Après avoir ainsi jetté la base du raisonnement d’un
Jeune-homme, ce qui me paroit le meilleur & le plus important à
faire, c’est de fonder sur cette base solide l’étude de ses devoirs.
Dans l’Education ordinaire, un Enfant ne distingue une bonne action
d’avec une mauvaise, que par les récompenses & les punitions qui
les suivent ; mais c’est peut-être ce qu’il y a au monde de plus
propre à le perdre pour jamais. Rien n’est plus capable de lui
donner des sentimens bas & lâches, que de laisser son ame dans
une
Qu’on ne s’imagine pas que cette Science si digne d’être possédée,
soit au-dessus de la portée d’une Enfant élevé selon ma méthode. La
Morale oblige tous ceux qui ont la faculté de raisonner, & il
est naturel qu’elle soit accessible à leurs recherches, pourvu
qu’ils veuillent entrer sérieusement dans l’examen d’une matiére si
importante. Si elle demande une pénétration extraordinaire, ce n’est
que dans un petit nombre de cas particuliers, qui n’influent guéres
sur la conduite générale des hommes. Elle n’est hérissée de
difficultés, que pour ceux dont on a laissé croupir la raison dans
une paresse honteuse. Ils ont eu tout le tems de s’asservir à leurs
passions, le faux honneur & les autres préjugés de la multitude
les ont familiarisés avec les opinions les plus fausses & les
plus ridicules. Elles ont, par une espéce de prescription, occupé
dans leur esprit
Une Raison éclairée sur le devoir trouve moins de peine, qu’un Esprit
enveloppé de ténébres, à triompher d’un tempérament indocile ;
cependant elle n’y réussit pas toujours. C’est pourquoi il faut
aussi tâcher de mettre de bonne heure le cœur dans ses intérêts,
& d’y exciter des passions avantageuses pour la Vertu. On y peut
travailler avec succès par les exemples. On doit mettre souvent
devant les yeux d’un Enfant la conduite de ces hommes qui se sont
acquis par leurs vertus une réputation éternelle. Il faut lui
dépeindre de la maniére la plus vive leur générosité, leur
constance, leur grandeur d’ame, & sur-tout leur humanité &
leur justice, afin de lui
Il faut sur-tout exciter un Enfant éclairé à prendre pour guide les lumiéres de sa raison, par respect pour la Divinité & pour sa volonté révélée, qu’on lui doit faire connoître dès-qu’il est en état de goûter la force d’une preuve.
Il y a des démonstrations de l’existence d’un Dieu & de la vérité de la Religion Chrétienne, dont l’évidence sera facilement saisie par un Jeune-homme d’un raisonnement cultivé, à qui on aura donné une idée nette des expressions, & qu’on aura préservé soigneusement de la tirannie des préjugés. Il ne s’agit que d’arranger ces preuves dans un ordre facile, & de ne descendre jamais à une conséquence, avant que d’avoir fait comprendre clairement la proposition dont elle découle.
Il est bon même, pour soulager sa mé-
Aussi-tôt que sa raison sera parfaitement convaincue sur ces deux Vérités fondamentales, on peut lui développer la Morale sacrée des Livres Divins, & la confronter avec celle que la Raison nous prescrit sans l’aide de la Révélation. On peut lui faire sentir fortement, combien en partie la prémiére est conforme à l’autre, & combien en partie elle surpasse les découvertes de notre esprit, qui ne laisse pas de goûter & d’admirer des Vérités auxquelles il n’auroit jamais atteint par ses propres forces.
Enfin il est très utile de lui faire comprendre que les Loix admirables que la Révélation nous prescrit, n’ont en vue que notre propre intérêt ; & qu’un bonheur réel & présent, est une suite nécessaire de la pratique de nos devoirs.
A l’égard des Dogmes, je serois d’avis qu’on ne le fît pas entrer
d’abord dans un grand détail. On devroit se contenter de lui
développer avec toute la netteté possible, ceux qui servent de
fondement à la Religion, & qui sont si clairement exprimés dans
nos Saints Livres, qu’on ne sauroit refuser de les admettre sans
manquer de res-
Si enfin, dans un âge plus mûr les questions d’un Jeune-homme vous
obligent à lui exposer ces différentes opinions, tâchez de lui en
parler sans passion & sans aigreur, ne donnez aucun nom odieux à
ceux-là même qui embrassent les sentimens les plus ridicules ; &
plutôt que de les accuser de malice ou d’opiniâtreté, plaignez-les
de leur aveuglement, & de leur malheureuse éducation qui en est
la cause. Gagnez sur-tout sur votre amour-propre, s’il se peut,
d’expliquer ces différens Systêmes avec fidélité, & de mettre en
tout leur jour les raisons sur lesquelles on les appuye. Il est sûr
qu’un esprit bien cultivé n’adhérera jamais à ces Sectes, où régnent
l’Autorité des hommes & la Superstition. A l’égard de celles qui
s’opposent les unes aux autres des difficultés
Cette maxime déplaîra fort à toutes les personnes aveuglément zélées,
je n’en doute point. Quoi ! dira ce Pére ; mon fils seroit exposé
par cette méthode à donner dans l’Arminianisme ? Je le déshériterois s’il tomboit jamais
dans des Erreurs si détestables. Mon enfant, dira cet autre,
pourroit bien, en suivant ces belles maximes, devenir Particulariste, & j’aimerois mieux le
voir au tombeau, que dans un si déplorable égarement.
C’est ainsi que nous croyons que nos enfans courent à la perdition, à mesure qu’ils s’éloignent de nos Systêmes. Je conviens qu’ils courent risque de s’égarer, si pour se déterminer ils se fient à leurs propres lumiéres. Mais sont-ils à l’abri de ce danger, en soumettant leurs opinions à l’autorité paternelle ?
Supposons même qu’on évite l’Erreur à coup sûr, quand on adopte les sentimens de ses Péres, ma méthode ne m’en paroit pas moins raisonnable ; & j’ose avancer, qu’il vaut mieux être dans l’Erreur, après avoir fait tous ses efforts éclairer sa raison, que de suivre la saine Doctrine, en pliant sous l’autorité d’une maniére servile.
Si l’on tombe dans le prémier inconvé-Orthodoxe par prévention, à
proprement parler, on ne croit rien, on s’imagine de croire, &
ce qu’on prend pour une conviction de l’esprit, n’est qu’une passion
du cœur ; au-lieu de soumettre ses opinions à l’évidence, on les
fait relever du hazard, qui, selon les parens & la patrie des
hommes, en fera à son gré des Juifs, des Chrétiens, ou des Mahométans.
Par une éducation si mal dirigée on aprend à haïr des sentimens sans les connoître, parce qu’on a apris dès sa plus tendre enfance à haïr ceux qui les ont embrassés. De-là ce zéle persecuteur, qui étouffe la Charité Chrétienne par attachement pour le Christianisme, & qui pour défendre les intérêts de Dieu, transgresse ses loix les plus saintes. De-là ces massacres barbares, où une noire perfidie & une rage infernale se couvrent du voile de la Piété, pour saper la Religion par ses fondemens.
Plût au Ciel qu’on voulût bien sérieusement réformer l’Education des
Enfans sur cet article, & ne point émouvoir leurs passions pour
leur faire aimer une Secte, & pour leur en faire haïr une
autre ! Tous les hommes se regarderoient bientôt comme fréres, &
le titre odieux d’Hérétique, qu’on emploie
La Raison qui offre à tous les hommes les mêmes principes, les
méneroit facilement aux mêmes conséquences, dans les choses
importantes pour le Salut, qu’un Etre rempli de bonté pour nous nous
a rendues faciles, pourvu que nous veuillions y prêter toute
l’attention dont elles sont dignes. On ne différeroit, selon toutes
les aparences, que sur les choses les plus difficiles de la
Religion, & en même tems les moins importantes. Nos Erreurs ne
s’appuyeroient point sur la paresse, sur la prévention, sur les
passions du cœur, sur l’esprit de Parti, ni sur un ridicule respect
pour nos semblables. Enfin, l’esprit ne pourroit être la dupe que de
sa propre foiblesse, qui est à mon avis la cause la moins ordinaire
de nos égaremens.