XLVIII. Discours Justus Van Effen Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Katharina Jechsmayr Editor Katharina Tez Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 24.11.2014 o:mws.3012 Justus Van Effen: Le Misantrope. Amsterdam: Herman Uytwerf 1742, 49-56, Le Misantrope 2 007 1711-1712 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Theater Literatur Kunst Teatro Letteratura Arte Theatre Literature Arts Teatro Literatura Arte Théâtre Littérature Art Politik Politica Politics Política Politique Italy 12.83333,42.83333 France 2.0,46.0 Italy Rome Rome 12.51133,41.89193

XLVIII. Discours Laissez nommer sa mort un injuste attentat, La Justice n’est pas une Vertu d’Etat.La choix des actions, ou mauvaises, ou bonnes,Ne fait qu’anéantir la force des Couronnes.Le Droit des Rois consiste à ne rien épargner :La timide Equité détruit l’Art de régner.Quand on craint d’être injuste on a toujours à craindre,Et qui veut tout pouvoir, doit oser tout enfraindre.Fuir comme un deshonneur la Vertu qui le perd,Et courir sans scrupule au crime le sert.

Voilà des leçons de Politique, que Corneille fait donner par un Courtisan à Ptolomee Roi d’Egypte, lorsqu’il balançoit à sacrifier à Cesar la tête de Pompée.

Ces Vers seuls sont capables de caractériser le génie de ce grand Poёte. Ils montrent parfaitement bien, que pour réussir dans la Poësie, il ne suffit pas d’avoir de l’imagination, & de savoir donner de la cadence à un Vers ; mais qu’il faut encore posséder l’art de raisonner, & avoir des idées nettes & distinctes de tout ce dont on s’ingére de parler. En effet on ne sauroit donner une image plus vive de la pernicieuse Politique de ces Princes, qui font d’un intérêt grossier la règle de toutes leurs actions, & qui regardent la Vertu comme un crime, des-qu’elle paroit s’opposer à leur utilité. Il paroit assez par-les Histoires, que cet Art de régner est de même date que l’ambition, & que l’amour-propre déréglé : mais ce n’est que depuis peu de Siécles qu’on dogmatise sur cette matiére, & qu’on a rédigé en Systême les moyens indubitables de détruire parmi les Peuples la confiance, le lien le plus fort de la Société. Ceux qui savent le mieux profiter de ces leçons, passent dans l’esprit des hommes pour malhonnêtes gens, mais en même tems on les croit Politiques consommés, & l’on admire presqu’autant leurs lumiéres qu’on déteste leurs sentimens. Pour-moi je ne trouve rien d’extraordinaire dans leur dextérité pernicieuse, & je ne vois pas qu’il y ait un grand effort, d’esprit à savoir en imposer, dès-qu’une fois on a pu se résoudre à renoncer à la Probité & à la Justice.

Je trouve dans les Hommes deux sortes de finesses, qui n’ont rien à démêler ensemble. L’une a sa source dans la pénétration, dans le raisonnement, dans la vivacité de la conception. L’autre tire son origine de la malignité d’un cœur corrompu, qui soupçonnant les autres de tout ce dont il est lui-même capable, fait se garder de leurs embuches, & débarassé d’une vertu incommode, surprendre les plus habiles par des fourberies auxquelles on ne se seroit jamais attendu.

L’expérience justifie tous les jours ce que je viens d’avancer. On voit souvent des personnes d’une pénétration distinguée, qu’on trompe sans peine, & qui n’ont pas l’adresse d’en imposer aux autres. Plus souvent encore voit-on des esprits fort bornés, à qui leur malignité tient lieu de lumiéres, & qui sont très habiles fourbes.

Il y a des personnes qui croient raisonner très juste, en établissant qu’une Société de parfaits Chrétiens se détruiroit plus facilement qu’une République d’Athées.

Je ne prétens pas réfuter leur opinion dans les formes, je veux seulement soutenir un paradoxe fort opposé à celui-là, mais dont la nouveauté ne sauroit être dangereuse. Je soutiens que la meilleure Politique, & la plus propre à conserver un Etat, c’est une Probité scrupuleuse, une exacte Vertu. Je commencerai à répandre de la lumiére sur ce sentiment par cette réflexion générale. Il y a une harmonie parfaite entre la Vertu & le Bonheur général du Genre-humain ; tout ce qui est vertueux, est avantageux au repos & à la conservation des Hommes ; & tout ce qui est véritablement utile à la Société humaine, est réellement conforme à la Vertu. Le Créateur des hommes leur a donné à tous un panchant invincible pour la Société, & en même tems il les a obligés à conformer leur conduite à certaines Loix qu’il leur a imposées. Est-il concevable que ces Loix, & cette inclination, qui partent toutes deux de la main d’un Etre infiniment sage, se détruisent naturellement ? Nullement : c’est manquer de vénération à cet Etre parfait, que de ne pas croire qu’il y a une liaison étroite entre ses ouvrages ; & que rien sauroit mieux répondre à notre amour pour l’union, que l’observation exacte de ses commandemens.

Je ne conclus pas de-là, que dans tous les états la Vertu soit toujours suivie d’un bonheur effectif. Ce que j’en veux induire, c’est que la Société particuliére étant une grande partie de la Société générale du Genre Humain, il est très probable que d’ordinaire l’utile doit être dans le Gouvernement Politique accompagné de l’honnête. J’espére faire mieux sentir cette vérité, en entrant dans un plus grand détail.

J’ai prouvé qu’il ne faut pas un grand effort d’esprit pour conduire adroitement une fourberie, quoique ce soit par-là sur-tout que le Vulgaire admire les Politiques de mauvaise foi. J’ajoute qu’il est presque impossi-ble de tromper toujours d’une maniére conforme à ses intérêts. La Fourberie conduit à l’utilité par des routes obscures, & remplies de précipices ; au-lieu que la Politique vertueuse tend à ses fins par un sentier plus uni & moins hérissé de difficultés. Il est plus facile de connoître ce qui est juste, que ce qui nous est utile. A l’aide du Sens Commun, on distingue d’ordinaire sans peine le bon d’avec le mauvais, & l’Auteur de notre Raison a voulu que rien ne fût plus proportionné à nos lumières que la connoissance de nos devoirs. Mais il est bien pénible de raisonner juste sur ses intérêts. Ptolomee voyoit d’abord clairement s’il étoit juste d’assassiner son Bienfaiteur ; mais il lui falloit de longues discussions pour savoir si ce crime seroit avantageux à l’état de ses affaires. Tout Prince ambitieux fait de reste, qu’il est contraire à l’Equité d’envahir le le <sic> Pays d’un Peuple voisin ; mais si une pareille entreprise aura d’heureux succès, c’est-là ce qui l’embarasse.

Considérons un Prince intégre, & un Souverain de mauvaise foi, à deux différens égards : par raport aux Peuples qui les environnent, & par raport à leurs propres Sujets.

Il paroit d’abord que le dernier peut mieux réussir que l’autre, avant que les secrets de sa Politique soient encore découverts. En effet, il se peut qu’il s’empare sans beaucoup de peine d’un Etat voisin, leurré par un Traité de Paix dont on détourne le sens après l’avoir violé ; & par ce moyen il peut augmenter sa grandeur en étendant les bornes de son Empire. Mais en récompense, un Prince juste & droit compte cette utilité pour rien, ses vues ne tendent qu’à rendre heureux le Peuple que la Providence a confié à ses soins. D’ailleurs un Roi sans équité, ne sauroit se servir qu’un petit nombre de fois de ses ruses criminelles ; & jettant ses Voisins dans la défiance, il est obligé de la partager avec eux. Il est sûr encore que la probité d’un Roi avant qu’elle soit reconnue, lui peut rendre d’aussi grands services, que la mauvaise foi en rend aux autres. Je m’explique. Supposons qu’il se soit engagé à exécuter tel ou tel projet : ceux qui auront affaire avec lui, se fondant sur la Politique presque universellement reçue, croiront souvent qu’il fera le contraire de ce qu’il aura promis, pour peu que ses intérêts paroissent l’exiger ; ils bâtiront leurs désseins sur cette opinion ; & dupes de sa vertu, leurs mesures se trouveront fausses, & leurs projets échoueront.

Je ne prétens pas faire entendre par ce raisonnement, qu’il faille garder sa parole dans la vue d’en imposer par-là. La Probité dans ce cas ne seroit qu’une double finesse, & deviendroit une fourberie rafinée.

Peut-être croira-t-on que le Prince que je viens de dépeindre esclave de sa foi, seroit menacé à tout moment de la perte de ses Etats : mais il faut songer, que la Droiture n’est pas incompatible avec la Prudence, & qu’il y a une certaine Dextérité fort éloignée de l’injuste Finesse.

Toutes les Guerres ne tendent pas à la conquête d’un Pays ennemi. Les Républiques sur-tout ont rarement cette vue, & ce sont presque toujours d’autres motifs qui leur mettent les armes à la main. Si les deux Princes que j’ai dépeints sont engagés dans une guerre de cette nature, & qu’ils y ayent du desavantage, celui sur la parole duquel on peut faire rond, en fera quite pour se soumettre à des conditions de Paix un peu onéreuses. L’autre reconnu pour un fourbe, obligera ses Ennemis, en dépit d’eux, à le pousser sans relâche, & à ne se confier qu’en sa totale ruïne.

Il est sûr encore qu’une lâche Timidité est d’ordinaire compagne d’un esprit fourbe. Celui à qui la finesse, pendant son bonheur, a tenu lieu de fermeté & de constance, n’aura recours dans l’adversité qu’à la même finesse, qui n’a plus de force sur des cœur précautionnés. La Probité au contraire fait le plus souvent son séjour dans des ames fortes & généreuses ; ces ames noble ont de grandes ressources en elles-mêmes ; l’adversité ne fait qu’augmenter leur vigueur ; & quelquefois les malheurs les plus funestes, leur procurent seulement la gloire de les surmonter.

Considérons encore que la Vertu arrache du respect aux cœurs les plus vicieux, dont elle est capable d’arrêter les pernicieux desseins. C’est ainsi que Rome, qui avoit été sous son premier Roi l’objet de la haine de toute l’Italie, vit la rage de ses Voisins suspendue pendant le régne de Numa, dont la vertu respectée par-tout servoit de rempart à son Peuple. Mais voici quelque chose de plus fort. Les Princes injustes seront rarement assez mauvais Politiques pour assister un Roi qui leur ressemble ; ils craindront qu’en le secondant contre ses ennemis, ils ne l’arment contr’eux-mêmes, & qu’ils ne l’aident à forger leurs propres fers. Au contraire, ils hâteront sa ruïne autant qu’ils pourront ; ils ont tout à craindre de lui, sa seule impuissance peut les rassurer. Mais ils verront sans chagrin la conservation d’un Monarque équitable ; sa vertu fait leur sureté & la sienne. Je dis plus : ils s’efforceront d’empêcher sa chute ; ses Etats tombant entre les mains d’un Prince violent & fourbe, n’en feroit qu’augmenter la puissance & leurs allarmes. On peut soutenir même que les Princes les plus scélérats, ne sauroient se passer d’un Roi puissant & intégre : car, comme je l’ai fait voir ; on ne leur accorde jamais la paix s’ils font malheureux, & on aspire à leur perte totale.

Par cette raison il leur est de la derniére utilité, quand ils ont affaire les uns aux autres, de pouvoir recourir à un Voisin qui interpose sa foi pour eux, & qui, s’il ne peut les rendre exacts à garder leur promesse, puisse du moins s’engager à les punir s’ils y manquent. Ils savent que ce Roi vertueux sera une telle démarche avec plaisir, & qu’il empêchera autant que l’Equité pourra le permettre, qu’un Prince de mauvaise soi ne parvienne à une puissance excessive par l’abaissement de ses ennemis.

Il ne faut pas tant de raisonnemens pour prouver que la Vertu est la meilleure Politique dont un Prince puisse se servir à l’égard de ses Sujets : la violence & la perfidie font détester un Souverain de ses Peuples. S’ils ont le cœur généreux, le régne d’un Prince vendu à ses injustices leur sera insupportable, ils employeront tous les moyens imaginables pour s’en délivrer. S’ils ont l’humeur servile, ils souffriront plus longtems : mais enfin, ne connoissant point de milieu entre une soumission basse & lâche & un emportement furieux, ils s’abandonneront aux derniéres violences contre un Roi qui pousse leur patience à bout. C’est ainsi que les Turcs, la Nation du Monde la plus faite à la servitude, sortent souvent de leur naturel d’esclave, pour entrer dans une rage, qu’à peine la mort des Conseillers de leur Souverain, & celle quelquefois de leur Souverain même, peut assouvir.

Un Prince au contraire qui a fait voir par des actions réitérées, qu’il ne veut point empiéter sur les droits que la Nature & les Loix ont donnés à ses Sujets, établit entr’eux & lui une confiance parfaite, ils ne craignent rien tant que de perdre un Roi d’une vertu si rare ; à peine leur vie leur est-elle plus chère que la sienne.

XLVIII. Discours Laissez nommer sa mort un injuste attentat, La Justice n’est pas une Vertu d’Etat.La choix des actions, ou mauvaises, ou bonnes,Ne fait qu’anéantir la force des Couronnes.Le Droit des Rois consiste à ne rien épargner :La timide Equité détruit l’Art de régner.Quand on craint d’être injuste on a toujours à craindre,Et qui veut tout pouvoir, doit oser tout enfraindre.Fuir comme un deshonneur la Vertu qui le perd,Et courir sans scrupule au crime le sert. Voilà des leçons de Politique, que Corneille fait donner par un Courtisan à Ptolomee Roi d’Egypte, lorsqu’il balançoit à sacrifier à Cesar la tête de Pompée. Ces Vers seuls sont capables de caractériser le génie de ce grand Poёte. Ils montrent parfaitement bien, que pour réussir dans la Poësie, il ne suffit pas d’avoir de l’imagination, & de savoir donner de la cadence à un Vers ; mais qu’il faut encore posséder l’art de raisonner, & avoir des idées nettes & distinctes de tout ce dont on s’ingére de parler. En effet on ne sauroit donner une image plus vive de la pernicieuse Politique de ces Princes, qui font d’un intérêt grossier la règle de toutes leurs actions, & qui regardent la Vertu comme un crime, des-qu’elle paroit s’opposer à leur utilité. Il paroit assez par-les Histoires, que cet Art de régner est de même date que l’ambition, & que l’amour-propre déréglé : mais ce n’est que depuis peu de Siécles qu’on dogmatise sur cette matiére, & qu’on a rédigé en Systême les moyens indubitables de détruire parmi les Peuples la confiance, le lien le plus fort de la Société. Ceux qui savent le mieux profiter de ces leçons, passent dans l’esprit des hommes pour malhonnêtes gens, mais en même tems on les croit Politiques consommés, & l’on admire presqu’autant leurs lumiéres qu’on déteste leurs sentimens. Pour-moi je ne trouve rien d’extraordinaire dans leur dextérité pernicieuse, & je ne vois pas qu’il y ait un grand effort, d’esprit à savoir en imposer, dès-qu’une fois on a pu se résoudre à renoncer à la Probité & à la Justice. Je trouve dans les Hommes deux sortes de finesses, qui n’ont rien à démêler ensemble. L’une a sa source dans la pénétration, dans le raisonnement, dans la vivacité de la conception. L’autre tire son origine de la malignité d’un cœur corrompu, qui soupçonnant les autres de tout ce dont il est lui-même capable, fait se garder de leurs embuches, & débarassé d’une vertu incommode, surprendre les plus habiles par des fourberies auxquelles on ne se seroit jamais attendu. L’expérience justifie tous les jours ce que je viens d’avancer. On voit souvent des personnes d’une pénétration distinguée, qu’on trompe sans peine, & qui n’ont pas l’adresse d’en imposer aux autres. Plus souvent encore voit-on des esprits fort bornés, à qui leur malignité tient lieu de lumiéres, & qui sont très habiles fourbes. Il y a des personnes qui croient raisonner très juste, en établissant qu’une Société de parfaits Chrétiens se détruiroit plus facilement qu’une République d’Athées. Je ne prétens pas réfuter leur opinion dans les formes, je veux seulement soutenir un paradoxe fort opposé à celui-là, mais dont la nouveauté ne sauroit être dangereuse. Je soutiens que la meilleure Politique, & la plus propre à conserver un Etat, c’est une Probité scrupuleuse, une exacte Vertu. Je commencerai à répandre de la lumiére sur ce sentiment par cette réflexion générale. Il y a une harmonie parfaite entre la Vertu & le Bonheur général du Genre-humain ; tout ce qui est vertueux, est avantageux au repos & à la conservation des Hommes ; & tout ce qui est véritablement utile à la Société humaine, est réellement conforme à la Vertu. Le Créateur des hommes leur a donné à tous un panchant invincible pour la Société, & en même tems il les a obligés à conformer leur conduite à certaines Loix qu’il leur a imposées. Est-il concevable que ces Loix, & cette inclination, qui partent toutes deux de la main d’un Etre infiniment sage, se détruisent naturellement ? Nullement : c’est manquer de vénération à cet Etre parfait, que de ne pas croire qu’il y a une liaison étroite entre ses ouvrages ; & que rien sauroit mieux répondre à notre amour pour l’union, que l’observation exacte de ses commandemens. Je ne conclus pas de-là, que dans tous les états la Vertu soit toujours suivie d’un bonheur effectif. Ce que j’en veux induire, c’est que la Société particuliére étant une grande partie de la Société générale du Genre Humain, il est très probable que d’ordinaire l’utile doit être dans le Gouvernement Politique accompagné de l’honnête. J’espére faire mieux sentir cette vérité, en entrant dans un plus grand détail. J’ai prouvé qu’il ne faut pas un grand effort d’esprit pour conduire adroitement une fourberie, quoique ce soit par-là sur-tout que le Vulgaire admire les Politiques de mauvaise foi. J’ajoute qu’il est presque impossi-ble de tromper toujours d’une maniére conforme à ses intérêts. La Fourberie conduit à l’utilité par des routes obscures, & remplies de précipices ; au-lieu que la Politique vertueuse tend à ses fins par un sentier plus uni & moins hérissé de difficultés. Il est plus facile de connoître ce qui est juste, que ce qui nous est utile. A l’aide du Sens Commun, on distingue d’ordinaire sans peine le bon d’avec le mauvais, & l’Auteur de notre Raison a voulu que rien ne fût plus proportionné à nos lumières que la connoissance de nos devoirs. Mais il est bien pénible de raisonner juste sur ses intérêts. Ptolomee voyoit d’abord clairement s’il étoit juste d’assassiner son Bienfaiteur ; mais il lui falloit de longues discussions pour savoir si ce crime seroit avantageux à l’état de ses affaires. Tout Prince ambitieux fait de reste, qu’il est contraire à l’Equité d’envahir le le <sic> Pays d’un Peuple voisin ; mais si une pareille entreprise aura d’heureux succès, c’est-là ce qui l’embarasse. Considérons un Prince intégre, & un Souverain de mauvaise foi, à deux différens égards : par raport aux Peuples qui les environnent, & par raport à leurs propres Sujets. Il paroit d’abord que le dernier peut mieux réussir que l’autre, avant que les secrets de sa Politique soient encore découverts. En effet, il se peut qu’il s’empare sans beaucoup de peine d’un Etat voisin, leurré par un Traité de Paix dont on détourne le sens après l’avoir violé ; & par ce moyen il peut augmenter sa grandeur en étendant les bornes de son Empire. Mais en récompense, un Prince juste & droit compte cette utilité pour rien, ses vues ne tendent qu’à rendre heureux le Peuple que la Providence a confié à ses soins. D’ailleurs un Roi sans équité, ne sauroit se servir qu’un petit nombre de fois de ses ruses criminelles ; & jettant ses Voisins dans la défiance, il est obligé de la partager avec eux. Il est sûr encore que la probité d’un Roi avant qu’elle soit reconnue, lui peut rendre d’aussi grands services, que la mauvaise foi en rend aux autres. Je m’explique. Supposons qu’il se soit engagé à exécuter tel ou tel projet : ceux qui auront affaire avec lui, se fondant sur la Politique presque universellement reçue, croiront souvent qu’il fera le contraire de ce qu’il aura promis, pour peu que ses intérêts paroissent l’exiger ; ils bâtiront leurs désseins sur cette opinion ; & dupes de sa vertu, leurs mesures se trouveront fausses, & leurs projets échoueront. Je ne prétens pas faire entendre par ce raisonnement, qu’il faille garder sa parole dans la vue d’en imposer par-là. La Probité dans ce cas ne seroit qu’une double finesse, & deviendroit une fourberie rafinée. Peut-être croira-t-on que le Prince que je viens de dépeindre esclave de sa foi, seroit menacé à tout moment de la perte de ses Etats : mais il faut songer, que la Droiture n’est pas incompatible avec la Prudence, & qu’il y a une certaine Dextérité fort éloignée de l’injuste Finesse. Toutes les Guerres ne tendent pas à la conquête d’un Pays ennemi. Les Républiques sur-tout ont rarement cette vue, & ce sont presque toujours d’autres motifs qui leur mettent les armes à la main. Si les deux Princes que j’ai dépeints sont engagés dans une guerre de cette nature, & qu’ils y ayent du desavantage, celui sur la parole duquel on peut faire rond, en fera quite pour se soumettre à des conditions de Paix un peu onéreuses. L’autre reconnu pour un fourbe, obligera ses Ennemis, en dépit d’eux, à le pousser sans relâche, & à ne se confier qu’en sa totale ruïne. Il est sûr encore qu’une lâche Timidité est d’ordinaire compagne d’un esprit fourbe. Celui à qui la finesse, pendant son bonheur, a tenu lieu de fermeté & de constance, n’aura recours dans l’adversité qu’à la même finesse, qui n’a plus de force sur des cœur précautionnés. La Probité au contraire fait le plus souvent son séjour dans des ames fortes & généreuses ; ces ames noble ont de grandes ressources en elles-mêmes ; l’adversité ne fait qu’augmenter leur vigueur ; & quelquefois les malheurs les plus funestes, leur procurent seulement la gloire de les surmonter. Considérons encore que la Vertu arrache du respect aux cœurs les plus vicieux, dont elle est capable d’arrêter les pernicieux desseins. C’est ainsi que Rome, qui avoit été sous son premier Roi l’objet de la haine de toute l’Italie, vit la rage de ses Voisins suspendue pendant le régne de Numa, dont la vertu respectée par-tout servoit de rempart à son Peuple. Mais voici quelque chose de plus fort. Les Princes injustes seront rarement assez mauvais Politiques pour assister un Roi qui leur ressemble ; ils craindront qu’en le secondant contre ses ennemis, ils ne l’arment contr’eux-mêmes, & qu’ils ne l’aident à forger leurs propres fers. Au contraire, ils hâteront sa ruïne autant qu’ils pourront ; ils ont tout à craindre de lui, sa seule impuissance peut les rassurer. Mais ils verront sans chagrin la conservation d’un Monarque équitable ; sa vertu fait leur sureté & la sienne. Je dis plus : ils s’efforceront d’empêcher sa chute ; ses Etats tombant entre les mains d’un Prince violent & fourbe, n’en feroit qu’augmenter la puissance & leurs allarmes. On peut soutenir même que les Princes les plus scélérats, ne sauroient se passer d’un Roi puissant & intégre : car, comme je l’ai fait voir ; on ne leur accorde jamais la paix s’ils font malheureux, & on aspire à leur perte totale. Par cette raison il leur est de la derniére utilité, quand ils ont affaire les uns aux autres, de pouvoir recourir à un Voisin qui interpose sa foi pour eux, & qui, s’il ne peut les rendre exacts à garder leur promesse, puisse du moins s’engager à les punir s’ils y manquent. Ils savent que ce Roi vertueux sera une telle démarche avec plaisir, & qu’il empêchera autant que l’Equité pourra le permettre, qu’un Prince de mauvaise soi ne parvienne à une puissance excessive par l’abaissement de ses ennemis. Il ne faut pas tant de raisonnemens pour prouver que la Vertu est la meilleure Politique dont un Prince puisse se servir à l’égard de ses Sujets : la violence & la perfidie font détester un Souverain de ses Peuples. S’ils ont le cœur généreux, le régne d’un Prince vendu à ses injustices leur sera insupportable, ils employeront tous les moyens imaginables pour s’en délivrer. S’ils ont l’humeur servile, ils souffriront plus longtems : mais enfin, ne connoissant point de milieu entre une soumission basse & lâche & un emportement furieux, ils s’abandonneront aux derniéres violences contre un Roi qui pousse leur patience à bout. C’est ainsi que les Turcs, la Nation du Monde la plus faite à la servitude, sortent souvent de leur naturel d’esclave, pour entrer dans une rage, qu’à peine la mort des Conseillers de leur Souverain, & celle quelquefois de leur Souverain même, peut assouvir. Un Prince au contraire qui a fait voir par des actions réitérées, qu’il ne veut point empiéter sur les droits que la Nature & les Loix ont donnés à ses Sujets, établit entr’eux & lui une confiance parfaite, ils ne craignent rien tant que de perdre un Roi d’une vertu si rare ; à peine leur vie leur est-elle plus chère que la sienne.