Misantrope, je prétens faire voir que les
Hommes ne sont pas si corrompus qu’on le lâche
Amour-propre, & d’un Intérêt
grossier.
C’est illustre
Je sai que par l’Intérêt ce grand Homme n’entend
pas simplement un Intérêt d’avarice, mais l’Utilité en général, à laquelle il prétend que
les Hommes raportent toutes leurs actions. Cette opinion a un sens
véritable, mais ce n’est pas celui de Utilité grossiére, qu’on ne sauroit avoir en vue sans saper la
Vertu par ses fondemens ; & non pas de cet Intérêt délicat & raisonnable, qui consiste dans la
satisfaction intérieure que la Vertu produit dans l’ame des
Vertueux.
L’amour de la Justice, à son avis, n’est qu’une crainte d’être
injustement traité par les autres. La Reconnoissance n’est qu’un desir
de paroître reconnoissant, ou de recevoir des bienfaits d’une plus
grande importance. La Sobriété est l’amour de la santé, ou l’impuissance
de manger beaucoup. La Modération est la langueur & la paresse de
l’ame, & non pas un effort de la Raison par lequel on sait tenir ses
desirs en bride.
Je suis bien sûr qu’il a tout une autre opinion des Vertus Chrétiennes ; mais son sentiment ne m’en paroit pas plus soutenable à l’égard de ces actions vertueuses qui ont leur source dans l’Humanité & dans la Raison.
Ces actions bonnes extérieurement, & dont la bonté intérieure est ici en question, peuvent être distinguées en actions purement machinales, & en actions auxquelles la Raison porte la volonté, après avoir réfléchi sur le parti qu’il y avoit à prendre.
Personne ne me contestera qu’il n’y ait de bonnes qualités qui ne sont
que des Passions heureuses, & qui devancent la réflexion, pour
pousser les Hommes à l’utilité de leur Prochain. Fort souvent on aime
& l’on exerce la justice, par une espéce de sympathie naturelle avec
ce qui est juste : tout comme il y a des personnes qui par un effet de
leur naturel aiment l’ordre & l’arrangement, & qui sentent leur
cœur se révolter contre le desordre. Il en est de-même de la Charité :
bien des gens pratiquent cette Vertu, parce qu’ils sont nés pitoyables,
sans qu’ils songent seulement aux malheurs qui leur pourroient arriver à
eux-
On me dira que la Veutu ne sauroit avoir lieu dans ces sortes d’actions ; puisque loin de découler du raisonnement, elles ont leur principe dans un instinct semblable à celui qui porte les Brutes à nourrir & à défendre leurs petits. J’en conviens, mais il est sûr aussi que l’intérêt n’est pas le motif de ces actions : puisque raporter quelque chose à son utilité, suppose du raisonnement & de la réflexion.
A l’égard de ces mêmes actions, lorsque la Raison en est le seul principe, je ne vois pas qu’on ne puisse être juste, reconnoissant, charitable, par le seul motif de satisfaire à son devoir, & d’entretenir, par la pratique de ces vertus, le bonheur & la tranquilité dans la Société humaine. Il suffit d’être homme de probité sans être Chrétien, pour sentir qu’une Raison éclairée est capable d’un pareil desintéressement, & que les Payens en ont pu être susceptibles. On suppose que toutes leurs vertus ont été fausses, & que l’amour de la Réputation en a été l’unique motif ; mais on ne le prouve pas. Aussi n’y a-t-il aucune source dont on puisse tirer des preuves, pour faire voir que des gens instruits de l’existence d’un Etre parfait, n’ont pas pu diriger leurs actions au bonheur de lui plaîre en obéissant à ses Loix.
machinales &
raisonnées dont je viens de parler. Il y entre sans doute, mais
non pas d’une maniére à en ternir l’éclat.
Ceux qui sont charitables par tempérament, ne se laisseroient pas entraîner à leur pitié, si leur cœur ne pâtissoit du trouble où le malheur du prochain les jette, & si le calme ne rentroit dans leur ame, quand ils ont satisfait à cette espéce de passion.
Ceux qui sont justes par Raison, ne suivroient pas leurs lumiéres, si la persuasion d’être vertueux étoit stérile en plaisirs, & si la plus douce & la plus sensible joie de l’ame n’étoit pas une récompense certaine de la Vertu.
Mais cet Amour-propre, bien loin d’être blâmable, est le fondement de la
Vertu : & si la Vertu n’avoit aucun raport à notre utilité, si elle
étoit incapable de nous procurer aucun bien, elle ne seroit pas un bien
elle-même, on ne pourroit pas dire qu’elle est estimable & digne de
notre amour. La Vertu n’est qu’un Amour-propre qui raisonne juste. C’est
cette force d’esprit, qui dissipant les ténébres de la prévention,
sacrifie des intérêts grossiers & extérieurs à une utilité
intérieure & délicate. Les aplaudissemens que la Raison se donne
quand elle est contente d’elle-même, la sérénité que la bonne conscience
fait naître dans une ame vertueuse, voilà ce qui rend la Vertu digne de
notre attachement ; & plus on
Cet Amour-propre, délicat & raisonnable, n’influe pas seulement sur les vertus jusqu’auxquelles l’homme se peut élever par ses propres forces, il est même inséparable de la Vertu Chrétienne, qu’une Grace incompréhensible dans ses opérations crée dans nos cœurs.
Le Christianisme perfectionne l’Humanité, & ne la détruit pas ; & quand on est Chrétien, on ne cesse pas d’être une substance intelligente. Or il est contradictoire, à mon avis, de former l’idée d’un Etre intelligent, capable de réfléchir sur soi-même, & de croire qu’un pareil Etre puisse être indifférent à soi-même. Penser & ne se pas aimer, me paroissent des choses absolument incompatibles. Ajoutons qu’un Etre indifférent à soi-même ne sauroit être susceptible de Vertu, dans quelque Systême qu’on puisse le concevoir. Supposons cet Etre convaincu qu’il doit à son Créateur un amour pur & sans aucun mêlange d’intérêt, quel motif pourra le pousser à s’acquiter de ce devoir chimérique, s’il est indifférent d’être vertueux & de ne l’être pas ? & son devoir ne lui sera pas plus cher que son bonheur.
Il faut n’avoir jamais réfléchi murement sur la nature de l’Amour-propre, pour s’imaginer que la Vertu puisse subsister sans lui.
Si nous voulons combattre l’Amour-pro-
Je pourrois confirmer, par des raisons tirées de la Théologie révélée, ce que je viens de soutenir touchant les liaisons nécessaires qu’il y a entre la Vertu & un Amour bien entendu de soi-même ; mais aparemment on ne pardonneroit pas à des preuves de cette nature, de paroître dans une feuille volante. Disons plutôt un mot touchant la question suivante.
Est-il permis à l’Amour-propre de ne se pas contenter des plaisirs intérieurs qui suivent la Vertu, & de chercher dans l’aprobation des hommes de quoi se nourrir, & de quoi se plaîre ? Je crois qu’il n’en faut pas douter. Nous sommes unis trop étroitement avec nos prochains, pour que leur estime puisse ne nous toucher en aucune maniére. Le grand édifice de la Société a besoin, pour demeurer ferme, de l’estime & de la tendresse mutuelle de ceux qui le composent. Si la Vertu n’avoit pas quelque ardeur à se répandre au dehors, & à se faire aplaudir, ce desintéressement rigide ne pourroit que nuire à la Sociabilité, sur laquelle est fondé le bien de tout le Genre-humain.
Ajoutons qu’aimer quelqu’un & ne se pas
Il faut seulement se précautionner contre une excessive soif de
Réputation, & ne la briguer jamais par des voies illicites. C’est
des mains de la Vertu seule, qu’il nous est permis de recevoir l’estime
des hommes. La plus grande louange que