Zitiervorschlag: Justus Van Effen (Hrsg.): "IV. Discours", in: Le Misantrope, Vol.1\006 (1711-1712), S. 25-36, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1650 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

IV. Discours.

Ebene 2► De grace, Mr. le Libraire, si vous souhaitez que mon petit Ouvrage réüssisse, ayez un peu l’œil sur l’impression : & si par une fatalité chagrinante, il faut que deux ou trois fautes se glissent dans une demi-feuille, du moins qu’elles ne soient pas si grossieres qu’un esprit commun n’y puisse supléer. Ma bile s’échauffe, quand je vois un sens entierement renversé par le changement de quelques Lettres, & quand un endroit que tous mes Amis avoient trouvé joli dans ma Copie, est devenu un galimatias insuportable par l’inéxactitude ou l’ignorance d’un [26] Imprimeur. Entendez-vous ce que veut dire cette Période, vers le milieu de la seconde page, du premier 1 Misantrope : Je n’irai pas imitateur de sa frénésie, féliciter un Alcibiade moderne de services que je vois croître tous les jours pour la perte de sa Patrie ? Pour moi je ne l’entens pas ; & si un autre étoit Auteur de cette Piéce, j’aurois bien de la peine à m’imaginer qu’il y eût dans sa Copie, de ses vices que je vois croître pour la perte de sa Patrie.

Cette inattention crie vangeance, & ne peut que mortifier extrêmement un Auteur, tendre pere de ses productions, qu’il voit estropier cruellement, par les mains d’un boureau d’Imprimeur. Vous avez bien entendu parler, Monsieur, d’un Poëte de l’Antiquité, qui pour se vanger d’un Potier qui avoit écorché ses Vers, mit en piéces un grand nombre de Vases de celui dont sa Muse avoit été si mal traitée ; & qui crut être en droit de gâter l’Ouvrage de celui qui avoit défiguré le sien. J’ai bien envie d’imiter cet acte de justice ; & si jamais j’entre dans la boutique de l’auteur de mon chagrin, je pourrois bien y faire un desordre, dont il ne pendroit pas facilement le souvenir. Mais le pauvre homme n’en peut mais, peut-être, & ceci m’a assez la mine d’être un vrai [27] tour de Correcteur, qui aura voulu faire le Bel-Esprit aux dépens de mon bonsens. Je sçai que parmi ceux qui s’adonnent à cette profession ennuyeuse & stérile, il se trouve des personnes d’un mérite distingué, & dont le génie seroit digne d’une toute autre destinée. Peut-être bien que celui se mêle de mon Ouvrage est de ce nombre, malgré la bévue en question ; mais en général ces Messieurs sont nez pour chagriner les Auteurs, & pour gâter leurs Ouvrages. Un Etymologiste me soûtint un jour, qu’on ne les appelle point Correcteurs à cause du soin qu’ils ont de corriger les Livres ; mais à cause de leur aplication à corriger les Ecrivains de l’envie de se faire imprimer. Je ne manquai point d’aplaudir à cette espece de bon mot, & en sa faveur je passai à mon Sçavant un bon nombre de folies, qu’il se trouve obligé, en conscience, de me débiter en qualité d’Etymologiste.

Zitat/Motto► Pour humilier les Auteurs,

Le Dieu du Parnasse en colere
A sçu leur rendre nécessaire
Le dangereux secours d’ignorants Correcteurs. ◀Zitat/Motto

Se souvenir que Timon, ce fameux Misantrope d’Athenes, dit un jour à l’aimable & vicieux Alcibiade, en l’embrassant : Courage, mon Fils, vous allez un jour causer [28] bien du mal à ce Peuple ; c’est chercher les choses trop loin.

Plutarque & d’autres Auteurs ont donné à Alcibiade une place parmi les Grands-Hommes. Attribuër des vices à un Héros de cette réputation-là ! cela ne se peut point : mettons services ; il faut bien que ce soit-là le sens de l’Auteur, & qu’il n’en soit plus parlé.

Voilà la maniere de raisonner de la plûpart des Correcteurs ; & c’est ainsi qu’on fait des vices de notre Alcibiade, des services, qu’on voit croître pour la perte de sa Patrie. Juste Ciel ! si un pareil endroit se trouvoit dans Homére, dans Hesiode ou dans Horace ; qu’il vous coûteroit des peines & des sueurs, Messieurs les Sçavans ! La belle occasion de feuilleter un nombre infini d’Auteurs, & de débiter heureusement tout le fatras que vous pourriez contraindre de venir à propos à ce passage obscur ! Le vaste champ que ce seroit pour faire les habiles Critiques, pour changer les points & les virgules, pour retrancher un mot & pour en mettre un autre à la place ! Le beau sujet d’entretenir parmi vous des haines aussi-bien fondées que les vôtres ! Et la digne matiere des injures sçavantes, dans lesquelles votre bile s’évapore d’ordinaire avec tant de justice ! Je croi même qu’il y en auroit parmi vous qui trouveroient du sacrilége à vouloir changer quelque chose au Texte, & qui s’obsti-[29]nant à y trouver un sens, y en trouveroient aussi. Faisons une petite suposition ; cet endroit obscur se trouve dans Aristophane, page tant d’une telle Comédie ; ce Passage est charmant sans contredit, & sous une obscurité aparente, un Sçavant familiarisé avec le stile des Anciens, y découvre une pensée vraye & juste qui frape d’autant plus qu’elle se dérobe d’abord à l’esprit, sous un déhors de fausseté. Ramassez tout ce que les Historiens ont dit d’Alcibiade, vous verrez que les services qu’il a rendu à sa Patrie en ont véritablement causé les plus grands malheurs. Lorsqu’il s’agissoit de conquérir la Sicile, n’est-ce pas lui qui par ses soins infatigables arma une flotte la plus belle que jamais la République eût mise en mer ? Et l’Armée qu’il y embarquoit n’étoit-elle pas capable d’exécuter les plus épineuses entreprises ? Qu’arrive-t-il ? Les Athéniens fiers de ces forces, donnent tête baissée dans cette expédition & la mauvaise réüssite de leur descente en Sicile, pense causer la ruine entiere de l’Etat le plus florissant de la Grece.

Ce même Général rapellé de son banissement, attaque les Lacédémoniens, & remporte Victoire sur Victoire ; cependant bienloin que ses Concitoyens en tirassent quelque avantage, leurs Chefs & leurs Soldats enflez d’orgeuil, s’endorment dans une fatale sécurité. Lysandre profitant de leur indo-[30]lence, surprend leur Flotte & se rend maître d’Athênes même. Il est donc très-vrai de dire, que les services d’Alcibiade ne faisoient que croître tous les jours pour la perte de sa Patrie. Voilà comment tout est forcé d’être excellent, dans un Ecrivain d’une réputation établie, & comme souvent il auroit moins de gloire, s’il étoit exprimé avec précision, ou si ses Copistes avoient été exacts.

S’il faloit de nécessité des transitions pour lier les matieres d’une Ouvrage comme celui-ci, je pourrois dire que les Amans ont pour les objets de leur tendresse la même indulgence que les Sçavans ont pour un Auteur ancien ; tout est beau dans une Maîtresse, & ses imperfections se cachent sous le voile des perfections ausquelles elles ont quelque raport.

Zitat/Motto► « Le Salope sur soi de peu d’atraits chargée,

Est mise sous le nom de beauté négligée,
La Grosse est dans son port pleine de Majesté,
La Maigre a de la taille & de la liberté,
La Pâle est aux Jasmins en blancheur comparable.
La Noire à faire peur, une Brune adorable.
La Géante paroît une Déesse aux yeux,
La Naine un abregé des merveilles des Cieux ;
L’orgueilleuse a le cœur digne d’une Couronne ;
[31] La Fourbe a de l’esprit ; la Sorte est toute bonne.
La trop grande Parleuse est d’agréable humeur,
Et la Muette garde une honnête pudeur.
C’est ainsi qu’un Amant dont l’ardeur est extrême,
Aime jusqu’aux défauts des Personnes qu’il aime. » ◀Zitat/Motto

Les Dames ne sont pas moins aveugles à l’égard de leurs Adorateurs, qui ont trouvé le secret de leur plaire par quelque bonne qualité, & quelquefois par une mauvaise.

Zitat/Motto► De fades complimens Alcidas nous assomme,

Au gré de sa Philis c’est un fort galant Homme,
L’emportement d’Arcas & sa farouche humeur
Est dans l’Isméne une noble Candeur.
La noire Hypocrisie a le nom de prudence ;
On donne au vain babil le titre d’Eloquence-
On nomme généreux les sentimens altiers,
L’insolent Petit-Maître a les airs cavaliers ;
Le Prodigue indiscret a l’ame libérale ;
L’impertinent Boufon est d’humeur joviale ;
L’Adulateur infame est un homme poli,
L’éfronté Patineur aime le badinage ;
L’Etourdi devint vif ; le Niais devient sage.
[32] Enfin si les attraits sont cause de l'Amour,
L'Amour fait prodiguer des charmes à son tour. ◀Zitat/Motto

Je doute pourtant si ce qui plaît dans les hommes, paroît aussi aimable au beau Sexe, que ce qui charme dans les Dames est touchant pour nous. Qu'une femme, pour qui même nous ne sentons rien de tendre, ait quelque chose de fort aimable qui nous frape d'abord, tous ses défauts, pourvû qu’ils ne soient pas essenciels, se mettront abord à l'abri de cette qualité aimable ; on ne les voit plus, ou dumoins on les excuse.

Zitat/Motto► Iris, dont mille Amans adorent les beautez,

Chante sans voix & sans cadence ;
Chantez pourtant, aimable Iris, chantez,
Votre Beauté sauve la dissonance. ◀Zitat/Motto

L’esprit surtout est quelque chose d’infiniment touchant dans les femmes ; elles l’ont souvent d’un tour si délicat, si naturel, si aisé, qu’on chercheroit en vain chez les hommes quelque chose qui en aprochât.

Zitat/Motto► Climéne, quand je vous regarde

Vous ne m’inspirez point d’ardeur ;
Mais vous parlez, quel danger pour mon cœur !
Climéne votre esprit vous farde. ◀Zitat/Motto

On peut dire au pié de la Lettre, que les charmes de la conversation d’une femme répandent quelque agrément sur son visage.

[33] L’air spirituel est déjà une beauté des plus touchantes, cet air m’a souvent causé une agréable illusion, & mes yeux, en cela les dupes de mon esprit, ont trouvé quelquefois l’œil d’une femme plus grand, & sa bouche plus petite, à mesure qu’elle me parloit.

On voit encore souvent dans le Sexe une certaine naïveté qui devient incomparable, accompagné d’un air de jeunesse.

Zitat/Motto► Par vos apas personne n’est tenté,

Votre esprit n’a pas trop de charmes ;
Cependant dans mon cœur vous causez des alarmes,
Votre aimable naïveté
Vaut bien l’esprit & la Beauté. ◀Zitat/Motto

Quelquefois pour rendre un homme amoureux à la folie, il suffit qu’une femme lui marque adroitement qu’elle le trouve aimable, & qu’elle le prévienne par certaines manieres obligeantes, dans lesquelles la tendresse paroît s’échaper à vertu austére. Rien n’est plus capable de nous charmer que ce qui nous donne sujet de nous estimer, de nous aimer davantage ; & rien n’est aussi propre à causer cet effet, que la satisfaction d’inspirer de l’amour à une personne sage, & qui paroît peu susceptible de cette passion.

[34] Zitat/Motto► Dorinde autrefois si sévére,

A qui rien ne plaisoit, change aujourd’hui d’humeur ;
Elle m’admire en tout ; j’ai sçu toucher son cœur ;
Si je lui plais, peut-elle me déplaire ? ◀Zitat/Motto

Mais une femme sçavante pourroit-elle toucher un homme raisonnable ? Ce Problême vaut bien la peine qu’on le résolve. Moliére dans ses Femmes Sçavantes, donne aux admiratrices de Trissotin une double dose de ridicule ; l’ostentation d’un Sçavoir pédantesque, & l’affectation d’un Bel-Esprit précieux & destitué de goût. Chacun de ces défauts à part est capable de gâter tout le mérite d’un homme, & a plus forte raison celui d’une femme. Un tour d’esprit aisé & naturel est plus particulierement le caractere de son sexe que du nôtre ; & par conséquent elle sort de son naturel, plus que nous, par la Pédanterie & par les discours qui sentent le Cabinet. Il y a déjà long-tems que toute l’Europe, dont les judicieuses plaisanteries de Moliére ont entraîné les sufrages, a prononcé une Sentence décisive contre ces Sçavantes précieuses. Si l’on en veut croire le bon-sens, le Public n’aura pas plus de peine à décider en faveur de celles qui sont Sçavantes comme il faut l’être.

Le beau Sexe a une Raison, peut-on le [35] blâmer de la cultiver, d’y puiser une vertu, qui par-là n’est plus une espece de passion, un effet du tempéramment ; mais le fruit d’une sérieuse réfléxion sur ses devoirs ? Les femmes ont une mémoire ; sont-elles mal de remplacer, par des connoissances aussi utiles que curieuses, un nombre infini de bagatelles qui l’occupent d’ordinaire ?

Il n’est pas nécessaire justement qu’une femme fasse des Commentaires sur Anacreon & sur Pindare ; je la dispense de citer les Peres, elle peut se passer de parler toûjours Scudery, Racine & la Bruyere ; mais je ne vois pas qu’étant faite pour plaire, elle ait besoin de l’ignorance pour remplir sa destinée, & qu’elle soit obligée à cacher comme un crime la supériorité de son génie. Cette Loi que les hommes lui imposent, du haut de leur authorité, est extravagante ; & la raison ne veut jamais qu’on se fasse une honte d’une chose louable. Il suffit qu’une Sçavante raisonnable en agisse comme un Sçavant modeste, qui ne se pare pas mal-à-propos de ses lumieres, & qui ne se cache pas non-plus, quand il peut les faire briller sans affectation. Je conclus donc, qu’une raison épurée, un esprit cultivé, une mémoire plûtôt enrichie que chargée par la lecture, doivent de nécessité contribuer au mérite du Sexe. Madame Deshoulieres, qui sans contredit, a été un des plus Beaux-Esprits de [36] son siécle, n’en avoit pas un mérite moins touchant : Au contraire, si une Dame de son caractere étoit capable de me donner des marques de sa tendresse, par des sentiment <sic> délicats , exprimez avec tout le naturel imaginable, en dépit, de ma Misantropie & de mon âge, je deviendrois bien-tôt aussi galant que le spirituel Duc de St. Aignan, & comme lui je dirois avec plaisir à cette seconde Deshoulieres :

Zitat/Motto► « Si ma personne à tendresse n’invite,

Mes sens dumoins ne sont point rafroidis
Par aucuns maux mon humeur n’est bourruë ;
Et peu m’en chaut, si j’ai tête chenuë ;
Car j’aime encore comme on aimoit jadis. » ◀Zitat/Motto ◀Ebene 2 ◀Ebene 1

1De la premiere Edition; cela a été redressé dans celle-ci, pag. 2.