Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "V. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\007 (1711-1712), S. 36-44, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1651 [aufgerufen am: ].
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V. Discours.
Ebene 2► Metatextualität► Si j’ai réussi, Lecteur, à vous donner un peu de curiosité pour ce bruit que j’entendis aux Champs-Elisées1 , vous allez être satisfait tout-à-l’heure. Guidé par ces cris & ces aplaudissemens dont je vous ai parlé, ◀Metatextualität Traum► je me trouvai bien-tôt dans le Canton des Poëtes Epiques. C’est un lieu fort propre à des Ecrivains qui aiment à batre beaucoup de pays. Là, je vis un bon Vieil-[37]lard apuyé sur son bâton, comme un aveugle qu’il étoit & soutenu des deux côtez par quelques Commentateurs, qui lui servoient de lumieres, en lui faisant appercevoir un nombre infini de choses que sans eux il ne se seroit jamais avisé de remarquer. Il ne faisoit pas quatre pas, le bon-homme, qu’il ne marquât par quelque signe de tête fort naturel, qu’il avoit grande envie de dormir ; & par cette démarche particuliere il faisoit bâiller toute la multitude qui l’environnoit : mais tout en bâillant ils ne laissoient pas de crier comme des enragez. O l’habile homme ! le Divin Poëte ! l’incomparable Auteur ! le Génie merveilleux ! l’admirable Philosophe ! le sublime Orateur ! Enfin, il n’y a sorte de titre qui ne fût prodigué à l’illustre, à l’immortel Homere.
Ce pauvre Vieillard vous auroit fait pitié, si vous aviez vû combien il étoit honteux de l’excès de sa gloire. En vain il vouloit se dérober à la troupe importune qui l’environnoit ; ces maudits Commentateurs n’étoient pas gens à lâcher prise ; ils forçoient toûjours le modeste Homére à rougir des hommages qu’il ne croyoit pas mériter. Semblable à Sofie, il se tâtoit de tems en tems pour sçavoir s’il étoit bien lui-même, & à peine pouvoit-il comprendre comment son voyage aux Enfers avoit pû faire un si prodigieux changement dans sa réputation. Avoüons qu’il n’avoit pas tort. Fremdportrait► Pendant sa vie toute [38] sa gloire avoit consisté à être le premier Chantre des Pont-neufs de la Gréce, & il n’avoit jamais considéré la Poësie que comme son gagne-pain, dont encore il vivoit très-maigrement. ◀Fremdportrait Il est étonnant que ces Grecs, qui n’avoient pas voulu accorder à Homere un petit coin dans quelque Hôpital, pour y finir les courses de sa Muse ambulante, lui ayent accordé des honneurs. Divins après sa mort, qu’ils ayent sçu réduire toute la postérité à n’oser pas être d’un sentiment contraire au leur. Je faisois à-peu-près ces réfléxions, en compâtissant au malheur de ce bon-homme, quand fatigué par les importunitez de ses admirateurs, il se prépara à chanter quelqu’une de ses éternelles Chansons : éternelles, dis-je, car il y aura toûjours des Pédans & des Colléges.
Il cracha & toussa en Vieillard & en Musicien, & ayant satisfait en ces deux quantez, à ces devoirs indispensables, voici comme il débuta.
Ebene 3► Zitat/Motto► Muse raconte-moi de l’intrepide Achille
L’impétueuse humeur, l’opiniâtre bile,
Qui peuplant les
Enfers des plus vaillans Héros,
Livra leur corps en proye à la
faim de oiseaux.
La volonté des Dieux causa son fier
délire ;
Si tu ne le sçais pas, je veux bien te le dire.2
◀Zitat/Motto
◀Ebene 3
[39] A ces mots il fit une pause, en bâillant d’une maniere à faire naître l’envie de dormir à l’Insomnie même, & par-là il me donna le tems de percer le cercle attentif qu’on formoit autour de lui. Dès que je l’eus joint ; de grace, lui dis-je, inimitable Homere, dites-moi, pourquoi voulez-vous informer de la cause de cette Guerre une Déesse qui ne doit rien ignorer, & que vous priez même de vous dicter tout ce que vous avez à nous chanter de merveilleux ? Quelque mystérieuse beauté, sans doute, est cachée aux yeux vulgaires, sous cette apparence de ridicule. Ce n’est pas moi qu’il faut interroger là-dessus, me répondit-il, du ton du monde le plus naïf ; demandez à ces Messieurs, ils vous feront bien voir que j’ai eu mes raisons pour dire ce que j’ai dit.
Ces Messieurs n’étoient pas si débonnaires que l’illustre aveugle qu’ils conduisoient ; ils trouverent de la derniere insolence la liberté que j’avois prise de lui demander quelque éclaircissement, & se mirent à me prodiguer plus d’injures que n’en dit le vaillant Achille à l’équitable Agamemnon, dans le premier Livre d’Iliade. Qu’y pouvois-je répondre, moi qui graces à Dieu, ne suis ni Héros de l’antiquité, ni Commentateur, ni Régent de Collége, ni Harangére ? Pour toute vengeance je leur appliquai quelques Vers de Boileau, après les avoir parodiez tant bien que mal dans cette maniere ci.
[40] Zitat/Motto► Qui n’aime pas Homére est infidèle au Roi,
Et, selon vous, il n’a ni Dieu, ni Foi, ni Loi. ◀Zitat/Motto
Alors Boileau voyant que je me servois de ses armes pour répousser les insultes des Défenseurs du Divin Homére, marcha contre moi d’un air fier, & se promit bien de m’accabler sous cette terrible Epigramme :
Zitat/Motto► « Pour quelque vain discours sottement avancé
Contre Homére, Platon, Ciceron, ou
Virgile,
Caligula partout fut traité
d’Insensé,
Néron de furieux, Hadrien
d’imbécile ;
Vous donc qui dans la même erreur,
Avec plus
d’ignorance & non moins du fureur,
Attaquez ces Héros de la
Gréce, & de Rome,
Damon, fussiez-vous
Empereur,
Comment voulez-vous qu’on vous nomme ? » ◀Zitat/Motto
Je ne sçai si l’air qu’on respire dans cette bienheureuse demeure, est mêlé d’exhalaisons Poëtiques, ou bien si
Zitat/Motto► La colere suffit & vaut un Apollon. ◀Zitat/Motto
Tant y a que je n’eus nulle peine à répondre à cette Epigramme, par une autre qui peut-être n’est pas moins extravagante ; la voici :
Zitat/Motto► Pour avoir mis l’Opinion
A la place de la Raison,
[41]
Claude eut le nom d’un Tyran en délire ;
De Barbare
on traita Néron ;
Tibere fut nommé la Peste de
l’Empire ;
Son Successeur infâme, un monstre de
fureur ;
Domitien, l’horreur de Rome ;
Boileau,
fussiez-vous Empereur,
Comment voulez-vous qu’on vous nomme ?
◀Zitat/Motto
Pour le coup je fus bienheureux de n’avoir à faire qu’à des ombres, dont la fureur étoit aussi peu à craindre que mal fondée ; sans cela j’eusse indubitablement succombé sous le nombre de tant de mains modernicides qui furent levées sur moi dans le même instant. La burlesque colere de ces ombres Poëtiques me fit plus de plaisir que de peur, & le dépit qu’ils en eurent, me vengea de leur sotte rage, & les éloigna de moi au plus vîte. De toute la bande il ne resta que Virgile & Lucain, qui avoient disputé ensemble avec tant d’animosité, qu’ils n’avoient rien entendu du bruit qu’avoient fait leurs Compagnons de Poësie. Le sujet de leur querelle comme on s’imagine assez, étoit l’estime que chacun faisoit de ses Ouvrages au mépris de ceux de l’autre.
Ils étoient tous deux si persuadez de leurs sentimens, & leur vanité leur donnoit des transports si violens, que l’un en perdoit son sang froid naturel, & l’autre sa gravité Espagnole. Leur dispute n’étant [42] pas encore prête à finir, je me mis à les écouter : mais comme le Dialogue de ces deux Morts étoit assez étendu, ◀Traum Metatextualität► je vous le garde, Ami Lecteur, pour une autre fois. Je ne serois pas mal encore d’interrompre ici mon songe qui pourroit devenir ennuyeux, & de m’éveiller pour un peu de tems ; quitte à reprendre le fil de ma narration une autre fois, si je remarque qu’elle n’a pas déplu, & résolu de ne pas rêver de ma vie, si je vois que les découvertes que j’ai faites dans l’autre mondé n’ont pas les mêmes charmes pour le Public que pour moi. ◀Metatextualität
J’apris il y a quelque tems, qu’en Angleterre on alloit mettre une Taxe sur chaque Livre qui devoit voir le jour, & qu’ainsi on ne seroit plus Auteurs dans ce Païs-là, qu’en le payant bien. Mon imagination, charmée de tout ce qui peut modérer la fureur d’écrire, approuva d’abord cet expédient, comme utile à l’Angleterre, autant qu’à la République des Lettres : mais ma raison ne fut pas de cet avis-là, & je compris bien que cette Taxe feroit mourir de Faim les bons Auteurs pauvres, & vendroit aux mauvais Auteurs opulens le droit d’écrire des sottises. En verité ce droit est commun à tous les hommes, & on ne sçauroit sans injustice en faire un Privilege particulier pour les riches. Il est permis, & très-permis, d’être méchant Ecrivain, à [43] quiconque le veut ; & je me veux du mal d’avoir combattu cette These dans mon premier Discours.
Je me rétracte, Messieurs les Auteurs, vous faites fort bien de faire de mauvais Livres ; donnez-vous-en au cœur joye ; fournissez la carriere qui vous est ouverte ; allez du Libraire chez l’Epicier, & là allez dans la cuisine, charmer quelque Bel-Esprit Marmiton, & fournir à sa tendresse des armes sûres contre les rigueurs d’une aimable Sous-Cuisiniere. Il ne manquera pas de vous avoir obligation du succès des fleurettes qu’il aura puisées dans vos Ouvrages. Pouvez-vous en attendre un prix plus proportionné au degré de perfection où vous sçavez les faire monter ? Oui Messieurs, remplissez votre glorieuse destinée, que le papier renchérisse sous vos mains, & que le nombre & le volume de vos Ecrits fasse peur à la Critique la plus déterminée. Aussi-bien un esprit un peu raisonnable ne peut se résoudre facilement à courir la carriere épineuse du Bel-Esprit. Quelle récompense peut-il attendre de ses veilles laborieuses ? Ce n’est pas la fortune au moins.
Zitat/Motto► « Ménard qui fit des Vers si bons,
Eut des Lauriers pour récompense :
O Siécle maudit !
Quand j’y pense ;
On en donne autant aux jambons. » ◀Zitat/Motto
[44] La gloire seule peut tenter un honnête-homme à entrer dans cette lice, & le plaisir de passer pour un excellent génie est sans doute un plaisir délicat. Mais est-il bien facile de jouïr de cette volupté flateuse ? Hélas non ! Trouvez une pensée neuve & brillante , où la justesse & la vivacité unies ensemble ayent tout le mérite de la rareté ; fatiguez votre esprit pour y donner un tour heureux, & pour l’exprimer par des termes propres & bien choisis ; après l’avoir vingt fois refonduë, faites-en un endroit merveilleux, & qu’alors votre vanité se baigne dans la beauté de votre génie. Cette satisfaction sera bien la seule que vous tirerez d’un travail si pénible ; les Sots ne remarqueront pas seulement que cette pensée a plus de beauté qu’une autre. Un fou décisif la trouvera commune s’il l’entend, & obscure si elle échappe à sa mince intelligence. Un Bel-Esprit l’appellera un vol fait à quelque Ancien ; ou négligent ce que vous y aurez mis d’Art & de Génie, il y trouvera des finesses où vous n’aurez seulement pas songé. Enfin, pour vous dédommager de tant de mortifications, un bon Esprit, un Esprit juste, qui se trouve si rarement, reconnoîtra, par un voilà qui est bien joli, le mérite d’un endroit qui vous a tant fait suer. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1