Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "LXIV. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.6\064 (1726), S. 400-407, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1635 [aufgerufen am: ].


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LXIV. Discours

Zitat/Motto► Ducite ab urbe domum, mea carmina, cucite Daphnim.

Virg. Ecl. VIII. 68

Courage, mes Vers, courage, amenez la belle Daphnis de la Ville dans ma Maison de Campagne. ◀Zitat/Motto

Metatextualität► Sur l’entêtement des Gentilshommes de la Campagne qui veulent paroître à la Cour & qui s’y ruinent. ◀Metatextualität

Ebene 2► Après avoir passé le tems de la Jeunesse, occupé d’ordinaire à des amusemens inutiles, qui captivent le cœur & qui aveuglent l’Entendement, & avoir ateint l’âge propre à la reflexion, j’observe en toute liberté le train de la Vie Humaine, & il me semble que je pénétre mieux les diférentes passions qui animent les Hommes. A la vûe de tous les desordres où les deux Sexes tombent par leur faute, je ne sai s’ils ne sont pas plutôt dignes de [401] mépris que de compassion ; quoiqu’au recit de quelque malheur je ne saurois non plus m’empêcher de compatir la misere des autres, qu’un Enfant ne peut s’abstenir de verser des larmes lorsqu’on le châtie.

Il faut avouer que les Folies du Siécle, ou les manieres de vivre établies aujourd’hui dans le Monde, peuvent servir de quelque excuse, du moins à l’égard de ceux qui n’ont pas les talens requis pour se conduire par des principes de spéculation. Il y en a d’autres aussi qui ne sont pas tout-à-fait blâmables, soit faute de Théorie ou de Pratique, puisqu’ils ne font que marcher sur les traces de ceux qui les ont précedez. On ne doit pas même s’étonner que des Personnes d’Esprit se laissent entraîner dans leur jeunesse, par deux Motifs aussi puissans que le sont la Coûtume & l’Inclination.

Allgemeine Erzählung► Un voïage que je fis l’Eté dernier à la Campagne, me fournit quantité de ces pensées. J’y observai plusieurs anciennes Maisons d’une structure magnifique, & d’une situation très-agréable ; les unes placées sur des Collines jouissent d’une Perspective fort étendue & variée ; les autres sont accompagnées de beaux Parcs, environnées de Pieux ou de Murailles, où l’on voit tantôt de Plaines, tantôt des [402] Bosquets. Curieux de savoir à qui ces maisons apartenoient, j’eus le chagrin d’entendre dire que la plûpart étoient abandonnées de leurs Proprietaires, qui ambitieux de briller dans notre Capitale, à l’exemple de nos Fats & de nos Damoiseaux, avoient trouvé le secret de s’y ruiner. Ceux que leurs Emplois attachent à la Cour sont obligez d’y paroitre avec quelque éclat, & leur dépense fait honneur à la Nation. Mais n’est-il pas ridicule que des Gentilshommes, qui n’y ont rien à faire, & qui ne jouïssent que d’un revenu médiocre, abandonnent l’agréable sejour de leurs Ancêtres, pour s’aller montrer à la Ville en pompeux Equipage, & y louer une maison de 3. ou 400. Livres Sterlin de rente annuelle, quoiqu’ils aient un Palais magnifique à la Campagne qui ne leur coûte pas un soû ? le malheur est qu’il y a quelques-uns de ceux-ci qui ont une grosse Famille, & que ce qui auroit dû servir à l’entretien de leurs pauvres Enfans se trouve dispersé dans les Comptes des Merciers, des Tailleurs & des Charons ; sans parler des autres suites facheuses qui naissent de leur folle vanité.

Si nous avions une Cour de Judicature, qui prit connoissance de tels désordres, avec pouvoir d’infliger des peines corpo-[403]relles à ceux qui ont Famille, & qui dépensent au-delà de leur revenu, peut-être que le châtiment & la honte remediroient à ce mal. Mais si cela est impratiquable, on ne sauroit douter qu’il n’y ait un Jour fixe, auquel il faudra que chacun rende compte de son administration, & des moindres injustices qu’il aura faites aux autres.

Pour moi, je goute un plaisir extrême à entendre l’Eloge d’un Pere de Famille, qui prend un soin tout particulier de son Domestique, qui le gouverne avec une sage économie, & dans toutes les règles de la Bienséance.

Mon ancien Ami Champagne mérite cet Eloge autant que qui que ce soit au monde, & tous ceux qui ont le bonheur de le connoitre le lui donnent avec justice. Sa Famille est composée de quatorze ou quinze Personnes ; pour se tenir occupé, il fait valoir lui-même une certaine portion de ses Terres ; il s’emploie d’ailleurs à l’avantage de son Domestique ; il a de justes égards pour ses Enfans, & il a toujours servi d’Exemple à tous ses Voisins. Au commencement du Mois de Juin dernier, je me trouvai, à une demi journée de sa Maison de Campagne, dans la même Province où elle est située, à 50 Milles de [404] Londres. Un matin qu’il faisoit beau, je montai à cheval pour l’aller voir ; mais arrivé à deux Milles en deça de sa maison, je ne pûs m’empecher de mettre pied à terre pour examiner un des plus beaux Païsages qu’il y ait au Monde. J’étois sur une Colline, au pied de laquelle coule une Riviere, dont les bords de l’un & de l’autre côté sont ornez d’Arbres de haute futaie, qui croissent sur un Pré fort uni & d’un verd charmant. L’ombre de ces Arbres donnoit à l’Eau une couleur verdâtre & enfoncée, qui se changeoit en bleu pâle en quelques endroits, où il y avoit des ouvertures qui aimettoient les Raïons du Soleil ; variété qui plaisoit à la vûe. Les Montagnes les plus éloignées, que le Soleil doroit de ses raïons, formoient à mes yeux une autre Perspective agréable. Les diferens Nuages qui paroissoient au-delà étoient si bigarrez, qu’on auroit cru voir un mélange confus de Rochers & de Plaines, de Bois & de Collines. Les Champs qui m’environnoient de toutes parts ofroient à mes yeux de nouvelles beautez par la diferente couleur dés terroirs, qui servoient, pour ainsi dire, à se donner du relief les uns aux autres. Je me senti alors une espéce de tranquilité & de calme, que je crus approcher de l’état dont nos premiers Parens jouïs-[405]soient au milieu de leur innocence & du Paradis terrestre.

A peine eus-je passé quelques minutes dans cette douce situation, que le bruit d’un Carosse, que j’entendis à quelque distance de moi, rouler doucement sur le gravier interrompit mon bonheur, & me fit tourner les yeux de ce côté-là. Tantôt je le voïois paroitre, & tantôt les Vallées me le cachoient ; mais enfin je découvris que c’étoit mon Ami, qui venoit au devant de moi.

Dès que nous fumes à portée, il me cria à haute voix que j’étois le bien-venu, & fit arrêter son Carosse, où il me pria d’entrer, pour causer ensemble le reste du chemin. Je lui obeïs, & je ne trouvai avec lui que sa plus jeune Fille, âgée d’environ seize ans, & qui me parut fort jolie. Après les civilitez reciproques, il me dit qu’ils venoient de rendre visite à un riche Fermier de leurs voisins, avec lequel il avoit conclu de donner cette jeune Demoiselle en mariage à son Fils aîné, tout nouvellement revenu de l’Académie, où il avoit achevé ses Etudes, & s’étoit mis en état de remplir dignement un bon Bénefice que son Pere lui avoit procuré. Pendant qu’il faisoit ce recit, je ne pûs m’empêcher de jetter les yeux sur cette aimable Demoiselle, [406] qui en paroissoit toute honteuse ; & quoique son embarras me fit quelque peine, je pris beaucoup de plaisir à observer les petits tours qu’elle mettoit en usage pour interrompre la narration, laissant tomber à diverses reprises tantôt un de ses Gans, tantôt sa Tabatiere & une autre fois son Eventail. Malgré toutes ces ruses, mon Ami ne discontinua point, & il eut la bonté de me dire que j’étois venu fort à propos pour honorer de ma présence les Nôces de ses trois Filles. Ebene 3► Dialog► Mon aînée, ajouta-t-il, est déja fiancée à un honête Chevalier, & la Cérémonie s’en doit faire demain. Pour la seconde, je lui ai destiné un Epoux, dont le Pere n’est à la vérité qu’un simple Bourgeois de Kent qui fait valoir ses Terres ; mais qui a mis son Fils en état de constituer un bon Douaire à ma Fille. D’ailleurs, nous sommes convenus de toutes parts, que les Mariages se célébreront suivant l’ordre de leur naissance, & que la Cadette épousera neuf jours après celui de la seconde. C’est ainsi, mon cher & ancien Ami, que je me suis délivré en quelque maniere de tous mes soins temporels, puisque mes Fils sont déja mariez. Je n’ai donc plus qu’à passer le reste de mes jours en paix, & qu’à les consacrer à benir l’Auteur de mon ètre, pour toutes les faveurs dont il ma comblé jusques-ici. ◀Dialog ◀Ebene 3

Il voulut à tout prix, que je fusse le té-[407]moin du Mariage de ses trois Filles, & il n’y eut pas moyen de m’en excuser. J’admirai la conduite respectueuse & modeste de ces jeunes Demoiselles, qui me parurent toutes d’une politesse digne de la Ville, quoique sans Coqueterie, d’une innocente simplicité qui ne manquoit pas d’esprit, & d’un enjoûement conforme à toutes les regles de la Bienséance.

Quel bonheur n’est-ce pas pour cet honnête Vieillard de s’être aquité de son devoir dans tous les états de la vie ; d’avoir été un jeune Homme discret, un Ami fidéle, un agréable Epoux, un Pere tendre & prudent ! Tous ses voisins, ses Domestiques & toute la Province, lui rendent la Justice qui lui est dûё, lorsqu’ils témoignent qu’il est plein de gratitude sans peine, charitable sans affectation, & hospitalier sans orgueil. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 2 ◀Ebene 1