Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "XXVIII. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\030 (1711-1712), S. 239-246, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1681 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

XXVIII. Discours

Ebene 2► Vous voilà donc de retour, Messieurs les Guerriers ; je m’en réjouis fort ; soyez les très-bien venus : quel paisir pour les Dames, qui ont tremblé pendant l’Eté à chaque apparence de Bataille ! Quel plaisir de vous revoir pleins de santé, brillans de gloire, & tout prêts à donner tête baissée dans la galanterie ! Quel charme pour vous, Messieurs, de pouvoir faire à vos Philis le récit intéressant de vos grandes actions, & de les voir pâlir d’un péril dont vous êtes échapez, ou bien qui ne vous a pas menaceé seulement, & que vous trouvez pourtant à propos d’inserer dans le Roman de votre illustre Vie ! Pour peu que ces Belles soient affectionnées à l’Etat, elles se trouveront obligées en conscience de vous dédommager par leurs faveurs, des fatigues [240] de la Campagne, & vous allez à présent gouter à longs traits les agrémens du Quartier-d’Hyver, qui font la seule douceur de la malheureuse profession que vous avez embrassée. Toujours dans la fatigue, souvent dans la disette, à tout moment environnez de la mort, est-il concevable que vous ayïez l’esprit assez imbécile pour affronter une si grande foule de malheurs, sans y faire réfléxion ; ou que vous ayïez l’esprit assez fort pour y réfléchir, & pour les affronter pourtant ?

On peut ranger dans quatre Classes ceux qui se font un emploi de tuer leur prochain. Il y en a qui le font par amour pour la Patrie, & ceux-là sont en très-petit nombre ; il y en a

Zitat/Motto► Que l’affreuse disette livre

Aux miseres d’un pareil sort

Et qui vont chercher dequoi vivre

Dans le sein même de la mort. ◀Zitat/Motto

Il y en a qui s’abandonnent par ambition à ce parti si éloigné de l’humanité ; & enfin on en trouve dont l’unique motif est le desir de s’acquérir, avec le titre d’Officier, un <sic> espece de droit de se donner des airs pendant trois ou quatre mois de l’année. J’admire les premiers, je pardonne aux seconds, je plains les troisiémes, & je me ris de l’extravagance des derniers, qui achetent si cher la maigre satisfaction d’étaler des airs ridicu-[241]les, entez sur un plumet & sur un habit galonné. Cependant, à examiner l’affaire de bien près, les ambitieux ne seroient-ils pas aussi extravagans, que ces Amateurs du bel-air dont je viens de parler ? Il est vrai qu’on s’est plus familiarisé avec le ridicule des premiers, & qu’on a donné depuis long-tems des couleurs brillantes à l’amour de la gloire & de l’élévation, la peste la plus pernicieuse de l’Univers ; au-lieu que le ridicule de cette Jeunesse, qui ne considére la qualité de Guerrier que par le plumet & la dorure, n’a pas encore, à la faveur de l’éloquence fleurie des Orateurs & des Poëtes, acquis le privilége de passer pour grandeur d’ame.

Supposons que quatre Guerriers, poussez par ces différens motifs, se trouvent sur une bréche menacez de tous côtez d’un prompt trépas : Le premier se tranquilisera par l’assurance qu’il fait son devoir, & qu’il n’agit que par un principe digne d’un homme de probité. Le second pourra se flater, que s’il se tire de-là, ses Maîtres équitables donneront dumoins du pain à un homme qui s’expose à mille morts pour leur service. L’Officier du bel-air se consolera de l’état violent où il se trouve par l’idée du plaisir, qu’échapé de ce danger il goutera l’Hiver à briller dans les Assemblées, & à éblouir les yeux du beau Sexe, par un mérite dont on s’envelope le matin, & dont on se dé-[242]pouille le soir. Et l’Ambitieux se soutiendra par l’espérance que les hazards qu’il affronte avec intrépidité, lui procureront l’agrément d’avoir sous sa conduite quelque centaines de Coquins de plus,

Zitat/Motto► « Et qui pourra, bravant une mort indiscrette,

De sa folle valeur embellir la Gazette. » ◀Zitat/Motto

Je connois des Guerriers de cette derniere espece, qui jouissent d’une fortune médiocre, & qui contens d’un habit modeste, d’une maison commode, & d’une table frugale, pourroient couler leur vie dans le calme & dans l’agrément : mais, quoi ! rester chez soi à planter des choux ? Cela ne se peut pas ; il faut s’élever aux plus hautes dignitez Militaires, il faut faire une fortune éclatante.

Voilà le langage de tout le monde, il faut faire Fortune ; il semble que tous les talens les plus beaux du corps & de l’ame ne soient donnez aux hommes qu’afin qu’ils fassent Fortune, & qu’il n’y ait point de salut pour ceux qui n’y aspirent point. Il faut avouer que nous méritons peu cette raison inestimable, qui nous seroit d’un si grand secours, si nous en faisions le principe & la régle de toutes nos actions, au-lieu d’en faire un ressort asservi aux fausses maximes d’un intérêt mal-entendu. Ceux qu’on appelle Sages dans le mon-[243]de, ne s’y distinguent pas d’ordinaire des fous en s’habituant à examiner la véritable valeur des choses par les principes les plus clairs & les plus indubitables du bons-sens : point du tout, ils ont de commun avec les insensez, la bassesse de n’oser pas examiner les opinions vulgaires, & tout ce qu’ils ont de plus excellent qu’eux, c’est de raisonner conséquemment sur des principes aussi faux qu’universellement reçus.

Il semble que l’homme abhorre les sourcis & les inquiétudes, & tend au repos & à la tranquilité, non seulement par un principe de raison ; mais encore par une espece d’instinct. Tout le monde fait de cette tranquilité le but de ses travaux & de ses peines ; mais tout le monde travaille à reculer toûjours ce but, pour avoir le plaisir d’y courir toûjours, & de n’y parvenir jamais.

Ce Marchand qui pourroit trouver le repos dans une richesse médiocre, s’obstine à l’attendre des Indes dans des coffres remplis d’or & de pierres précieuses. Ce Guerrier paroît croire qu’un cœur tranquille n’a droit de loger que dans un corps mutilé & couvert de cicatrices. Ils s’efforcent l’un & l’autre à trouver la facilité, où ils aspirent, dans les choses étrangeres où elle n’est pas, & ne la cherchent pas dans leur raison dans laquelle seuls ils pourroient la trouver. [244]

Zitat/Motto► 1 Douce Paix de l’esprit, heureux repos de l’Ame,

Source des vrais plaisirs, seul & parfait bonheur,

Le mortel vous détruit tandis qu’il vous reclame,

Et pour vous acquérir, vous bannit de son cœur.

L’avare vous poursuit, & d’un fol espoir ivre,

Il court vous abîmer dans les goufres des flots :

Bien-loin de vous atteindre, aux troubles il se livre,

Pour amasser matiere à des troubles nouveaux.

Qu’il creuse, affamé d’or, ces avares abîmes

Où les Dieux l’ont caché par des sages arrêts,

Il y pourra trouver cette source des crimes ;

Mais la tranquilité ne s’y trouva jamais.

Non, pâle adorateur de l’altiere abondance,

N’attens pas ce trésor de ses prodigues mains,

De sa corne qui verse un ruisseau d’opulence,

Ne vois-tu pas couler des fleuves de chagrins ?

Sous un rustique toît se trouve la retraite,

Où l’aimable repos se dérobe à nos yeux ;

Mais de sourcis aîlez une troupe inquiéte,

Vole autour du lambris des Palais orgueilleux.

L’Ambitieux souvent encensé par le crime,

L’Autel ensanglanté du chimérique Honneur,

A mesure qu’il monte il se creuse un abîme,

Dont l’aspect effrayant trouble & glace son cœur. [245]

Que le Peuple ébloüi d’une aparence vaine,

Admire le bonheur de ses fiers Souverains ;

Portraits vivans des Dieux, leur amour, ou leur haine,

Est l’arbitre du sort des timides humains.

Mais, serrée autour d’eux leur garde redoublée,

Du Peuple calme en vain les flots tumultueux,

Elle n’arrête pas dans leur ame troublée,

Des désirs inquiets le flux impetueux,

Le Voyageur veut fuir le trouble qui l’agite,

Et sous un autre Ciel croit trouver le repos :

Mais, triste compagnon du malheur qu’il évite,

II traîne en tous climats la source de ces maux.

Et toi, qui sur les pas des fiers Héros du Tibre,

A ta folle valeur immoles l’équité,

Et trouvant criminel quiconque ose être libre,

Montes de crime en crime à l’immortalité ;

Tu mesures ta gloire aux malheurs qu’elle cause,

Dans l’Univers en feu tu cherche <sic> ton encens,

Vois croître tes Lauriers, plus ta main les arrose,

Des pleurs des malheureux, du sang des innocens.

Scélérat admiré, dont les crimes deviennent

A l’abri du succès les titres du Héros,

Dans le chemin sanglant où tes fureurs t’entraînent,

Quel objet poursuis-tu ? Quel objet ! le repos.

Le repos ! Mais toujoûrs l’insatiable gloire,

Aux plaisirs du triomphe arrache les Guerriers, [246]

Et ne leur fait jamais trouver dans la Victoire,

Qu’une route applanie à de plus beaux Lauriers.

Mortel infortuné, rempant sous la chimere,

Veux-tu toujoûrs servir, né pour la liberté ?

Ton bon-sens du repos est le Dépositaire,

Et l’arbitre absolu de ta félicité.

D’un bien toûjours futur, que l’attente peu sage

Céde au choix d’un bonheur, sûr, présent, accompli ;

En bornant tes desirs étends ton héritage,

Un desir refferré vaut un desir rempli.

Oui, va jouir des droits de ton indépendance,

De ta seule raison esclave bienheureux,

Dans ta modicité va trouver l’abondance,

Et tire ta grandeur des bornes de tes vœux.

Couvert de la vertu, Philosophe intrépide,

Alors tu peux braver les orages du sort,

Saisir de chaque instant l’utilité solide,

Et goûter des plaisirs affranchis du remord.

Pour moi jose <sic>, nourri des préceptes d’Horace,

M’élever au-dessus du Peuple forcené ;

Et n’en point distinguer, sage dans mon audace,

Un Roi, de ses desirs esclave couronné.

Pour calmer mes chagrins assez souvent j’allie

L’amusement des Vers à l’effort des raisons,

Et du double coupeau la touchante folie

Fait l’effet sur mon cœur des plus sages leçons. ◀Zitat/Motto ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Imitation vague de la 16. Ode du 2. Livre des Odes d’Horace.