chacun la moitié : Sur le champ je pris le parti de m’enfuïr avec ma part, pendant qu’elle me poursuivoit en badinant pour la ravoir ; mais je sortis tout en riant aussi, & j’allai chez moi voir ce que c’étoit, & voici ce que c’est, sans changer un mot :

Mémoire de ce que j’ai fait & vû pendant ma vie.

Ebene 4► Selbstportrait► J’ai soixante & quatorze ans passez quand j’écris ceci : il y a donc bien long-tems que je vis : bien long-tems, hélas, je me trompe, à proprement parler, je vis seulement dans cet instant-ci qui passe ; il en revient un autre qui n’est déja plus, où j’ai vécu, il est vrai, mais où je ne suis plus, & c’est comme si je n’avois pas été : ainsi ne pourois-je pas dire que ma vie ne dure pas ; qu’elle commence toûjours, ainsi jeunes, & vieux nous serions tous du même âge : Un enfant naît en ce moment où j’écris, & dans mon sens, toute vieille que je suis, il est déja aussi ancien que moi : Voila ce qui m’en semble, & sur ce pied-là, qu’est-ce que la vie, un rêve perpetuel, à l’instant près dont on jouït, & qui devient rêve à son tour. Je [229] connois un pauvre homme qui a beaucoup souffert depuis trente ans : je connois un grand Seigneur qui a passé tout ce tems-là dans la joye, lequel aimeriez vous mieux avoir été, ou le pauvre, ou le grand Seigneur : quelque lot que vous choisissiez, vous n’en serez ni mieux, ni plus mal : Voilà pourtant à quoi aboutissent le bonheur ou le malheur de cette vie : Peines passées, plaisirs passez, tout se confond, tout est égal : Les Rois n’ont qu’à profiter de l’Instant dont ils joüissent, ils ne sont heureux que cet instant ; & de ce court bonheur qu’ils ont, c’est à eux à en bien choisir l’espece : tout court qu’il est, il a d’éternelles conséquences.

Je suis vieille, ceux qui liront ceci doivent me pardonner, les réflexions par où je commence ; réfléchir sur ces matières-là, est, je crois, un tribut qu’il faut payer une fois en sa vie, il vaudroit mieux le payer quand on est jeune, cela procureroit une vie plus tranquille, & plus innocente, & diminueroit beaucoup de la valeur que nous trouvons à je ne sçais combien de petites doctrines hardies dont nous nous gâtons les uns les autres, & qui nous paroîtroient bien foibles, si nous n’avions pas un intérêt present à les trouver fortes, ou si nous n’avions pas le sang trop chaud.

Quoi qu’il en soit, voila mon exorde, ce qui me reste à dire va m’engager d’abord à des détails plus amusans & me ramenera en-[230]suite aux réflexions les plus serieuses.

On me maria à dix-huit ans, je dis qu’on me maria, car je n’eus point de part à cela, mon pere & ma mere me promirent à mon mari que je ne connoissois pas, mon mari me prit sans me connoître, & nous n’avons point fait d’autre connoissance ensemble que celle de nous trouver mariés, & d’aller nôtre train, sans nous demander ce que nous en pensions, de sorte que j’aurois dit volontiers, quel est donc cet étranger dont je suis la femme ?

Cet étranger cependant étoit un fort honnête homme de trente-cinq à quarante ans, avec qui j’ai vécu comme avec le meilleur ami du monde, car je n’eus jamais pour lui ce qu’on apelle amour, il ne m’en demanda jamais, nous n’y songeâmes ni l’un ni l’autre, & nous nous sommes très-tendrement aimés sans cela.

Sept ou huit mois après nôtre mariage, un aimable homme de nôtre societé s’avisa de prendre du goût pour moi : des que je m’en aperçus, je le condamnai à soupirer en vain, car j’étois sage ; mais nous autres femmes, lors qu’un homme nous aime, il n’y a pas moien que nous le congedions sans retour : la vertu nous dit, il ne faut point avoir d’amant, & là-dessus nous renvoions celui qui nous vient, mais il ne s’en retourne pas si vîte, car nôtre vanité lui fait signe d’atendre, & il atend comme fît le mien que je traitois avec froideur, & que j’agaçois par [231] mille petites bagatelles dont il ne dépendoit pas de moi de m’abstenir, parce que j’étois femme, & qu’on ne peut être femme sans être coquette Il n’y a que dans les romans qu’on en voit d’autres, mais dans la nature c’est chimere, & les veritables sont toutes comme j’étois. Par exemple, lorsque je me sentois dans un jour de beauté, que j’étois avantageusement parée, j etois bien aise que l’amant dont je parle me vît alors ; je l’en rebutois de meilleur courage, parce que je sçavois bien qu’il n’y avoit point de danger à le faire, je l’aurois deffié de me quiter, j’étois trop belle pour lors : ainsi je laissois ma sagesse se donner carriere, j’affligeois hardiment mon homme, quand mes agrémens pouvoient soutenir tout ce fracas-là, mais j’allois plus doucement quand je me sentois moins forte.

Et qu’on n’aille pas dire que c’est-là une grande coqueterie, car c’est la moindre de toutes celles qu’une femme peut avoir, ce n’est encore là qu’une coqueterie machinale : vraiment quand la rèflexion s’en mêle c’est bien autre chose. ◀Selbstportrait

Cependant l’épouse de cet honnête homme connut à n’en pouvoir douter qu’il m’aimoit : elle s’en allarma comme de raison, & vint me rendre visite un jour qu’il étoit avec moi. Ils parurent déconcertés tous deux en se voiant ; un moment après il sortit, Ebene 5► Dialog► & j’allois continuer la conversation avec elle, quand elle me dit en souriant, mon mari [232] vous aime, Madame, & vous mérités d’être aimée plus que personne au monde, ainsi je n’entreprendrai point de le détacher de vous, j’y perdrois mes efforts, il vaut mieux que j’aie recours à vous-même, & que je remette mes intérêts entre vos mains ; c’est donc à vous, à vôtre amitié pour moi, que je recommande mon mari, j’ai de l’atachement pour lui, & il le merite, au penchant près qu’il sent, & qu’il est bien difficile de ne pas se sentir pour une femme aussi bien faite que vous l’êtes ; je suis sûre que ce penchant vous est à charge, & il m’afflige, je ne lui ai rien dit encore, j’ai crû que vous le rameneriez mieux que moi, & qu’il seroit plus touché du chagrin qu’il me donne, si vous l’y rendiés sensible. Il m’aimoit autre fois : disposés donc son cœur à plaindre du moins le mien, l’estime & le respect qu’il a pour vous, donneront du poids à ce que vous lui dirés en ma faveur ; feignés que je suis aimable, & il vous croira, vous l’en persuaderés encore mieux que ne feroient mes reproches. ◀Dialog ◀Ebene 5

A peine eut-elle achevé de parler, que je l’embrassai de tout mon cœur, je me jettai dans ses bras, je crois même que nous pleurâmes ; & le moien à mon égard que je ne me fusse pas atendrie, que je n’eusse pas été remplie de zèle pour les intérêts d’une femme qui venoit me dire que j’etois plus aimable qu’elle, qui demandoit quartier à mes charmes ; le tour étoit trop adroit, aussi je n’y résistai pas, je l’embrassai encore & puis [233] je recommençai, je l’accablai de caresses, je la trouvai adorable, cent fois plus belle que moi ; car l’amour propre quand il a son compte, est si tendre, si reconnoissant, si modeste, il rend tout ce qu’on lui donne.

Je ne raporterai point les discours que nous nous tinsmes ; nôtre atendrissement rendit la scene assés muette, je l’assûrai qu’elle seroit contente, & elle me quitta.

Son mari rentra qu’il n’y avoit pas un demi quart d’heure qu’elle étoit sortie, la joye étoit peinte sur son visage. Ebene 5► Dialog► Madame, me dit-il, voila qui est fini, je ne vous serai plus importun ; je viens vous demander pardon de vous l’avoir été : je vous admire, vous êtes la vertu même (& je me serois bien passé de ces éloges-là, ils me déplurent par pressentiment.) J’écoutois à la porte de votre chambre, lorsque ma femme vous a parlé, ajouta-t-il ; je suis charmé d’elle : quelle femme, quel caractère ; voyez, comme elle m’aime, elle redemande mon cœur ; elle veut le tenir de vous, elle l’aura, Madame, vous avez promis d’y faire vos efforts, & je vous obéïs. Je ne vous ai pas encore parlé, lui répondis-je assez vivement : Oh, vous avez raison, ajoûta-t-il, sans m’entendre : ouï j’avois un grand tort, je le sens tout entier, la pauvre enfant : quelle tendresse, vous serez contente, vous m’estimerez, car je vais l’aimer plus que jamais. ◀Dialog ◀Ebene 5

Là-dessus il partit, ou plutôt il vola, sans me donner le tems de lui répondre un mot : [234] Pour moi je restai immobile : je me regardai comme une dupe. Si j’avois revû sa femme dans ce moment-là, elle n’auroit pas eû si bon marché de moi : Je ne l’aurois pas trouvée si charmante, & je ne lui avois dit qu’elle l’étoit, qu’à condition que je la serois toûjours plus qu’elle : Son-mari ne tenoit pas la condition, & cela ne m’accommodoit point.

Je fus long-tems étourdie de ce que je venois d’entendre : à la fin sortant de ma place où il m’avoit comme fixée, & soûriant de dépit, voila une petite femme qui va être bien glorieuse, mais je l’humilierai peut-être, & son mari n’est qu’un étourdi.

Et effet j’arrêtai dans mon esprit que je travaillerois à la rechute de ce mari : je lui destinai quelques regards qui n’étoient guères charitables pour la femme ; mais d’autres incidens me firent oublier ce malin projet. Cette femme-là vit encore, & il n’y a pas plus de dix ans que je lui ai pardonné ; avant ce tems-là, sa figure m’a toûjours déplu ; je voyois bien qu’elle étoit aimable, & avec tout cela je le voyois sans en rien croire : un peu de vanité rend ces contradictions-là possibles.

Allgemeine Erzählung► Après cette avanture, je plus à un jeune homme, beau, bien fait, qui de l’air dont il m’annonça son amour, m’en parla comme d’une faveur qu’il me faisoit ; mais je trouvai la faveur impertinente, & je l’en remerciai sans en vouloir : autant que je [235] m’en ressouviens, mon remerciement fut plaisant.

Ebene 5► Dialog► Vous m’aimés donc, lui dis-je, à la bonne heure, continués mon cher, aportés-moi souvent vôtre belle figure, & ces beaux airs de tête, ils me divertissent déja, c’est toujours quelque chose : eh que sçait-on, à force de rire de la bonne opinion que vous en avés, je m’y accoûtumerai peut-être, on se fait à tout ; tenés, je gagerois que vous avés pu plaire à quelque femme ; continués, vous dis-je. ◀Dialog ◀Ebene 5

Aparemment que l’épreuve que je lui proposois lui parut trop douteuse, car il me quita. Helas! s’il avoit tenu bon, je n’aurois voulu répondre de rien, il auroit pû réüssir, les femmes l’apelloient le beau garçon, cette réputation-là est bien intéressante pour nous ; car nous sommes si folles, ou si disposées à le devenir, si ce n’avoit pas été lui que j’aurois aimé, c’auroit été le titre qu’on lui donnoit, cela revient au même, & meine tout aussi loin. ◀Allgemeine Erzählung

Allgemeine Erzählung► Après que je l’eus congedié, mon mari eut une affaire de conséquence dont le jugement dépendoit d’un homme en place ; mon mari l’alloit voir souvent, & n’en raportoit pas de grandes esperances, j’allai le voir à mon tour, j’en reçus l’accüeil le plus obligeant, il me pria d’entrer dans son cabinet, & là, me fit la réüssite de nôtre affaire d’une difficulté insurmontable ; je ferois pourtant l’impossible, ajoûta-t’il, pour obliger une [236] aussi belle Dame que vous : Là-dessus il me baisoit la main, avec des yeux qui applanissoient toutes les difficultez, si j’avois voulu aller par le chemin qu’ils m’enseignoient. Monsieur, lui dis-je, d’un air sec & serieux, nôtre affaire est perduë, je l’abandonne : un homme aussi zèlé que vous l’êtes pour moi, n’est plus en état de rendre justice ; cependant j’informerai mon mari des dispositions où je vous laisse, & je suis persuadée qu’il a trop d’honneur, pour abuser du mépris que vous feriez du vôtre.

Je vis à ces mots son visage s’allonger de moitié : je lui fis la charité de ne vouloir pas le regarder fixement alors, & je sortis dans une situation d’esprit que je ne puis bien exprimer : Une autre femme que moi, à qui pareille chose seroit arrivée, & qui en la racontant voudroit un peu se peindre en beau, diroit qu’elle sortit toute scandalisée, & s’arrêteroit-là ; mais voici ce qu’elle supprimeroit, & ce que j’avouë, c’est que je fus scandalisée aussi, mais en hypocrite, car je n’étois pas fâchée qu’on m’eût donné le scandale : ma colère étoit sans rancune ; au bout du compte une laide auroit été plus respectée. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 4 ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3

Ebene 3► Allgemeine Erzählung► Nôtre affaire auroit eû sans doute un mauvais succès, si elle étoit restée entre les mains de cet homme Arbitre que j’avois fait rougir de ses bontez pour moi : mais on la remit au jugement d’un autre, par je ne sçai quel accident qui arriva. Cet autre étoit un [237] Vieillard gracieux, qui en son tems avoit été grand ami des Dames, & qui dans ses vieux jours ne pouvant plus être aimé d’elles, s’amusoit à leur montrer qu’il les aimoit toûjours, & les prioit de lui pardonner le peu d’agrément qu’il avoit pour elles, en récompense du plaisir qu’elles lui faisoient encore.

Ebene 4► Fremdportrait► On me mena chez cet aimable Vieillard, que je trouvai effectivement tel qu’on me l’avoit dépeint : c’étoit un homme qui avoit plus d’âge que de vieillesse, voilà comment mes yeux en jugerent, & la distinction n’est pas si frivole. Il me fit mille politesses, me promit une prompte décision ; & remercia joliment le sort qui lui donnoit occasion de m’obliger. ◀Fremdportrait ◀Ebene 4

Les jeunes gens seroient trop dangereux, si dans leurs procédés ils ressembloient à ce bon homme : Que deviendrions-nous si leurs manières étoient aussi charmantes, que leur jeunesse ? en vérité nous n’aurions pas assez de nôtre vertu contre eux ; mais ils sont impertinents, cela nous dégoûte d’eux : & franchement nous nous sauvons mieux avec ce dégoût-là, qu’avec de la vertu ; & il nous est plus aisé d’être sages, quand nous ne sommes plus tentées d’être folles.

Huit jours après ma visite chez ce vieillard, nous fûmes avertis qu’il avoit réglé notre affaire plus favorablement que nous ne l’avions demandé : En effet je crois qu’il nous accorda par galanterie, ce que nous au-[238]rions eû de la peine à meriter par justice.

Ebene 4► Il faut l’avouer, les hommes galands, en pareil cas, quand une jolie femme leur parle, font sujet à s’éxagerer la valeur de ses raisons : C’est un deflaut, sans doute, mais je l’aimerois encore mieux que celui de ces hommes austeres, que j’ai connus, qui pour n’être point surpris par une femme aimable, commencent par trouver toutes ses raisons mauvaises, pour ne point risquer de les trouver trop bonnes : Ce qui est de vrai, c’est qu’il est si austere, & pour moi je crois qu’on est déja supris, quand on craint tant de l’être. Ebene 5► Metatextualität► Je souhaite que ce que je dis ici, engage à quelque réfléxions les personnes du caractère dont je parle. Je n’écris l’histoire de ma vie, que dans l’esperance qu’elle pourra servir à l’instruction des autres : Revenons à moi. ◀Metatextualität ◀Ebene 5 ◀Ebene 4

Selbstportrait► Je recevois tous les jours tant de preuves que j’étois aimable, & ces preuves-là me faisoient tant de plaisir, que je n’oubliois rien, pour en recevoir toûjours de nouvelles. Quand je dis que je n’oubliois rien, quelque sorte que soit cette expression là, elle ne signifie rien en comparaison de ce que je veux dire : Mais comment faire, nous avons tant de foiblesses qu’on ne peut exprimer ; qui n’ont point encore de nom dans la langue, & qui peut-être n’en auront jamais : le tout en conséquen-[239]ce de l’envie que nous avons de plaire à ces hommes dont nous avons gâté le goût, & que nous ne piquons plus, si nous ne donnons à nos agrémens naturels, un certain assaisonnement dont nous ne sçaurions nous parer qu’aux dépens de la pudeur, qui devroit être la plus aimable de nos graces. De sorte qu’aujourd’hui, ce n’est pas assez que d’être née belle ou jolie, cela ne vous sert de rien ; & vous avez affaire à des yeux vitieux qui trouvent la beauté insipide, si vous ne l’animez d’un air de corruption qu’on est obligée d’y mettre, qu’il est difficile d’atraper, si vous n’avez vous-même les sentimens un peu libertins, & qu’il ne faut pas outrer pourtant : car vous vous deshonoreriez, si vous ne vous arrêtiez pas au point requis. A la vérité on l’a poussé si loin, qu’il faudroit être bien mal-adroite, ou bien effrontée pour le passer.

Pour moi j’eûs d’abord de la peine à me jetter dans cet excès de coqueterie : La mienne étoit encore timide, mais petit à petit elle s’enhardissoit : Un degré d’immodestie que je me permettois le matin, m’effraïoit. Je le soûtenois en femme embarassée, mais je m’y accoûtumois dans la journée ; à la fin je riois de moi, comme j’aurois ri d’une Provinciale ; & le soir n’étoit pas venu que je méditois pour le lendemain une liberté de plus.

Cependant il me restoit encore de legers scrupules qui me retardoient, quand le ha-[240]zard me lia avec une demie-douzaine de femmes plus courageuses que moi, & dont le commerce acheva de me défaire de ce peu de retenue poltrone qui me restoit. D’ailleurs mes années commençoient à m’inquieter ; leur course me sembloit plus rapide qu’à l’ordinaire : J’étois jeune encore ; mais je ne me voyois pas loin de ce terme où la jeunesse d’une femme devient équivoque, où l’on ne sçait plus quel âge elle a, & je croyois qu’avec une figure galante, j’en paroîtrois plus long-tems jeune : Mais que de fatigues pour l’avoir cette figure galante, aussi-bien que pour la-varier ? Comment se coëffera-t’on ? quel Habit mettra-t-on ? quels Rubans ? de quelle couleur seront-ils ? celle-ci est plus douce ; celle-là plus vive. Comment se déterminer ? un air de douceur est bien touchant, un air dé vivacité bien frapant. Où prendre du conseil pour un choix qui va décider pour nous de la gloire de toute une journée ? Choisir l’air doux, c’est peut-être manquer son coup : prendre l’air vif, c’est peut-être se rendre les yeux trop rudes. Il s’agit de consulter son Miroir, & si jamais l’ame à porté des jugemens d’une justesse admirable, si jamais ses attentions sur quelque chose, ses examens, ses discussions, furent des prodiges de force, de goût, d’exactitude & de finesse ; de ces prodiges si étonans, n’allez pas l’en croire capable ailleurs que dans une femme qui est à se toilette : Et voïez après combien cette ame est petite de n’être jamais si judicieuse, & de n’y regarder jamais de si près, que dans une occasion de si peu d’importance. ◀Selbstportrait ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Ceci est un Spectateur de Paris.