Ces Vers seuls sont capables de caractériser le génie de ce grand Poёte.
Ils montrent parfaitement bien, que pour réussir dans la Poësie, il ne
suffit pas d’avoir de l’imagination, & de savoir donner de la
cadence à un Vers ; mais qu’il faut encore posséder l’art de raisonner,
& avoir des idées nettes & distinctes de tout ce dont on
s’ingére de parler. En effet on ne sauroit donner une image plus vive de
la pernicieuse Politique de ces Princes, qui font d’un intérêt grossier
la règle de toutes leurs actions, & qui regardent la Vertu comme un
crime, des-qu’elle paroit s’opposer à leur utilité. Il paroit assez
par-les Histoires, que cet Art de régner est de
même date que l’ambition, & que l’amour-propre déréglé : mais ce
n’est que depuis peu de Siécles qu’on dogmatise sur cette matiére, &
qu’on a rédigé en Systême les moyens indubitables de détruire parmi les
Peuples la confiance, le lien le plus fort de la Société. Ceux qui
savent le mieux profiter de ces leçons, passent dans l’esprit des hommes
pour malhonnêtes gens, mais en même tems on les croit Politiques
consommés, & l’on admire presqu’autant leurs lumiéres qu’on déteste
leurs sentimens. Pour-moi je ne trouve rien d’extraordinaire dans leur
dextérité pernicieuse, & je ne vois pas qu’il y ait un grand effort,
Je trouve dans les Hommes deux sortes de finesses,
qui n’ont rien à démêler ensemble. L’une a sa source dans la
pénétration, dans le raisonnement, dans la vivacité de la conception.
L’autre tire son origine de la malignité d’un cœur corrompu, qui
soupçonnant les autres de tout ce dont il est lui-même capable, fait se
garder de leurs embuches, & débarassé d’une vertu incommode,
surprendre les plus habiles par des fourberies auxquelles on ne se
seroit jamais attendu.
L’expérience justifie tous les jours ce que je viens d’avancer. On voit souvent des personnes d’une pénétration distinguée, qu’on trompe sans peine, & qui n’ont pas l’adresse d’en imposer aux autres. Plus souvent encore voit-on des esprits fort bornés, à qui leur malignité tient lieu de lumiéres, & qui sont très habiles fourbes.
Il y a des personnes qui croient raisonner très juste, en établissant qu’une Société de parfaits Chrétiens se détruiroit plus facilement qu’une République d’Athées.
Je ne prétens pas réfuter leur opinion dans les formes, je veux seulement
soutenir un paradoxe fort opposé à celui-là, mais dont la nouveauté ne
sauroit être dangereuse. Je soutiens que la meilleure Politique, &
la plus propre à conserver un Etat, c’est une Probité scrupuleuse, une
exacte Vertu. Je commencerai à répandre de la lumiére sur ce sentiment
par cette réflexion générale. Il y Loix, &
cette inclination, qui partent toutes deux de la
main d’un Etre infiniment sage, se détruisent naturellement ?
Nullement : c’est manquer de vénération à cet Etre parfait, que de ne
pas croire qu’il y a une liaison étroite entre ses ouvrages ; & que
rien sauroit mieux répondre à notre amour pour l’union, que
l’observation exacte de ses commandemens.
Je ne conclus pas de-là, que dans tous les états la Vertu soit toujours
suivie d’un bonheur effectif. Ce que j’en veux induire, c’est que la
Société particuliére étant une grande partie de la Société générale du
Genre Humain, il est très probable que d’ordinaire l’utile doit être dans le Gouvernement Politique accompagné
de l’honnête. J’espére faire mieux sentir
cette vérité, en entrant dans un plus grand détail.
J’ai prouvé qu’il ne faut pas un grand effort d’esprit pour conduire
adroitement une fourberie, quoique ce soit par-là sur-tout que le
Vulgaire admire les Politiques de mauvaise foi. J’ajoute qu’il est
presque impossi-Bienfaiteur ; mais il lui falloit de longues
discussions pour savoir si ce crime seroit avantageux à l’état de ses
affaires. Tout Prince ambitieux fait de reste, qu’il est contraire à
l’Equité d’envahir le le <sic> Pays d’un Peuple voisin ; mais si
une pareille entreprise aura d’heureux succès, c’est-là ce qui
l’embarasse.
Considérons un Prince intégre, & un Souverain de mauvaise foi, à deux différens égards : par raport aux Peuples qui les environnent, & par raport à leurs propres Sujets.
Il paroit d’abord que le dernier peut mieux réussir que l’autre, avant
que les secrets de sa Politique soient encore découverts. En effet, il
se peut qu’il s’empare sans beaucoup de peine d’un Etat voisin, leurré
par un Traité de Paix dont on détourne le sens après l’avoir violé ;
& par ce moyen il peut augmenter sa grandeur en étendant les
Je ne prétens pas faire entendre par ce raisonnement, qu’il faille garder sa parole dans la vue d’en imposer par-là. La Probité dans ce cas ne seroit qu’une double finesse, & deviendroit une fourberie rafinée.
Peut-être croira-t-on que le Prince que je viens de dépeindre esclave de sa foi, seroit menacé à tout moment de la perte de ses Etats : mais il faut songer, que la Droiture n’est pas incompatible avec la Prudence, & qu’il y a une certaine Dextérité fort éloignée de l’injuste Finesse.
Toutes les Guerres ne tendent pas à la
Il est sûr encore qu’une lâche Timidité est d’ordinaire compagne d’un esprit fourbe. Celui à qui la finesse, pendant son bonheur, a tenu lieu de fermeté & de constance, n’aura recours dans l’adversité qu’à la même finesse, qui n’a plus de force sur des cœur précautionnés. La Probité au contraire fait le plus souvent son séjour dans des ames fortes & généreuses ; ces ames noble ont de grandes ressources en elles-mêmes ; l’adversité ne fait qu’augmenter leur vigueur ; & quelquefois les malheurs les plus funestes, leur procurent seulement la gloire de les surmonter.
Considérons encore que la Vertu arrache du respect aux cœurs les plus
vicieux, dont elle est capable d’arrêter les pernicieux desseins. C’est
ainsi que
Par cette raison il leur est de la derniére utilité, quand ils ont affaire les uns aux autres, de pouvoir recourir à un Voisin qui interpose sa foi pour eux, & qui, s’il ne peut les rendre exacts à garder leur promesse, puisse du moins s’engager à les punir s’ils y manquent. Ils savent que ce Roi vertueux sera une telle démarche avec plaisir, & qu’il empêchera autant que l’Equité pourra le permettre, qu’un Prince de mauvaise soi ne parvienne à une puissance excessive par l’abaissement de ses ennemis.
Turcs, la Nation du Monde la plus faite à la
servitude, sortent souvent de leur naturel d’esclave, pour entrer dans
une rage, qu’à peine la mort des Conseillers de leur Souverain, &
celle quelquefois de leur Souverain même, peut assouvir.
Un Prince au contraire qui a fait voir par des actions réitérées, qu’il
ne veut point empiéter sur les droits que la Nature & les Loix ont
donnés à ses Sujets, établit entr’eux & lui une confiance parfaite,
ils ne craignent rien tant que de perdre un Roi d’une vertu si rare ; à
peine leur vie leur est-elle plus chère que la sienne.