Il n’est pas difficile de trouver la raison de sa conduite. Il y a de la grandeur à être généreux, & il n’y a que de la justice à satisfaire ses Créanciers. La Générosité n’est pas d’une ame commune, c’est une vertu héroïque ignorée du Vulgaire ; au-lieu que la Justice est une vertu Bourgeoise, dont le moindre roturier est censé être capable.
On fait simplement son devoir en payant ses dettes, c’est une action qui
n’est-suivie
Voilà comme raisonnent la plupart des hommes sur la Justice & sur la Générosité. On méprise la prémiére, qui est une vertu essentielle à la Société ; & l’on a une haute estime pour autre, qui bien souvent n’est que l’impétuosité d’une ame guidée plutôt par la Vanité que par la Raison.
A peine connoit-on la Justice ; on s’imagine d’ordinaire qu’elle ne consiste que dans ses devoirs auxquels les Loix Civiles nous peuvent obliger. Il est vrai que le terme de Justice se prend quelquefois dans ce sens, & qu’alors on la distingue de l’Equité. Mais il y a une Justice beaucoup plus étendue, & je crois pouvoir démontrer qu’elle embrasse toutes les autres Vertus.
Qu’est-ce que la Justice ? C’est une Vertu éclairée, qui nous porte à nous acquiter envers chacun de ce que nous lui devons. Etre juste dans cette signification étendue, c’est pratiquer tous les devoirs que la Raison nous prescrit à l’égard de tous les Etres avec qui nous sommes liés par quelque droit.
Ces Etres sont Dieu, nous-mêmes, & les autres hommes ; & l’on est
parfaitement juste, quand, à ces trois égards, on satis-
Les qualités qu’on apelle Candeur, Constance, Charité, Générosité, ne sont pas des Vertus par elles-mêmes ; & quand elles sont dignes de ce titre, elles en sont redevables à la Justice qui les guide.
Sans elle la Candeur peut être une franchise indiscrette & brutale ; la Constance une ridicule obstination ; la Charité un zéle imprudent ; & la Générosité une profusion déraisonnable.
Une action desintéressée, si elle n’est pas conduite par la Justice, est indifférente, & souvent même vicieuse. Régaler quelquefois des Amis, donner un divertissement, faire quelque présent, voilà des actions purement indifférentes, quand elles ne prejudicient point à un meilleur usage qu’on peut faire de son superflu : elles deviennent vicieuses, quand elles épuisent un bien qu’on pourroit employer à des usages réellement vertueux.
La véritable Générosité est un devoir aussi indispensable, que ceux qui
nous sont imposés par les Loix Civiles : c’est une justice à laquelle
nous oblige la Raison, Loi souveraine de l’Etre raisonnable. Quoi !
aller au devant des besoins de nôtre prochain, lui épargner la honte de
mendier notre assistance, est-ce un devoir où la Justice nous Qu’il faut faire aux autres ce que
nous souhaitons qu’ils nous fassent.
Mais, dira-t-on, les Vertus n’ont-elles pas quelque étendue ? Une action
qui va jusqu’à un certain degré de bonté, ne peut-elle pas être appellée
un acte de Justice ? Et un <sic> autre action qui va à un degré de
bonté plus éminent, ne mérite-t-elle pas d’être nommée un acte de
Générosité ? Cette difficulté est délicate ; mais j’ose avancer que dans
la Vertu il y a un point de bonté parfaite, au-delà duquel elle ne
sauroit aller raisonnablement. Si notre raison nous découvre ce point de
bonté, il me semble qu’elle nous oblige
indispensablement à aller jusques-là, & à nous y arrêter.
Un Ami a précisément besoin d’une certaine somme, pour se tirer de quelqu’embarras. Je fais bien de lui donner cette somme ; mais ne ferois-je pas mieux encore de lui donner une somme plus forte ?
Je répons qu’il y a des cas où l’on feroit mal. En outrant de cette maniére la générosité, je cours risque de me mettre hors d’état de rendre un service pareil à un autre qui pourroit avoir besoin de mon secours.
Il est vrai qu’en bien des occasions notre raison n’a pas assez de
lumiéres, pour découvrir dans la Vertu ce point fixe de perfection. Mais
alors on satisfait à la Justice, en suivant le dictamen de sa
conscience,
On répond souvent à ceux qui nous témoignent de la reconnoissance, qu’on n’a fait que son devoir, & l’on prétend
par-là donner une marque de modestie.
Mais à mon avis on se trompe grossiérement, en croyant qu’on puisse aller plus loin que le devoir, & augmenter par-là la bonté d’une action. Tout ce que la Raison ordonne est un devoir, tout ce qu’elle n’ordonne pas n’est point un devoir. Ce qui n’atteint pas à un point de perfection qui nous est connu, n’est pas encore juste : ce qui va au-delà de ce point, cesse d’être juste ; & par conséquent on ne sauroit concevoir une action réellement bonne, qui ne soit point renfermée dans notre devoir.
L’idée que je viens de donner de la véritable Justice, léve une difficulté qui paroit embarassante. On oppose à la certitude de la Morale, que dans certaines occasions on trouve un conflict de deux Vertus différentes, dont l’une défend évidemment ce que l’autre ordonne. Mais après avoir prouvé que la Justice embrasse toutes les autres Vertus, & que rien n’est réellement vertueux sans la Justice, il est clair qu’un pareil conflict de Vertus est impossible.
Quoique le sens-commun suffise d’ordinaire pour sentir ce qui est juste,
je conviens qu’il y a des cas où la Justice paroit être opposée à
elle-même, & il paroit Brutus, le Libérateur de sa Patrie, fit couper la
tête à ses fils convaincus d’avoir voulu remettre Tarquin sur le Trône. Je suppose que le principe de sa rigueur
n’ait pas été une férocité brutale, ni une vaine ostentation de Vertu,
mais un sincére amour pour la Justice. N’y a-t-il pas un véritable conflict de Vertus dans cette action ? & en
obéissant à la Justice, n’a-t-il pas choqué l’amour qu’un Pére doit à
ses Enfans ? En aucune maniére : la tendresse paternelle doit tribut à
la Justice, comme les autres Vertus, elle est restrainte par le bien de
la Société générale. Mais la Justice va toujours directement à ce bien,
qui est le centre de tous les devoirs des hommes les uns envers les
autres, & par conséquent elle ne souffre point de pareille
restriction.
L’amour qu’un Pére doit à ses Enfans n’est une Vertu, que parce qu’elle
porte ce Pére à les conserver, à veiller à leur éducation, & à les
rendre membres utiles de la Société. Si au contraire cet amour portoit
un Pére à rendre ses Enfans pernicieux à la Société par de mauvais
préceptes, ou par une lâche
Or il est certain que le bien de la Société générale, &
particuliérement celui de conflict de Vertus, & la Justice s’y étoit point combattue
par une charité raisonnable & vertueuse. Un Juge, en condamnant un
Criminel, ne pèche pas plus contre l’amour du Prochain, que
Il y avoit pourtant quelque chose de bien rude dans cet acte de Justice.
Un Pére peut-il se résoudre à immoler son propre sang au bien de la
Patrie ? Mais plus un devoir est rude, & plus il est beau de s’en
acquiter. Le véritable Héroïsme consiste à forcer toutes les difficultés
dont la Vertu est hérissée, & à résister aux sophismes les plus
sé-