Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "LXVIII. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.6\068 (1726), S. 431-436, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1639 [aufgerufen am: ].


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LXVIII. Discours

Zitat/Motto► Cætera de genere hoc (adeo sunt multa) loquacem
Delassare valent Fabium.

Hor. Lib. I. Sat. I. 13.

Il y a tant d’exemples de cette nature, que Fabius, ce grand parleur, pourroit même se lasser enfin de les raporter tous. ◀Zitat/Motto

Metatextualität► Le Caractére de deux Causeurs impitoїables & d’un Savant modeste. ◀Metatextualität

Ebene 2► C’est une des plus agreables Meditations qu’il y ait pour un Homme de bon sens, de reflechir sur tout ce qui se dit dans les diférentes Societez de ceux qui conversent ensemble, sur toutes les rapsodies qu’ils y debitent, & sur les manieres étranges de quelques-uns. C’est ce qui m’engage à frequenter certaines petites Coteries, dont chacun des Membres me plairoit en particulier. J’y goûte, de tems en tems, un plaisir très-vif à observer une exacte neutralité, à éplucher les Discours de ceux qui s’y entretiennent, & à en former un dialogue suivi. Pour en venir à bout, j’écris le Rôle de chacun, à peu près comme font les Acteurs des Pieces de Théatre ; je lui rends sa quote part d’Idées, avec les propres termes dont il s’est servi pour les exprimer ; & alors je suis mieux [432] en état de juger à quelle Société chacun d’eux seroit propre.

Je me divertirai quelque jour à tracer une Speculation dans ce goût-là, & à comparer ensemble les Caractéres opposez du Prodigue & de l’Avare, du Gazetier & du Nouveliste, du Damoiseau & du Mal-propre, du parfait Courtisan & du veritable Bourgeois, du Savant & du Pédant. Je les rengerai en autant de Colomnes opposées, qui se donneront du relief l’une à l’autre, & je ne doute pas que mes Lecteurs ne se plaisent à voir un si merveilleux contraste.

Pour les regaler aujourd’hui, je leur dépeindrai trois Messieurs, dans la Compagnie desquels je me suis trouvé par hasard, en dernier lieu. Ils se piquent tous trois d’exceller en toute sorte de Litterature ; & quoi qu’ils tendent tous au même but, chacun a pris une route diferente pour y arriver, suivant que le Discernement ou l’Imagination leur a servi de Guide.

Fremdportrait► Le premier est Mr. de Cadencieux, qui ne dit pas grand chose, & qui, avec tout cela, dit trop, lors même qu’il ne dit presque rien. Aussitôt qu’il ouvre la bouche, vous devez en attendre quelque Période arrondie, ou quelque Sentence for-[433]melle qui ne cache que peu de sens ; mais qui abonde en Tropes, en Figures, en termes empoulez & superflus. On diroit que cet Homme est tout Oreilles, & qu’il se plait à des Notes sonores qu’il prononce avec beaucoup d’emphase. Il ressemble à ces Joueurs de Violon qui s’escriment dans nos Ruës, & qui paroissent extasiez à l’ouïe de leurs faux tons ; ni plus ni moins que le feroit un Connoisseur habile & delicat à l’ouïe des hardis coups d’Archet de l’inimitable Corelli. Il ne dit rien qu’en Stile figuré, & d’ailleurs, il est si profond, qu’il m’est impossible d’entendre ce qu’il veut dire, quoi que je passe pour un très habile Homme. Si j’étois un Ignorant, j’aurois pû tirer un grand avantage d’avoir entendu raisonner. Mr. de Cadencieux, parce que malgré ma Curiosité naturelle, qui me porte à la recherche de toutes les Sciences, il m’auroit guéri de la demangeaison de parvenir à celle qu’il fait consister à être inintelligible, & que je me feliciterois toûjours de parler pour me faire entendre. ◀Fremdportrait

Fremdportrait► Le second de ces illustres Personnages est Mr. de Testu, qui ne déparle point, lorsqu’il a une fois ouvert la bouche : Sa langue est dans un mouvement perpetuel, & il est impossible de l’arrêter, à moins [434] qu’on ne trouvât le secret de lui mettre un bâillon entre les dents. ◀Fremdportrait

Le troisiéme est un Homme d’esprit, bien élevé, fort modeste, & qui parle peu. La derniere fois que j’étois avec eux, il m’arriva souvent de lui adresser la parole à voix basse ; mais nous ne pûmes jamais toucher aucun petit trait de l’Histoire ancienne ou moderne, que Mr. de Cadencieux, qui étoit aux écoutes, ne l’entrouît, & qu’après des éforts de meditation, ou plutôt d’imagination, il ne vint à la traverse, pour nous débiter son sentiment en termes figurez, qui ne nous donnoient pas moins de peine à entendre qu’il en avoit eu à les concevoir. Ensuite Mr. de Testu revint à la charge, & terrassa, par des volées d’impertinences, tout ce qui s’étoit dit de sensé. A l’ouïe du seul mot de Rhetorique, Mr. de Cadencieux nous donna le Caractére de Ciceron, c’est-à-dire qu’il se depeignit lui même sous les couleurs les plus vives.

Zitat/Motto► Oh, dit-il, pour ce qui regarde l’Orateur Romain, ses Sentences sont mellistues, sa Diction est auguste, il est tout Sublime ; il ne sermocine point à la maniere des Hommes ; il est au-dessus de l’Humanité ; ses Délinéations ne sont pas à la portée des Intellects vulgaires. ◀Zitat/Motto Aussitôt Mr. de Testu nous déchargea une au-[435]tre bordée de son Artillerie ; il nous aprit que Ciceron Zitat/Motto► étoit le meilleur Poëte & le plus grand Gouverneur qu’il y eut jamais eu dans Athenes ; que Cesar étoit le plus célebre Orateur qui eut jamais plaidé devant lui ; que de tous les Empereurs Romains le plus illustre étoit Demosthene ; qu’Antonin le Pieux étoit un Tyran, & Neron un Saint. ◀Zitat/Motto

Je priai ensuite le veritable Savant de me réciter quelque petit morceau du Dialogue en Vers qu’il avoit promis de me communiquer. Mais Mr. de Cadencieux se mit d’abord à nous débiter quelques endroits de du Bartas & de Cleaveland, & Mr. de Testu nous regala de toute la premiere Stance sur les onze mille Vierges. Je craignis même qu’il n’enfilât tout le Volume d’un bout à l’autre ; mais ils firent bien pis tous deux, puisqu’ils nous étourdirent de leurs propres Vers.

Privé du plaisir de pouvoir causer un moment avec le plus ingenieux des trois, je resolus de montrer mon Humanité, & de faire voir à ces hardis Comperes que, si l’Homme est un Animal raisonnable, il est aussi un Animal risible. De sorte que j’éclatai de rire à gorge déploїée ; ce qui eut un si heureux effet, qu’il ferma la bouche à ces Causeurs impitoїables, qui ne [436] manquerent pas de rire avec moi.

Dans cet heureux intervalle, qui nous donna le loisir de respirer un peu, je renouvellai mes instances auprès du troisiéme, & lui dit qu’il devoit nous reciter quelques Vers à son tour. Il s’en excusa de la maniere du monde la plus honête, & fit en même tems une raillerie très-delicate sur les deux autres. Je ne voudrois pas, dit-il, me trop hâter pour vous convaincre que la Poësie n’est pas mon talent. Si je devois faire le même Traité que fit l’ancien Poëte Cherilus, qui, après avoir dédié un de ses Ouvrages à Alexandre le Grand, convint avec ce Prince, qui se plaisoit quelquefois à badiner, qu’il auroit un Ecu pour chaque bon Vers, & un Soufflet pour chaque mauvais, qui se trouveroit dans tout ce Poëme, je craindrois que mes jouës ne devinssent aussi brûlantes que celles de ce malheureux, & qui ne leur en coûtât si cher, que ma bourse ne sufiroit pas pour les en dédommager. Quoi qu’il en soit, il me glissa une Copie de son Dialogue dans la main, & là-dessus nous nous séparames. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1