Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "XVIII. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\020 (1711-1712), S. 159-166, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1671 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

XVIII. Discours.

Ebene 2► Chez toutes les Nations les hommes ont des plaisirs proportionnez à leur âge, & ce changement de leur goût est un effet presque nécessaire de la raison & de la nature. Chez la plûpart des François la raison & la nature ont cédé toute leur autorité à l’habitude & à la mode, & cette habitude & cette mode veulent que tout âge soit pour eux l’âge de la bagatelle.

Ce n’est presque que parmi nous qu’on voit des Vieillards faire profession d’une galanterie délicate, s’attacher à des Maîtresses, & filer, comme on dit, le parfait amour. Cependant, à bien examiner la chose, ce qu’il y a au monde de plus ridicule & de plus infortuné, c’est peut-être un Vieillard amoureux ; & si l’on ne voyoit pas tous les jours des personnes d’esprit & de mérite donner tête baissée dans cette extravagance, il y auroit du paradoxe à soutenir qu’avec un grain de bon sens 1 on pourroit travailler ainsi à augmenter les chagrins que les ans traînent après eux.

[160] Il faut avouer que dans l’amour il se trouve des plaisirs animez & touchans qui ne se trouvent point ailleurs ; l’habitude de ces plaisirs donne à l’ame une délicatesse, ou plûtôt une mollesse, qui lui fait rejetter comme dégoûtans & insipides tous les agrémens de la vie qui n’ont pas leur source dans la tendresse. Quand la raison ne nous aprend pas de bonne heure à préférer à ces plaisirs vifs & sensibles, des plaisirs plus solides & plus salutaires, le cœur revient rarement d’une délicatesse si pernicieuse pour la vertu ; & dès qu’on a vu écouler la plus grande partie de sa jeunesse parmi les touchantes folies de l’amour, c’en est fait, on est ridicule & malheureux pour tout le reste de sa vie. On rencontrera l’ennui dans tous les lieux où l’on ne rencontrera pas de jolies-femmes. L’utile amusement de la lecture, la douceur de l’amitié, tout cela paroîtra languissant & glacé ; la solitude surtout sera mortelle, à moins qu’elle ne serve à nourrir les rêveries extravagantes qu’inspire la plus sotte de toutes les passions.

C’est cette habitude dangereuse qui est la source de ces Amans sexagenaires, aussi soigneux à cacher leur vieillesse qu’à découvrir leur ridicule ; de ces piliers des ruelles, qui bénissent tous les jours la Mode d’avoir introduit l’usage de la Perruque, qui croyent se rajeunir en renchérissant sur les [161] puerilitez de la jeunesse, & qui paroissent persuadez qu’une forte dose de folie fait perdre à un Extrait-Baptistaire toute son autorité.

Qu’ils sont aimables, ces Messieurs-là ! quand se soûtenant à peine ils se piquent encore de la belle danse ; quand sur le point de mourir de vieillesse ils protestent par mille sermens qu’ils vont mourir d’amour, & quand ils veulent à toute force bruler au milieu des glaces de l’âge. Ils sont bien à plaindre en vérité, quelque réüssite que puissent avoir leurs entreprises amoureuses.

Zitat/Motto► Quand chargé d’ans un Amant langoureux

Veut fléchir par ses vœux la Beauté qu’il adore,
S’il ne reussit pas son sort est malheureux ;
S’il réüssit, c’est cent fois pis encore ! ◀Zitat/Motto

Qu’on ne me dise pas que ces sortes d’Amans pourroient trouver leur compte auprès de certaines femmes, trop vertueuses pour faire un usage criminel de leurs Adorateurs, & contentes du plaisir qu’on trouve dans un innocent commerce de sentimens.

Qu’il y a telle femme même qui n’en demande pas tant, qui ne veut rien sentir de tendre, qui ne souhaite des Amans que pour en voir ses charmes reconnus & adorez, & dont par conséquent un Galant sexagenaire peut être le fait.

Cette conséquence ne me paroît point [162] juste. Je sçai trop bien, que ces femmes si retenues, qui véritablement ne veulent faire servir à leurs plaisirs que le cœur & l’esprit de leurs Amans, sont bien-aises pourtant de former de ces Amans une idée complette. Une idée d’Amans où il n’entreroit que le cœur & l’esprit, ne rempliroit pas assez leur imagination. Si je me trompois dans ce que je viens d’avancer, ces femmes vertueuses, mais pourtant femmes, seroient aussi touchées des fleurettes d’une personne de leur sexe, que des cajoleries d’un homme ; ce qui pourtant est très-éloigné de la vérité.

Allgemeine Erzählung► Un de ces Vieillards malheureux, qui malgré ce ridicule se fait estimer de tous les honnêtes-gens, s’étoit attaché à l’enjouée Doriméne. Elle est à la fleur de son âge, essentiellement vertueuse ; mais assez étourdie pour ne pas se mettre fort en peine d’avoir tout l’extérieur & toute la réserve de la sagesse. Son mari, qui l’aime aussi tendrement qu’il en est aimé, se fie en sa vertu, la laisse faire, & se divertit à entendre de sa propre bouche le récit de ses avantures. Depuis deux ans elle régale cet heureux époux des tendres folies du bon Ariste. Ce vieux Damoiseau a l’esprit charmant, une grande routine de sçavoir vivre, & toutes les manieres polies & flateuses de la vieille Cour. A soixante-dix ans il a paru aussi sérieusement fou de Doriméne, que [163] s’il n’en avoit eu que vingt & cinq. Tendres billets, Vers, sérénades, soûpirs, larmes, tout a été de la partie : l’épée même a joué son jeu, il a feint jusqu’à deux fois de s’en vouloir donner jusques aux gardes, & il l’a feint si naturellement, que la Belle en a eu de la frayeur, & qu’elle a fait tous ses efforts pour l’empêcher d’empiéter sur les droits de son âge. Elle avoit une véritable pitié de l’extravagance d’un homme qu’elle estimoit d’ailleurs, & voici le biais qu’elle prit, du consentement de son mari, pour rendre son Amant raisonnable ; biais assez imprudent, que peu de femmes en pareil cas eussent pris, & que moins de maris eussent encore approuvé.

La premiere fois qu’Ariste lui étala encore la grandeur de sa passion, & qu’il employa contr’elle les sophismes les plus propres à triompher de la vertu d’une femme, Doriméne fit semblant de céder à une tendresse si pressante, elle affecta tout l’air d’une femme qui se rend, & elle l’affecta d’une maniere si peu équivoque, qu’en vain le pauvre homme eût voulu feindre de ne pas entendre le François.

A la naissance d’un moment si souhaitable pour un homme à la fleur de son âge, & si fort à craindre pour un vieillard, le pauvre Ariste resta confus, muet & desespéré. Il s’en va à la fin, & c’étoit le seul moyen de cacher son embarras & sa honte [164] aux yeux de celle qui avoit remporté sur lui une si promte victoire en faisant semblant d’etre vaincue elle-même. Cependant pour ne se pas ruïner de réputation auprès de sa Maîtresse, il voulut payer de la plume, & Metatextualität► voici le Billet qu’il lui écrivit : ◀Metatextualität

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Tant que vous avez résisté à ma tendresse, Madame, votre résistance a si fort animé ma passion, que je n’avois pas le loisir de songer a rappeller ma vertu pour ne plus combattre la vôtre ; mais dès que cette résistance a paru se relâcher en ma faveur, ma raison a fait un effort sur mon amour, & m’a fait voir la lâcheté de ma conduite à l’égard d’une personne vertueuse, à qui je m’efforçois d’ôter un titre si précieux & si rare. Je n’ai pas remporté cette victoire sur moi-même, sans de violens combats, & peut-être ne la dois-je qu’à mon départ précipité. Je vous prie, Madame, de croire, que ce seul moment de foiblesse ne détruit pas dans mon esprit l’estime pour vous, que vous y avez établie par tant d’années de vertu. Quel malheur eût été le vôtre, si vous aviez eu affaire avec quelque jeune étourdi, qui selon l’usage du siécle se seroit fait une gloire de la brutalité de ses sentimens !

Je suis, &c. ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3

[165] Metatextualität► Dorimene aidée de son mari, a répondu à ce Billet par les Vers qui suivent : ◀Metatextualität

Ebene 3► Brief/Leserbrief► Zitat/Motto► En effet je suis fort heureuse,

D’avoir Ariste pour Amant :
Ah ! que son ame est généreuse !
Qu’il sçait écrire joliment !
Vous avez fait, mon pauvre Ariste,
Vers la raison un prompt retour ;
Et vous êtes bon Casuiste
Dans le plut violent amour.
Ce que je trouve d’admirable
C’est que dans une occasion
Qui rend fou le plus raisonnable,
Vous vainquez votre passion.
A la Nature rendons grace
D’avoir fait nos cœurs à rebours,
Et que l’un soit rempli de glace
Dès que l’autre est rempli d’amour.
Tandis que j’étois vertueuse,
Vous vouliez être vicieux ;
Dès que je parois vicieuse,
Vous voilà d’abord vertueux.
Convenez-en, Berger fidelle,
Ma bonté vous attrapa bien,
Et je vous parus bien cruelle,
Quand je ne vous refusai rien.
Le moyen de vous satisfaire :
Vous pestiez contre mes rigueurs,
[166] Et quand je deviens debonnaire,
Vous enragez de mes faveurs.
N’enragez plus ; à la Sagesse
Recourez enfin tout-à-fait,
Et je bénirai ma foiblesse,
D’avoir causé ce bon effet,
Ou si près d’une autre Maîtresse
Vous voulez encor coqueter,
Qu’elle vous signe une promesse.
De ne jamais vous bien traiter.
Si ma raison toûjours fidelle,
Dans ce besoin me planta-là ;
Tout autant sur vous que sur elle,
Avec droit elle se fia.
Peut-être un peu trop fanfaronne,
Elle croit tels écarts permis ;
Faut-il qu’on se précautionne
Contre de foibles ennemis ?
Mais je gage bien que Clitandre,
Ce grand Fils dont on ne dit rien,
N’auroit jamais pû me surprendre,
Sans ma Houlette, sans mon Chien.
Si je raille un peu votre flamme,
Vous n’en serez pas trop fâché ;
En pareil cas chez mainte femme
En est-on quitte à ce marché.
Vous me pardonnez ma foiblesse,
C’est se conduire en esprit fort ;
Je vous passe votre sagesse,
Et c’est faire un plus grand effort. ◀Zitat/Motto ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1Dans la premiere Edtion l’Imprimeur ou le Correcteur avoit changé un grain de bons sens, dans un grand bon sens.