LXXI. Discours Justus Van Effen Moralische Wochenschriften Susanna Falle Editor Michaela Fischer Editor Katharina Jechsmayr Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 26.11.2014 o:mws.3057 Justus Van Effen: Le Misantrope. Amsterdam: Herman Uytwerf 1742, 238-245, Le Misantrope 2 030 1711-1712 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Vernunft Ragione Reason Razón Raison France 2.0,46.0

LXXI. Discours

Dussai-je démentir mon nom de Misantrope, je prétens faire voir que les Hommes ne sont pas si corrompus qu’on le croit d’ordinaire, & que c’est injustement qu’on attribue leurs meilleures actions aux sources impures d’un lâche Amour-propre, & d’un Intérêt grossier.

C’est illustre Mr. de la Rochefoucault, qui dans ses Maximes a donné le plus d’étendue & de force à ce sentiment peu charitable : on l’a trouvé vrai dans plusieurs exemples ; & ce demi-vrai joint à la nouveauté de cette opinion, & au mérite de son Auteur, l’ont fait recevoir presque universellement.

Je sai que par l’Intérêt ce grand Homme n’entend pas simplement un Intérêt d’avarice, mais l’Utilité en général, à laquelle il prétend que les Hommes raportent toutes leurs actions. Cette opinion a un sens véritable, mais ce n’est pas celui de Mr. de la Rochefaucault : il parle d’une Utilité grossiére, qu’on ne sauroit avoir en vue sans saper la Vertu par ses fondemens ; & non pas de cet Intérêt délicat & raisonnable, qui consiste dans la satisfaction intérieure que la Vertu produit dans l’ame des Vertueux.

L’amour de la Justice, à son avis, n’est qu’une crainte d’être injustement traité par les autres. La Reconnoissance n’est qu’un desir de paroître reconnoissant, ou de recevoir des bienfaits d’une plus grande importance. La Sobriété est l’amour de la santé, ou l’impuissance de manger beaucoup. La Modération est la langueur & la paresse de l’ame, & non pas un effort de la Raison par lequel on sait tenir ses desirs en bride. La Constance dans l’adversité, est l’abattement d’un esprit étourdi de son malheur. Enfin, selon Mr. de la Rochefoucault, toutes les actions qu’on nomme vertueuses, sont des actions réellement mauvaises ou indifférentes, auxquelles l’amour-propre sait ménager adroitement les aparences de la Vertu.

Je suis bien sûr qu’il a tout une autre opinion des Vertus Chrétiennes ; mais son sentiment ne m’en paroit pas plus soutenable à l’égard de ces actions vertueuses qui ont leur source dans l’Humanité & dans la Raison.

Ces actions bonnes extérieurement, & dont la bonté intérieure est ici en question, peuvent être distinguées en actions purement machinales, & en actions auxquelles la Raison porte la volonté, après avoir réfléchi sur le parti qu’il y avoit à prendre.

Personne ne me contestera qu’il n’y ait de bonnes qualités qui ne sont que des Passions heureuses, & qui devancent la réflexion, pour pousser les Hommes à l’utilité de leur Prochain. Fort souvent on aime & l’on exerce la justice, par une espéce de sympathie naturelle avec ce qui est juste : tout comme il y a des personnes qui par un effet de leur naturel aiment l’ordre & l’arrangement, & qui sentent leur cœur se révolter contre le desordre. Il en est de-même de la Charité : bien des gens pratiquent cette Vertu, parce qu’ils sont nés pitoyables, sans qu’ils songent seulement aux malheurs qui leur pourroient arriver à eux-mêmes : il n’y a-que les hommes naturellement durs qu’il faut porter à la pitié, en leur faisant jetter les yeux sur le besoin qu’ils pourroient avoir un jour du secours des autres :

On me dira que la Veutu ne sauroit avoir lieu dans ces sortes d’actions ; puisque loin de découler du raisonnement, elles ont leur principe dans un instinct semblable à celui qui porte les Brutes à nourrir & à défendre leurs petits. J’en conviens, mais il est sûr aussi que l’intérêt n’est pas le motif de ces actions : puisque raporter quelque chose à son utilité, suppose du raisonnement & de la réflexion.

A l’égard de ces mêmes actions, lorsque la Raison en est le seul principe, je ne vois pas qu’on ne puisse être juste, reconnoissant, charitable, par le seul motif de satisfaire à son devoir, & d’entretenir, par la pratique de ces vertus, le bonheur & la tranquilité dans la Société humaine. Il suffit d’être homme de probité sans être Chrétien, pour sentir qu’une Raison éclairée est capable d’un pareil desintéressement, & que les Payens en ont pu être susceptibles. On suppose que toutes leurs vertus ont été fausses, & que l’amour de la Réputation en a été l’unique motif ; mais on ne le prouve pas. Aussi n’y a-t-il aucune source dont on puisse tirer des preuves, pour faire voir que des gens instruits de l’existence d’un Etre parfait, n’ont pas pu diriger leurs actions au bonheur de lui plaîre en obéissant à ses Loix.

Mon sentiment n’est pas que l’Amour-propre n’entre point-du-tout dans les actions machinales & raisonnées dont je viens de parler. Il y entre sans doute, mais non pas d’une maniére à en ternir l’éclat.

Ceux qui sont charitables par tempérament, ne se laisseroient pas entraîner à leur pitié, si leur cœur ne pâtissoit du trouble où le malheur du prochain les jette, & si le calme ne rentroit dans leur ame, quand ils ont satisfait à cette espéce de passion.

Ceux qui sont justes par Raison, ne suivroient pas leurs lumiéres, si la persuasion d’être vertueux étoit stérile en plaisirs, & si la plus douce & la plus sensible joie de l’ame n’étoit pas une récompense certaine de la Vertu.

Mais cet Amour-propre, bien loin d’être blâmable, est le fondement de la Vertu : & si la Vertu n’avoit aucun raport à notre utilité, si elle étoit incapable de nous procurer aucun bien, elle ne seroit pas un bien elle-même, on ne pourroit pas dire qu’elle est estimable & digne de notre amour. La Vertu n’est qu’un Amour-propre qui raisonne juste. C’est cette force d’esprit, qui dissipant les ténébres de la prévention, sacrifie des intérêts grossiers & extérieurs à une utilité intérieure & délicate. Les aplaudissemens que la Raison se donne quand elle est contente d’elle-même, la sérénité que la bonne conscience fait naître dans une ame vertueuse, voilà ce qui rend la Vertu digne de notre attachement ; & plus on a le goût de ces plaisirs, plus on est propre à contribuer à la félicité des autres hommes.

Cet Amour-propre, délicat & raisonnable, n’influe pas seulement sur les vertus jusqu’auxquelles l’homme se peut élever par ses propres forces, il est même inséparable de la Vertu Chrétienne, qu’une Grace incompréhensible dans ses opérations crée dans nos cœurs.

Le Christianisme perfectionne l’Humanité, & ne la détruit pas ; & quand on est Chrétien, on ne cesse pas d’être une substance intelligente. Or il est contradictoire, à mon avis, de former l’idée d’un Etre intelligent, capable de réfléchir sur soi-même, & de croire qu’un pareil Etre puisse être indifférent à soi-même. Penser & ne se pas aimer, me paroissent des choses absolument incompatibles. Ajoutons qu’un Etre indifférent à soi-même ne sauroit être susceptible de Vertu, dans quelque Systême qu’on puisse le concevoir. Supposons cet Etre convaincu qu’il doit à son Créateur un amour pur & sans aucun mêlange d’intérêt, quel motif pourra le pousser à s’acquiter de ce devoir chimérique, s’il est indifférent d’être vertueux & de ne l’être pas ? & son devoir ne lui sera pas plus cher que son bonheur.

Il faut n’avoir jamais réfléchi murement sur la nature de l’Amour-propre, pour s’imaginer que la Vertu puisse subsister sans lui.

Si nous voulons combattre l’Amour-pro-pre, c’est lui-même qui nous inspire ce dessein, & qui se déclare la guerre à lui-même ; ce n’est que sous ses propres étendarts qu’on remporte la victoire sur lui. Si nous réuississons à le détruire, il renaît de sa ruïne, par la satisfaction de s’être ruïné ; mais il en renaît pur, raisonnable, & digne de l’excellence de notre nature.

Je pourrois confirmer, par des raisons tirées de la Théologie révélée, ce que je viens de soutenir touchant les liaisons nécessaires qu’il y a entre la Vertu & un Amour bien entendu de soi-même ; mais aparemment on ne pardonneroit pas à des preuves de cette nature, de paroître dans une feuille volante. Disons plutôt un mot touchant la question suivante.

Est-il permis à l’Amour-propre de ne se pas contenter des plaisirs intérieurs qui suivent la Vertu, & de chercher dans l’aprobation des hommes de quoi se nourrir, & de quoi se plaîre ? Je crois qu’il n’en faut pas douter. Nous sommes unis trop étroitement avec nos prochains, pour que leur estime puisse ne nous toucher en aucune maniére. Le grand édifice de la Société a besoin, pour demeurer ferme, de l’estime & de la tendresse mutuelle de ceux qui le composent. Si la Vertu n’avoit pas quelque ardeur à se répandre au dehors, & à se faire aplaudir, ce desintéressement rigide ne pourroit que nuire à la Sociabilité, sur laquelle est fondé le bien de tout le Genre-humain.

Ajoutons qu’aimer quelqu’un & ne se pas soucier de lui plaîre sont des choses qui ne sauroient guéres subsister ensemble. L’estime de ceux qui ne nous sont pas indifférens, ne peut pas nous être indifférente.

Il faut seulement se précautionner contre une excessive soif de Réputation, & ne la briguer jamais par des voies illicites. C’est des mains de la Vertu seule, qu’il nous est permis de recevoir l’estime des hommes. La plus grande louange que Saluste donne au mérite de Caton, c’est qu’il aimoit mieux être vertueux que le paroître. C’est aussi ce qui fait le caractére essentiel de la véritable Vertu. Il faut toujours préférer la réalité de la Vertu, à la réputation d’en avoir ; le plaisir d’être estimé, doit toujours céder au bonheur d’être estimable. Il arrive souvent qu’on acquiert de la réputation aux dépens de la Vertu ; & il est plus difficile qu’on ne pense, d’être universellement estimé, & d’avoir un solide mérite. Par conséquent, quand il faut opter entre le Mérite & la Réputation, un homme de probité doit sacrifier hardiment l’estime des hommes au plaisir intérieur de la mériter. Mais aussi c’est une vanité louable, & nullement contraire à l’humilité Chrétienne, de préférer à tout le bonheur de plaîre à son prochain, pourvu que ce bonheur soit subordonné à la satisfaction de ne se point écarter de son devoir, & de plaîre par-là à celui qui nous a donné la Raison pour guide de notre conduite.

LXXI. Discours Dussai-je démentir mon nom de Misantrope, je prétens faire voir que les Hommes ne sont pas si corrompus qu’on le croit d’ordinaire, & que c’est injustement qu’on attribue leurs meilleures actions aux sources impures d’un lâche Amour-propre, & d’un Intérêt grossier. C’est illustre Mr. de la Rochefoucault, qui dans ses Maximes a donné le plus d’étendue & de force à ce sentiment peu charitable : on l’a trouvé vrai dans plusieurs exemples ; & ce demi-vrai joint à la nouveauté de cette opinion, & au mérite de son Auteur, l’ont fait recevoir presque universellement. Je sai que par l’Intérêt ce grand Homme n’entend pas simplement un Intérêt d’avarice, mais l’Utilité en général, à laquelle il prétend que les Hommes raportent toutes leurs actions. Cette opinion a un sens véritable, mais ce n’est pas celui de Mr. de la Rochefaucault : il parle d’une Utilité grossiére, qu’on ne sauroit avoir en vue sans saper la Vertu par ses fondemens ; & non pas de cet Intérêt délicat & raisonnable, qui consiste dans la satisfaction intérieure que la Vertu produit dans l’ame des Vertueux. L’amour de la Justice, à son avis, n’est qu’une crainte d’être injustement traité par les autres. La Reconnoissance n’est qu’un desir de paroître reconnoissant, ou de recevoir des bienfaits d’une plus grande importance. La Sobriété est l’amour de la santé, ou l’impuissance de manger beaucoup. La Modération est la langueur & la paresse de l’ame, & non pas un effort de la Raison par lequel on sait tenir ses desirs en bride. La Constance dans l’adversité, est l’abattement d’un esprit étourdi de son malheur. Enfin, selon Mr. de la Rochefoucault, toutes les actions qu’on nomme vertueuses, sont des actions réellement mauvaises ou indifférentes, auxquelles l’amour-propre sait ménager adroitement les aparences de la Vertu. Je suis bien sûr qu’il a tout une autre opinion des Vertus Chrétiennes ; mais son sentiment ne m’en paroit pas plus soutenable à l’égard de ces actions vertueuses qui ont leur source dans l’Humanité & dans la Raison. Ces actions bonnes extérieurement, & dont la bonté intérieure est ici en question, peuvent être distinguées en actions purement machinales, & en actions auxquelles la Raison porte la volonté, après avoir réfléchi sur le parti qu’il y avoit à prendre. Personne ne me contestera qu’il n’y ait de bonnes qualités qui ne sont que des Passions heureuses, & qui devancent la réflexion, pour pousser les Hommes à l’utilité de leur Prochain. Fort souvent on aime & l’on exerce la justice, par une espéce de sympathie naturelle avec ce qui est juste : tout comme il y a des personnes qui par un effet de leur naturel aiment l’ordre & l’arrangement, & qui sentent leur cœur se révolter contre le desordre. Il en est de-même de la Charité : bien des gens pratiquent cette Vertu, parce qu’ils sont nés pitoyables, sans qu’ils songent seulement aux malheurs qui leur pourroient arriver à eux-mêmes : il n’y a-que les hommes naturellement durs qu’il faut porter à la pitié, en leur faisant jetter les yeux sur le besoin qu’ils pourroient avoir un jour du secours des autres : On me dira que la Veutu ne sauroit avoir lieu dans ces sortes d’actions ; puisque loin de découler du raisonnement, elles ont leur principe dans un instinct semblable à celui qui porte les Brutes à nourrir & à défendre leurs petits. J’en conviens, mais il est sûr aussi que l’intérêt n’est pas le motif de ces actions : puisque raporter quelque chose à son utilité, suppose du raisonnement & de la réflexion. A l’égard de ces mêmes actions, lorsque la Raison en est le seul principe, je ne vois pas qu’on ne puisse être juste, reconnoissant, charitable, par le seul motif de satisfaire à son devoir, & d’entretenir, par la pratique de ces vertus, le bonheur & la tranquilité dans la Société humaine. Il suffit d’être homme de probité sans être Chrétien, pour sentir qu’une Raison éclairée est capable d’un pareil desintéressement, & que les Payens en ont pu être susceptibles. On suppose que toutes leurs vertus ont été fausses, & que l’amour de la Réputation en a été l’unique motif ; mais on ne le prouve pas. Aussi n’y a-t-il aucune source dont on puisse tirer des preuves, pour faire voir que des gens instruits de l’existence d’un Etre parfait, n’ont pas pu diriger leurs actions au bonheur de lui plaîre en obéissant à ses Loix. Mon sentiment n’est pas que l’Amour-propre n’entre point-du-tout dans les actions machinales & raisonnées dont je viens de parler. Il y entre sans doute, mais non pas d’une maniére à en ternir l’éclat. Ceux qui sont charitables par tempérament, ne se laisseroient pas entraîner à leur pitié, si leur cœur ne pâtissoit du trouble où le malheur du prochain les jette, & si le calme ne rentroit dans leur ame, quand ils ont satisfait à cette espéce de passion. Ceux qui sont justes par Raison, ne suivroient pas leurs lumiéres, si la persuasion d’être vertueux étoit stérile en plaisirs, & si la plus douce & la plus sensible joie de l’ame n’étoit pas une récompense certaine de la Vertu. Mais cet Amour-propre, bien loin d’être blâmable, est le fondement de la Vertu : & si la Vertu n’avoit aucun raport à notre utilité, si elle étoit incapable de nous procurer aucun bien, elle ne seroit pas un bien elle-même, on ne pourroit pas dire qu’elle est estimable & digne de notre amour. La Vertu n’est qu’un Amour-propre qui raisonne juste. C’est cette force d’esprit, qui dissipant les ténébres de la prévention, sacrifie des intérêts grossiers & extérieurs à une utilité intérieure & délicate. Les aplaudissemens que la Raison se donne quand elle est contente d’elle-même, la sérénité que la bonne conscience fait naître dans une ame vertueuse, voilà ce qui rend la Vertu digne de notre attachement ; & plus on a le goût de ces plaisirs, plus on est propre à contribuer à la félicité des autres hommes. Cet Amour-propre, délicat & raisonnable, n’influe pas seulement sur les vertus jusqu’auxquelles l’homme se peut élever par ses propres forces, il est même inséparable de la Vertu Chrétienne, qu’une Grace incompréhensible dans ses opérations crée dans nos cœurs. Le Christianisme perfectionne l’Humanité, & ne la détruit pas ; & quand on est Chrétien, on ne cesse pas d’être une substance intelligente. Or il est contradictoire, à mon avis, de former l’idée d’un Etre intelligent, capable de réfléchir sur soi-même, & de croire qu’un pareil Etre puisse être indifférent à soi-même. Penser & ne se pas aimer, me paroissent des choses absolument incompatibles. Ajoutons qu’un Etre indifférent à soi-même ne sauroit être susceptible de Vertu, dans quelque Systême qu’on puisse le concevoir. Supposons cet Etre convaincu qu’il doit à son Créateur un amour pur & sans aucun mêlange d’intérêt, quel motif pourra le pousser à s’acquiter de ce devoir chimérique, s’il est indifférent d’être vertueux & de ne l’être pas ? & son devoir ne lui sera pas plus cher que son bonheur. Il faut n’avoir jamais réfléchi murement sur la nature de l’Amour-propre, pour s’imaginer que la Vertu puisse subsister sans lui. Si nous voulons combattre l’Amour-pro-pre, c’est lui-même qui nous inspire ce dessein, & qui se déclare la guerre à lui-même ; ce n’est que sous ses propres étendarts qu’on remporte la victoire sur lui. Si nous réuississons à le détruire, il renaît de sa ruïne, par la satisfaction de s’être ruïné ; mais il en renaît pur, raisonnable, & digne de l’excellence de notre nature. Je pourrois confirmer, par des raisons tirées de la Théologie révélée, ce que je viens de soutenir touchant les liaisons nécessaires qu’il y a entre la Vertu & un Amour bien entendu de soi-même ; mais aparemment on ne pardonneroit pas à des preuves de cette nature, de paroître dans une feuille volante. Disons plutôt un mot touchant la question suivante. Est-il permis à l’Amour-propre de ne se pas contenter des plaisirs intérieurs qui suivent la Vertu, & de chercher dans l’aprobation des hommes de quoi se nourrir, & de quoi se plaîre ? Je crois qu’il n’en faut pas douter. Nous sommes unis trop étroitement avec nos prochains, pour que leur estime puisse ne nous toucher en aucune maniére. Le grand édifice de la Société a besoin, pour demeurer ferme, de l’estime & de la tendresse mutuelle de ceux qui le composent. Si la Vertu n’avoit pas quelque ardeur à se répandre au dehors, & à se faire aplaudir, ce desintéressement rigide ne pourroit que nuire à la Sociabilité, sur laquelle est fondé le bien de tout le Genre-humain. Ajoutons qu’aimer quelqu’un & ne se pas soucier de lui plaîre sont des choses qui ne sauroient guéres subsister ensemble. L’estime de ceux qui ne nous sont pas indifférens, ne peut pas nous être indifférente. Il faut seulement se précautionner contre une excessive soif de Réputation, & ne la briguer jamais par des voies illicites. C’est des mains de la Vertu seule, qu’il nous est permis de recevoir l’estime des hommes. La plus grande louange que Saluste donne au mérite de Caton, c’est qu’il aimoit mieux être vertueux que le paroître. C’est aussi ce qui fait le caractére essentiel de la véritable Vertu. Il faut toujours préférer la réalité de la Vertu, à la réputation d’en avoir ; le plaisir d’être estimé, doit toujours céder au bonheur d’être estimable. Il arrive souvent qu’on acquiert de la réputation aux dépens de la Vertu ; & il est plus difficile qu’on ne pense, d’être universellement estimé, & d’avoir un solide mérite. Par conséquent, quand il faut opter entre le Mérite & la Réputation, un homme de probité doit sacrifier hardiment l’estime des hommes au plaisir intérieur de la mériter. Mais aussi c’est une vanité louable, & nullement contraire à l’humilité Chrétienne, de préférer à tout le bonheur de plaîre à son prochain, pourvu que ce bonheur soit subordonné à la satisfaction de ne se point écarter de son devoir, & de plaîre par-là à celui qui nous a donné la Raison pour guide de notre conduite.