Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "No. 14", in: Le Nouveau Spectateur français, Vol.1\014 (1723-1725), S. 209-224, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1768 [aufgerufen am: ].


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No. 14

Zitat/Motto► Redditum Cyri Solio Phraatem
Dissidens plebi numero beatorum
Eximit virtus, populumque falsis
Dedocet uti
Vocibus…

Horace :

La Vertu ennemie des opinions vulgaires ose oter du rang des hommes heureux, un Roi placé sur le premier throne de l’Univers, & elle enseine au peuple à se servir d’expressions propres. ◀Zitat/Motto

Ebene 2► Ebene 3► Traum► Allegorie► On guide comprenant que la conduite de ces vieillards m’étonnoit, m’adressa ce discours. Ebene 4► Dialog► Si les choses rares étoient seules en droit de donner de la surpri- [210] se, vous auriés tort de vous étonner de ce spectacle. Ces personnes qui font tous leurs efforts pour oter à leur âge ce qu’il peut avoir de respectable, se sont asservis dès le berceau aux divertissemens & aux plaisirs ; leur vie a été une enfance perpetuelle ; leur caractère d’Etres raisonnables a toûjours échappé à leurs réfléxions. Ils n’eurent jamais qu’une imagination & des sens ; les instruments de leur felicité sont usés. Incapables desormais à s’attacher à la réalité des plaisirs, ils n’en suivent plus que l’ombre. Ils n’ont point d’idée de toute autre occupation. Les ris & les jeux qui les environnent de toutes parts, sans les toucher, reveillent quelquefois foiblement dans leur cœur les sentimens qu’ils y produisoient autrefois, mais ce leger chatoüillement est bientôt accompagné de la cruelle réfléxion, qu’à peine participent-ils encore à ces agrémens par la memoire. Par là le plaisir devient leur bourreau & en le suivant sans cesse ils ne font que chercher sans relâche la source de leurs plus vifs chagrins. Les hommes faits que vous decouvés dans cette foule, continua t’il, ces hommes faits ne sont pas accablés d’un pareil fardeau de malheur. Ils sont pourtant fort éloignés d’être heureux, vous les voyés aussi évaporés que la jeunesse la plus bouillante ; mais fixés vos yeux sur les leurs & sur toute leur Phisionomie. Remarqués vous que le feu de la joye s’y éteint de moment à autre, qu’un éclat de rire est souvent suivi d’un soupir tiré du fond du cœur, & [211] qu’une morne distraction semble quelquefois les étourdir tout d’un coup. Ils sentent confusément qu’ils sont susceptibles de plaisirs plus sublimes, ils apperçoivent de loin dans leur Etre un principe de satisfaction plus parfait, ils n’ont pas le courage d’en approcher, ils en sont effrayé, ils rentrent dans les plaisirs bruyans comme dans un asyle ; ils s’eforcent à s’y tenir, mais à chaque instant ils en sont arrachés par les mêmes réfléxions impérieuses, & irresistibles. Je ne remarque rien de pareil dans l’air de ces jeunes gens, lui dis-je alors. Leur ris ne paroit point accompagné de la moindre amertume & leurs plaisirs paroissent aussi purs que tumultueux. Il est vray, me répondit-il, qu’à present leurs sensations agréables sont sans melange, graces à leur incapacité de réflechir ; mais ils ne possedent pas le plaisir, c’est le plaisir qui les possede, qui les maitrise, qui les absorbe ; le plaisir semble devenir la principale partie de leur Etre ; s’évanouit-il, ils n’existent plus ; ils sont abimés dans un vuide épouvantable ; ce n’est que quand les plaisirs renaissent que ces malheureux mortels se raniment & se retrouvent. Suivons ces vieillards, poursuivit-il, j’en vois un bon nombre qui entrent à pas tardis, dans le Pavillon des plaisirs chimeriques. Plusieurs d’entre eux se trainent par toutes les sales de ce Palais, ils cherchent quelque ressource dans la varieté ; mais ils ne font par là que varier leurs tourmens. Cependant la foiblesse de leur esprit [212] leur fait trouver quelque consolation dans l’apartement que vous allés voir. ◀Dialog ◀Ebene 4

C’étoit la salle la plus étenduë & la plus fréquentée de tout ce vaste Palais ; Elle étoit éclairée par tout d’un faux jour si éblouïssant que certainement j’en eusse eté la dupe, sans la lumière éclatante qui environnoit mon guide. Ce faux jour prétoit l’éclat le plus brillant à mille petites figures, qui voltigoient dans l’air, & à qui une foule prodigieuse sembloit donner la chasse, avec toute l’ardeur imaginable ; Elles s’échappoient aux mains des uns, tandis qu’elles se laissoient prendre par d’autres, qui bien souvent après s’être mis hors d’haleine pour en atraper quelqu’une, la jettoient avec indignation, pour courir à quelque chimère nouvelle. C’est là que l’on prenoit un bel habit pour une belle taille, des Diamans pour un visage aimable, un Equipage pour du mérite, des mets entassés pour la bonne chère, la réputation pour la vertu, la Proprieté pour la Jouïssance, les dignités pour la Grandeur réelle, le ris pour la joye ; Ce qu’il y avoit de plus particulier, c’est que chacun de ces dupes s’affermissoit dans son goût à mesure qu’il tournoit en ridicule celui des autres, & que les plus grands railleurs étoient précisément les plus raillés, & les plus dignes de la satire la plus amère. L’Ame pénétrée de compassion, je quitai cet appartement pour entrer dans un autre salle où prési-[213]doit le genie de l’Amour. Ce lieu étoit partagé dans un grand nombre de Cabinets qu’habitoient les amours de toutes sortes de caractères. Ici régnoit la tendresse avare qui vendoit à l’éclat de l’or non seulement les faveurs, mais encore les sentimens. Là l’Amour coquet engageoit des personnes de differens sexes dans un commerce de fourberies, où chacune d’elles croyoit gagner, quoique fort souvent elles y perdissent l’une & l’autre. Dans un autre cabinet assés desert, quoique extrêmement petit, soupiroit l’amour Romanesque en habit de Paladin ; sa tendresse étoit une espece de consomption, & son seul crime étoit son extravagance.

Mes yeux s’attachèrent sur tout sur le cabinet du milieu, plus spacieux que tous les autres, dont il étoit environné, j’y vis plusieurs couples d’Amans. Ils paroissoient jouïr d’un véritable bonheur, qui se développoit dans tout leur air, & qui brilloit sur tout dans les regards qu’ils fixoient les uns sur les autres, comme sur les sources uniques de leur félicité.

Ebene 4► Dialog► M’étant alors tourné vers mon Conducteur, il démêla d’abord ce que j’allois lui dire ; je vous comprends, me dit-il, vous avés de la peine à vous imaginer que ces personnes ne jouïssent pas d’un plaisir digne d’un être raisonnable ; leur tendresse mutuelle paroit sincere & elle l’est ; il y en a même dont le but est une union légitime et inséparable. Elles se persuadent toutes que rien n’est capable de diminuer la force & de ralentir la [214] vivacité de leur ardeur ; Elles se le protestent, elles se le jurent mutuellement ; mais elles se trompent les unes les autres de la meilleure foi du monde, parce qu’elles se trompent elles mêmes. Ces couples si satisfaits qui ne changeroient pas leur fort contre l’empire du monde, ne s’aiment point parce qu’ils s’estiment, ils s’estiment parce qu’ils s’aiment. Leur amour est aveugle, il mourra dès qu’il sera accessible à la lumière ; ne vous y trompés pas, ce ne sont pas les réflexions qui donnent la mort aux amours de ce caractère. Le Hazard à qui ils doivent leur vie & leur force les énerve & les fait languir, & chaque sentiment qui s’évanoüit, fait dans leur cœur un vuide, qui est bientôt rempli par la raison. Un doux Calme règne à présent dans l’ame de ces amans enivrez de leur tendresse ; mais ce n’est qu’un Calme trompeur, qui précéde les orages ; un regard, un mot, une attitude sont capables d’exciter les tempêtes, qui font d’ordinaire périr ces amours, & le dépit, le degout, la jalousie, la fureur, la haine, la cruauté même, sont comme autant de Monstres qui attendent deja leur proye, La malheureuse fin de ces passions impérieuses inspire plus de prudence à un petit nombre de ceux qui en ont été les esclaves ; d’autres nés pour être dupes & asservis, semblent se condamner à passer toute leur vie dans ces funestes révolutions ; & d’autres enfin cherchent une consolation affreuse dans ce grand appartement dont les battant ouverts [215] semblent les attirer. C’est le sejour de la débauche. ◀Dialog ◀Ebene 4

Dés que je fus entré, mes oreilles furent étourdies de cris percans, pendant que la plus dégoutante odeur frappoit mes narines. Là je vis confondus dans l’yvresse, la habil indiscret & le morne silence, la folle amitié & la colère brutale, l’impiété la plus effrenée & une espece de dévotion machinale qui animoit un attendrissement causé par le vin. Quoique je passasse à travers cette salle à pas précipités, j’apperçus à un des bouts une grotte ténébreuse : j’appris de mon conducteur que c’étoit l’horrible retraite de l’impureté, que certains malheureux se jettoient dans se goufre de propos délibéré, & que d’autres y tomboient malheureusement, étourdis par les vapeurs funestes de la boisson.

Au sortir de ce lieu plein de désordre, je vis une porte de derrière de désordre, je vis une porte de derrière ouverte, ce qui me fit croire d’abord qu’il étoit facile de se retirer de ce palais séducteur. Je fus bientôt désabusé. Je la trouvai environné de précipices, de rochers escarpés, de marais bourbeux. Ces difficultés n’empêchoient pas certaines gens d’hazarder la sortie. Il y en avoit même qui dans la fleur de l’âge, remplis de confiance sur leurs forces, tentoient de surmonter tous ces obstacles ; mais bientôt leur présomption même leur fit faire ces chutes dangereuses & risibles, & les huées de leur compagnons [216] les obligèrent à revenir sur leurs pas. Honteux de cet essai de vertu, ils se replongérent dans leurs delices favorites, avec moins de ménagement que jamais. Quelques vieillards decrepits osérent attendre de plus heureux effets de leurs forces épuisées ; mais leurs genoux chancelans se déroboient sous eux, & la fin de leur vie prévenoit le premier succés de leur efforts.

Ceux qui l’entreprirent avec plus de réussite, étoient dans l’âge viril, leurs forces étoient entiéres, & leur bon-sens commençoit gagner la supériorité sur une imagination réglée. Leurs premiers pas étoient timides, la sage défiance les guidoit ; peu-à-peu ils s’avançoient d’une démarche plus rapide & plus ferme : & à la fin devenus plus forts par leurs chutes, & infatigables par leurs travaux mêmes, ces Heros animoient leur ardeur par le sentiment du succés, & je les vis bientôt au dessus de ces rochers qui m’avoient paru inacessibles. C’est là qu’ils se voyoient sur la route des plaisirs sages, & qu’ils en decouvroient deja le magnifique palais.

Je crus le voir comme eux ; C’étoit un Edifice beaucoup moins spacieux que celui que j’ai dépeint, mais il avoit un air de grandeur, qui effaçoit l’autre, & qu’il tiroit de la justesse de ses proportions, & de sa majestueuse simplicité. Cette simplicité n’excluoit pas tout ornement, mais elle l’employoit d’une manière sobre & le [217] rendoit toujours l’appuy ou le compagnon de l’utilité. L’air qu’on respiroit dans cet aimable lieu étoit doux & pur ; Il excitoit dans le cœur un joye tranquille qui portoit à la réflexion. Il en étoit comme de cet air que les matinées du Printems répandent sur la terre. La lumière étoit si bien menagée dans les differens appartemens, qu’elle éclairoit également par tout, sans être nulle part éblouissante.

Ce qui m’étonna d’abord en traversant les diffèrentes salles, c’étoit d’y découvrir la plûpart des objets, qui m’avoient frappé dans le palais des plaisirs déraisonnables.

J’y vis régner le Divertissement, la bonne Chere, l’Amour, la Musique. Mon conducteur démêla bientôt l’embarras où me jettoit cette découverte, & il me parla ainsi. Ebene 4► Dialog► Les plaisirs, qui se presentent à vos yeux pour une seconde fois, n’ont en eux-mêmes rien qui ne soit bon, & qui ne porte l’empreinte de la bonté de l’Etre supreme, qui a produit lui-même cette harmonie entre nos organes & les objèts extérieurs. C’est l’homme même, qui les detourne de leur destination véritable, en leur ôtant les bornes que la raison leur prescrit, en se rendant esclave de leurs charmes, & en y cherchant la souveraine felicité. Par cette conduite il perd le gout de la vertu, il dérange toutes ses facultés, il se perd souvent lui-même, & il ne se retrouve qu’en frémissant. A la fin ils ne font plus d’impression sur lui, ou bien ils [218] n’excitent dans son cœur que des sensations foibles, qu’interrompent & qu’empoisonnent les réfléxions les plus mortifiantes. D’ailleurs dans un tel homme ces plaisirs sont imparfaits, parce qu’ils n’ont point un rapport fixe avec les facultés intérieures ; Ils ne dominent que sur ses sens ; ils ne parviennent point à l’homme réel, à l’homme raisonnable. Ils s’endorment par leur présence, & leur fuite lui cause le réveil le plus cruel. Il n’en est pas ainsi des delices qu’on goute dans ce Palais ; Ici régne un plaisir invisible qui a fixé son sejour au fond de l’ame. C’est la felicité de la raison, c’est la production imperissable de la vertu. Tous les plaisirs exterieurs s’y rapportent & s’y réunissent, comme dans leur centre commun ; elle en augmente la réalité, en réitère le sentiment, & les fait gouter dans leur étenduë, sans aucun mélange d’amertume ou de dégout. Les plaisirs s’entent sur cette felicité intérieure, ils en deviennent de fécondes branches. Ceux qui possedent cette source de delices spirituelles, en connoissent tout le prix, ils font leurs plus grands efforts, pour le conserver, pour l’augmenter, & pour ne jamais permettre que des sensations de dehorse diminuent la force. Ils rejettent tout plaisir, où le sentiment de la felicité de la raison n’entre pas. Chés eux le divertissement même est un exercice de la vertu.

D’où vient, lui dis-je, en voyant qu’ils s’arrêtoit, qu’une partie de ceux, qui habitent [219] ces lieux aimables, semblent porter pour ainsi dire la livrée de la misere ; Ils semblent être en proye à l’affreuse pauvreté, sans avoir aucune part aux plaisirs qui sont communs au vice & à la vertu. Examinés les de près, me dit-il, voyés vous leur air tranquille & serein ? la douce satisfaction brille dans toutes leurs attitudes ; le calme de leur ame est peint dans leurs yeux. Pour avoir tout leur bonheur dans le fonds de leur ame, ils n’en sont pas moins heureux. La félicité qui est l’ouvrage de la sagesse s’accomode a tout, & se passe de tout. Ses ressources sont infinies ; elle se dédommage elle même des plaisirs qui lui manquent. Elle s’étend à proportion que les objets étrangers s’éloignent d’elle : separée de la richesse, des delices, de la grandeur, elle est à elle-même richesse, grandeur, delices ; son état présent est relevé par un glorieux avenir qui si dévelope à ses réfléxions, & dont elle jouit déja avec d’autant plus de pureté, qu’aucun objet grossier ne lui cause la moindre distraction. Aprochés de ces gens de bien, qui vous ont d’abord donné de la pitié, écoutés-les, bien-tôt ils vous inspireront une noble jalousie. ◀Dialog ◀Ebene 4

Jamais des discours si magnifiques n’étonnèrent ma raison. A la manière dont ils peignoient la volupté de la sagesse, je sentois que leur cœur en étoit inondé. Avec quelle force n’exprimoient-ils pas ces progrès dans la vertu, accompagnés toûjours de nouveaux dégrès de satisfaction, nou-[220]veaux motifs à tendre par plus de vertu à des délices plus étendues. La falicité dont ils jouïssoient déja, les aidoit à l’éléver aux idées d’une félicité infinie qu’ils attendoient de la possession du souverain bien ; les images qu’ils s’en formoient me paroissoient vrayes & fidelles, quoique défectueuses ; & cette imperfection même produite par un objèt qui absorboit leurs pensées & leurs expressions, sembloit augmenter leur joye & les ravir en extase. Je me trouvois avec eux dans la même situation, leurs sentimens se communiquoient à mon ame & s’emparoient de toutes mes facultés. Le trouble le plus doux, que je sentis jamais, m’agitoit, & bientôt une joye trop vive & trop étendue pour que mon cœur pût la contenir, fit finir brusquement mon sommeil & mon songe. ◀Allegorie ◀Traum ◀Ebene 3 Metatextualität► Heureux, mille fois heureux, si la plus grande partie de mes jours s’écoule dans des rêves semblables. ◀Metatextualität

Metatextualität► Dans une de nos précédentes feuilles nous avons emprunté du Spectateur de Paris des Lettres d’une Demoiselle qui a fait naufrage sur la mer orageuse de l’amour, & à qui sa propre vertu a servi d’écueil. Pour donner une idée plus parfaite de sa triste situation, nous remplirons ce qui reste de vuide dans ce cahier, d’une Lettre qu’elle écrit à son Père ; Lettre infiniment touchante, & très propre à porter le beau sexe à ouvrir les yeux sur les dangers où il s’expose par la crédulité la plus excusable. ◀Metatextualität

[221] Ebene 3► Ebene 4► Brief/Leserbrief► « Mon très-cher pere, je n’ai peut être pas long-tems à vivre, & je vous ai offensé. J’ai trahi la tendresse que vous aviez pour moi, j’ai porté le poignard dans votre cœur ; j’ai deshonoré celui qui m’a donné la vie ; je l’ai fait repentir de me l’avoir donnée ; j’ai rendu le jour où je suis née, un jour de malediction pour lui : enfin, mon pere, je suis aujourd’hui votre malheur, votre desespoir & votre oppobre : voilà toute la récompense de votre amour & de vos soins. Cependant, toute coupable que je me suis renduë, toute indigne que je suis d’aucun soulagement, je n’ai pû, malade & presque mourante, me réfuser le seul bien qui me reste, c’est de me jetter à vos genoux, de vous demander pardon, de vous montrer mon repentir ; & de vous dire, que de tous les malheurs où je suis plongée, de toutes les douleurs que j’éprouve, rien ne me pénetre tant, que l’injure que j’ai faite à un si bon père, & que la désolation où je vous sçais. Dans votre juste ressentiment, vous voulûtes vous vanger de moi, quand je me sauvai de votre maison. Helas ! mon pere, je ne suis pas échapée a votre vangeance ; j’ai porté avec moi le ressouvenir terrible de tout ce que je vous dois ; je n’ai point oublié combien vous m’aimiez, & j’ose vous assûrer, tout irrité que vous êtes, que [222] vous auriez pitié de ce que je souffre : en vous regardant ; & que vous êtes vangé au délà de ce qu’un cœur comme le vôtre, auroit voulu l’être. Mes larmes & ma foiblesse, ne me laissent pas la liberté d’en dire davantage, & je ne merite pas la consolation que je me donne, en vous aprenant mon affliction : je ne vous demande rien pour moi : tant que je vivrai, je dois vous être un objet d’horreur : mais que votre misericorde ne se refuse pas à ce que je laisse après moi, si son indigne pere l’abandonne. Helas ! je vous implore pour le fruit de mon crime : Quelle espece de cruauté restera-t’il à exercer contre lui ? ne l’aurai-je pas accablé de tous les malheurs ? il naîtra dans la misère & dans l’infamie. Adieu, mon pere, j’espere qu’on vous avertira bien-tôt que ma mort doit calmer votre colère. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 4 ◀Ebene 3

Ebene 3► Continuation du journal espag.

Du Mercredy neuvieme Février.

1 Autrefois quand un amant cessoit d’aimer une maîtresse, c’étoit un infidele ; mais un infidele qui le respectoit : Aujourd’hui lorsqu’un homme quitte une femme, ce n’est qu’un vicieux qui la meprise, c’est-à-dire, que l’amour tel qu’il est à present fait plus de honte & moins de plaisir : A quoi donc songent les femmes de l’avoir mis dans cet état-là, car c’est leur faute, & non pas la [223] nôtre : c’est d’elles que l’amour reçoit son éducation ; il devient ce qu’elle le font.

J’ai eû encore bien d’autres idées sur ce chapitre-là ; mais midi a sonné, & je me suis rendu vîte dans l’endroit où je devois dîner,

J’ai trouvé, plusieurs convives chez celui qui nous avoit invitez : Il a quatre enfans, j’en sçai le compte bien exactement, car le pere & la mere les ont tous fait passer en revûe devant nous : l’un est un jeune homme de dix-sept à dix-huit ans, qui sort du College. Je ne lui ai pas entendu prononcer un mot, tant que le pere a été avec nous : il n’a parlé que par révérences, à la fin desquelles je voyois qu’il regardoit timidement son pere, comme pour lui demander si en saluant, il s’étoit conformé à ses intentions. Le pere a disparu pour quelques momens ; j’avois bien jugé que sa présence tenoit l’ame de ce jeune homme captive, & j’étois bien-aise de voir un peu agir cette ame quand elle étort libre, quand on la laissoit respirer : De sorte que j’ai interrogé ce fils, d’un air d’amitié. Le pauvre enfant par la volubilité de ses réponses, a semblé me remercier de ce que je lui procurois le plaisir de parler. Il se pressoit de jouir de sa langue, je ne sçai comment il faisoit, mais il avoit le secret de répondre à ce que je lui disois, sans qu’il se donna le tems de m’écouter, car il parloit toûjours : il n’y a qu’un homme qu’on a depuis long-tems forcé d’être muet, qui puisse en faire autant. Il commençoit un récit, quand le pere en toussant s’est fait entendre dans la chambre prochaine : le bruit de sa redoutable poitrine a remis la langue de son fils aux fers : J’ai vû la joye, la confiance & la liberté fuir de son visage, il a changé de phisionomie ; je ne le reconnoissois plus. Le pere est entré, & je riois de tout mon cœur, de ce qu’il ne sçait pas qu’il n’a jamais vû 1e visage de son fils. En verité il [224] ne le reconnoîtra pas lui-même, si jamais il le surprend avec la phisionomie qu’il avoit en me parlant Oh, je vous demande après cela ; s’il y a apparence qu’il soit mieux au fait de son esprit & de son cœur.

Qu’un enfant est mal élevé, quand pour toute éducation, il n’apprend qu’à trembler devant son pere : dites-moi quels deffauts le pere pourra corriger dans son fils, si ceux qu’il a apportés en naissant lui sont inconnus & n’osent se montrer, si, pour ainsi dire, effrayez par son extrême severité, ils se sont sauvez dans le fonds de l’ame ; s’il n’a fait de ce fils qu’un esclave qui soupire après la liberté, & qui en usera comme un fou quand il l’aura.

Voulez-vous faire des honnètes gens de vos enfans, ne soyez que leur pere & non pas leur Juge & leur Tyran : Et qu’est-ce que c’est qu’être leur pere ; c’est, les persuader que vous les aimez : Cette persuasion-là commence par vous gagner leur cœur : Nous aimons toûjours ceux dont nous sommes sûrs d’être aimez ; & quand vos enfans vous aimeront : quand ils regarderont l’autorité que vous conserverez sur eux, non comme un droit odieux que les Loix vous donnent, & dont vous êtes superbement jaloux ; mais comme l’effet d’une tendresse inquiete, qui veut leur bien : qui semble les prier de ce qu’elle leur ordonne de faire, qui veut lus obtenir que vaincre : que souffre de les forcer, bien loin d’y prendre un plaisir mutin, comme il arrive souvent : Oh, pour lors vous serez le pere de vos enfans : ils vous craindront, non comme un maître dur : mais comme un ami respectable, & par son amour, & par l’intérêt qu’il prend à eux, ce ne sera plus vôtre autorité qu’ils auront peur de choquer, ce sera votre cœur qu’ils ne voudront pas affliger, & vous verrez alors avec quelle facilité la raison passera dans leur ame, à la faveur de ce sentiment tendre que vous leur aurez inspiré pour vous. ◀Ebene 3 ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Voyés le Spectateur No. 13. Page 208. c’en est la Suite.