Quoique très certainement cette remarque soit fondée en raison, il ne faut pas s’imaginer que la Nature soit devenue plus promte à perfectionner ses ouvrages. Les hommes n’ont pas une ame plus vigoureuse à présent que du tems de nos Péres, & c’est toujours un même esprit qui fait agir en nous les mêmes ressorts.
L’Education est la seule cause de ce chan-
Ce n’est pas tout : il semble qu’on se soit fait une étude dans ce tems-là de rendre la route des Sciences longue & épineuse, tant on avoit soin de traîner les foibles génies de la Jeunesse par les détours infinis d’une méthode embarrassée & rebutante. On a commencé enfin à connoître mieux la capacité des Enfans, & l’on a aplani en même tems le chemin du Savoir.
Il se pourroit fort bien que dans les Siécles futurs on s’étonnât autant de la stupidité de nos Enfans d’à-présent, que nous sommes surpris du naturel tardif de la Jeunesse du tems passé ; & je doute fort que la Science de l’éducation soit déja portée au plus haut degré de perfection.
Quoique je sache que des Esprits du prémier ordre, auxquels je n’oserois seulement me comparer de la pensée, ont traité cette matiére importante, je ne laisserai pas de hasarder ici quelques maximes sur la maniére de cultiver l’esprit de la Jeunesse. Il n’est pas impossible que des réflexions utiles, échappées aux Génies les plus transcendans, puissent être quelquefois saisis par une raison plus bornée.
Dès-que les Enfans commencent à s’énoncer, on travaille d’ordinaire à
donner de l’é-
Je serois d’avis qu’on commençât par former la raison d’un Enfant, &
par développer peu à peu la Logique naturelle qui naît avec tous les
esprits, & sur-tout avec les esprits bien faits. Je sai bien qu’on
s’imagine que par cette méthode on émousse un beau naturel. On compare
l’enfance à un jeune arbre, qui portant une trop grande abondance de
fruits perd toute sa vigueur, & ne répond point à l’espérance qu’il
avoit donné d’abord de sa fertilité. Mais les comparaisons ne sont pas
des raisonnemens ; elles ne servent pas à prouver, mais à faire sentir
davantage la force d’une preuve. Si la métho-
Il s’agit donc de lui aprendre d’abord à définir les mots, à en concevoir la juste valeur, & à en démêler les différens sens. On peut le faire dans une conversation enjouée, comme si on ne songeoit pas seulement à l’instruire ; on peut emprunter de ses badinages & de ses jeux des expressions qui lui sont familiéres, pour le faire entrer sans effort dans le sens d’un terme qu’il n’entend pas distinctement. C’est ainsi qu’il ne commencera pas seulement à se former une idée nette de ce qu’il entendra dire, il s’exprimera encore avec précision, & ses discours cesseront d’être embrouillés & énigmatiques, comme ils le sont d’ordinaire à cet âge. Il lui sera fort aisé après cela de concevoir ces Vérités primitives & simples, qu’on reçoit dès-qu’on les entend prononcer, & que les préjugés tâchent en-vain d’obscurcir.
A proportion qu’il avance en âge, on doit le porter insensiblement à une
aplication plus grande, & le faire descendre des Axiômes généraux à
des Vérités plus particuliéres & plus abstruses. On verra dès-lors,
si l’on veut prendre la peine de l’essayer, que sans lui embrouiller
l’esprit d’un fatras de distinctions de Logique, il pourra distinguer un
sophisme d’avec un bon raisonnement. Tâchez, par exemple, de lui en
imposer par quelque subtilité sophistique sur les amusemens ordinaires ;
& s’il s’en débrouille, proposez-lui un sophisme de la même espéce
touchant une matiére plus sérieuse : il est fort apparent qu’il saisira
avec la même facilité le nœud du faux raisonnement. Si par hasard se
trouve pris dans un de ces piéges de la Logique, & que par ses
propres forces il ne puisse pas se tirer d’affaire, il faut l’aider à se
débarasser, & lui faire sentir avec toute la netteté possible, en
quoi consiste la finesse
Pour exercer un Enfant dans cette Science importante, il n’est pas nécessaire de l’enfermer trois heures de suite dans un cabinet. Cette étude est de tous les lieux, & de toutes les occasions. La table & la promenade y peuvent tenir lieu de collége, & même elle n’est pas incompatible avec les amusemens les plus puérils, où il est très utile d’entrer quelquefois avec un jeune Eléve. C’est-là que la joie lui fait développer entiérement le caractére de son esprit, qu’on ne sauroit cultiver comme il faut, sans avoir une connoissance parfaite de ses qualités bonnes & mauvaises.
Après avoir ainsi façonné sa raison, on peut facilement la rendre pour jamais inaccessible aux Erreurs populaires. Elles choquent d’ordinaire immédiatement les prémiers principes de la Vérité ; & un esprit qui n’a pas eu encore le loisir de s’asservir à la coutume, concevra d’abord l’extravagance des préjugés de la Multitude ; il se conservera toujours pur, & rien ne l’arrêtera dans la recherche de la Vérité.
Rien au monde n’est plus libre de sa nature que la Raison : il faut
entretenir celle d’un Enfant dans cette liberté généreuse, & ne la
faire dépendre que de la seule éviden-
Je conviens qu’un Enfant, conduit de cette maniére, commence souvent de bonne heure à former une haute opinion de son habileté, à vouloir contester les choses les plus claires, & à parler sur tout d’un ton décisif. Ces inconvéniens sont grands, mais ils ne sont pas sans reméde.
Voulez-vous reprimer l’orgueil d’un Enfant qu’on a confié à vos soins, portez plus souvent son esprit sur les choses qu’il ignore, que sur celles qu’il fait. Qu’il ne perde jamais de vue son incapacité, & qu’ainsi sa vanité se perde dans l’abîme des connoissances que son foible esprit ne peut pas encore sonder.
Préservez-le sur-tout du poison de la flaterie ; tâchez de lui faire sentir le danger & le ridicule qu’il y a à se laisser duper par des adulateurs, qui confondent le plus grand fat & le plus honnête homme, en leur prodiguant les mêmes louanges. Qu’on me permette ici de faire une petite digression.
Je plains de tout mon cœur les Enfans j’ai tort ; & qu’on remporte une plus
illustre victoire en arrachant cette confession à sa vanité, qu’en
faisant succomber son Antagoniste sous la force d’un raisonnement sans
replique. Ce n’est pas tout, il faut qu’on appuye ses leçons par sa
conduite. Il arrive aux plus habiles gens de pouvoir être relevés avec
justice par un Enfant. Dans ce cas, il ne faut pas se glisser dans les
détours de la Logique, pour échapper aux lumiéres des Jeunes-gens ; il
faut convenir naturellement de la foiblesse de ce qu’on venoit
d’avancer ; & déja éclairés par les maximes dont j’ai parlé tantôt,
ils regarderont moins cet aveu comme la marque d’une raison foible, que
comme le caractére d’un esprit bien fait, & d’un cœur sincére. Il me
semble qu’il est moins difficile encore de réformer l’air décisif dans
un Enfant dont on a formé la raison. On peut lui faire voir aisément,
par des preuves & par des exemples, que la décision est le partage
des sots, comme le raisonnement est celui des gens habiles. Si on lui
inculque bien cette vérité, si on évite à parler devant lui d’un ton
décisif par les matiéres qui méritent quelque réflexion, si d’ailleurs
on se sert de ce reméde avant que le mal soit invétéré, il n’aura garde
de se mettre du côté des ignorans, dont la sottise est encore enlaidie
par une suffisance ridicule.