XXII. Discours Anonym Moralische Wochenschriften Susanna Falle Editor Michaela Fischer Editor Michael Hammer Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 15.10.2014 o:mws.2749 Anonym: Le Spectateur français ou le Socrate moderne. Tome VI. Paris: François-Guillaume l’Hermitte 1726, 139-147, Le Spectateur ou le Socrate moderne 6 022 1726 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Philosophie Filosofia Philosophy Filosofía Philosophie Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Philosophie Filosofia Philosophy Filosofía Philosophie France 2.0,46.0

XXII Discours.

Dicitis, Omnis in Imbecillitate est & Gratia & Caritas.

Cic. de Nat. Deor. L. I. c. ult.

Il faut de la foiblesse, dites-vous, pour être capable d’aimer les autres, & de leur faire du bien.

L’Amour propre & la Bienveillance sont les deux Principes qui font agir les Hommes.

On ne peut envisager l’Homme sous deux diférentes idées, ou en qualité de Créature raisonnable, ou d’un Etre propre à la Societé, qui peut se rendre heureux ou malheureux lui-même, & contribuer au bonheur ou à la misere de ceux qui lui ressemblent. En consequence de cette double capacité, le Créateur de l’Univers l’a sagement revêtu de deux Principes d’action, c’est-à-dire de l’Amour propre & de la Bienveillance, dont l’un est destiné à le rendre attentif à son Interêt particulier, & l’autre le dispose à secourir de toutes ses forces ceux qui tendent au même but. Cette idée est si conforme aux lumieres de la Raison, elle fait tant d’honneur à celui qui nous a créez, & donne un si beau relief à notre Espéce, qu’on a de la peine à concevoir qu’il y ait eu des Hommes capables de nous representer la Nature Humaine sous de tout autres couleurs, & à nous la dépeindre comme uniquement attachée à un vil & sordide interêt. Qu’est-ce qui peut les avoir engagez à nous en donner un portrait si desavantageux, & quel plaisir y ont ils pû trouver ? Croient-ils qu’ils les representent eux-mêmes aussi bien que les autres, & que la Source n’est pas moins corrompue que les ruisseaux qui en découlent ? Quoiqu’il en soit, Epicure a été un des premiers qui a parlé si noblement de l’Homme. S’il en faut croire ses Sectateurs, la Bienveillance ne vient que d’une pure foiblesse, & tous les bons Offices que les Hommes se rendent les uns aux autres ne partent que de l’Amour propre. Il faut avoüer que cela s’accorde le mieux du monde avec le reste de cette belle Philosophie, qui après avoir formé l’Homme des quatre Elemens, attribue son existence au Hasard, & fait dépendre toutes ses actions de la rencontre fortuite & de la pente inintelligible des Atomes. A la vue de ces glorieuses découvertes, leSans doute Lucrece. Poëte donne des éloges excessifs à son Heros comme si celui-ci devoit être un Génie plus qu’Humain, pour avoir tâché de faire voir que l’Homme n’est en rien au-dessus de la Bête.

C’est dans cette Ecole que Hobbes avoit apris à parler de la même maniere, si cette connoissance ne lui étoit venue plutôt de ce qu’il avoit observé dans son propre Naturel : Il lui est du moins échapé quelque part de poser comme une Regle infaillible, « Que tout Homme qui s’examine lui-même & qui considere ce qu’il fait & sur quels fondemens il agit lors qu’il pense, qu’il espere, qu’il craint, &c. verra par là quelles sont les pensées & les passions de tout autre Homme qui sera dans le même cas. » Je ne disputerai pas à Hobbes, qu’il ne connût mieux que personne qu’elle étoit son penchant ; mais, de bonne foi, je me voudrois beaucoup de mal, & j’aurois aussi peu d’amitié pour moi-même que pour tout le reste du monde, si j’étois si ennemi des autres qu’il le supose. J’ai toujours cru jusques-ici que la Bienveillance étoit naturelle au Cœur de l’Homme, & que, malgrè toutes les passions qui la croisent ou qui l’ofusquent, elle a encore quelque pouvoir sur les plus mauvais Naturels & une grande influence sur les bons. Il me semble d’ailleurs que ce qui peut en fournir une assez bonne preuve est que le plus bienfaisant de tous les Etres est celui qui possede toute sorte de perfections au suprême dégré, qui a donné l’existence à l’Univers, & qui ne sauroit manquer lui-même de ce qu’il a communiqué à ses Créatures, sans rien perdre de son pouvoir & de son bonheur.

Il est vrai que les Philosophes, dont nous venons de parler, ont fait tout ce qu’ils ont pû pour invalider cet Argument, & qu’après avoir placé les Dieux dans l’état le plus heureux que l’on puisse imaginer, ils nous les dépeignent comme aussi attachez à leur propre interêt que nous autres miserables Mortels, & qu’ils leur ôtent la conduite du Genre Humain, sous prétexte qu’ils n’ont pas besoin de nous. Mais si celui qui habite dans le Ciel n’a pas besoin de nous, il n’y a pas un seul moment auquel nous n’aïons besoin de lui ; & si la contemplation des trésors immenses de son Esprit fait ses plus cheres délices, le plus grand plaisir qu’il ait ensuite vient de ce qu’il regarde d’un œuil favorable ce nombre infini de Créatures qu’il a tirées du sein du Néant, & qui se rejouissent dans les diférens dégrès d’existence & de bonheur dont il les a revêtues. C’est en cela que consiste le véritable & glorieux Caractere de la Divinité, qui ne peut ainsi avoir crée un Etre doué de Raison & formé à son Image, sans lui avoir imprimé quelque trait d’un si aimable Atribut. En effet, quel plaisir un Esprit, dont l’amour qu’il a pour ses Créatures est aussi étendu que sa connoissance, pourroit-il goûter dans la vûe d’un Ouvrage qui lui ressembleroit si peu ? d’une Créature capable de s’entretenir avec une infinité d’Objets, & qui n’en aimeroit aucun autre qu’elle seule ? Quel raport y auroit-il entre la tête & le cœur de cette Créature, entre ses afections & son entendement ? Est-ce qu’une Societé de pareilles Créatures, qui n’auroient d’autre principe pour leur commerce mutuel que l’Amour propre, pourroit jamais fleurir ? Il est certain que la Raison obligeroit chaque Homme en particulier à rechercher le bonheur du Public comme un moïen d’obtenir & de fixer le sien ; mais si outre ce motif, il n’y avoit pas un Instinct naturel qui nous portât à souhaiter les avantages & la satisfaction des autres, l’Amour propre, malgrè toutes les raisons du monde, ne tarderoit pas à bouleverser tout, & à nous reduire dans un état de guerre & de confusion. Quelque interêt que l’Ame prenne à la santé du Corps, notre sage Créateur a trouvé qu’il étoit à propos de la faire souvenir du soin qu’elle en doit prendre, par le retour periodique de la Faim & de la Soif ; sachant bien que, si nous ne mangions & ne beuvions qu’autant & toutes les fois que de simples idées abstraites l’exigeroient, à force de raisonner, nous nous priverions bientôt de la vie.

En effet, on peut remarquer aisément que nous ne poursuivons rien avec ardeur, à moins que nous n’y soïons engagez par un espece de penchant qui prévient notre Raison, & qui, comme un poids, y entraîne l’Esprit avec quelque violence. De sorte que, pour établir, entre les Hommes, un commerce perpetuel de bons offices, leur Créateur ne pouvoit que leur donner cette génereuse inclination à la Bienveillance, si la chose étoit possible. Mais d’où viendroit l’impossibilité ? Est-ce que cette inclination croise l’Amour propre ? Leurs mouvemens sont-ils contraires ? Ils ne le sont non plus que le mouvement diurne de la Terre est opposé à son mouvement annuel, ou que son mouvement autour de son Centre, qu’on peut comparer, si l’on veut, à l’Amour propre, l’est à celui qui l’emporte autour du Centre commun du Monde, qui repond à la Bienveillance universelle. Est-ce que cette Bienveillance diminue la force de l’Amour propre, ou qu’elle porte quelque préjudice à ses interêts ? Elle en est si éloignée, quoi qu’un Principe distinct, qu’elle est très utile à l’Amour propre, & cela d’autant plus qu’elle y pense le moins.

Mais, pour venir à ce qui se voit tous les jours, la Pitié qu’on ressent à la vûe des personnes qui soufrent ou qui sont dans la misere, & le plaisir qu’on goûte de les avoir delivrées de ce malheureux état, sont une Preuve convaincante qui en vaut mille autres, qu’il n’y a une Bienveillance desinteressée. Si la Pitié devoit son origine à la reflexion qu’on fait que nous sommes tous sujets aux mêmes accidens, elle ne serviroit de rien à notre but ; mais c’est en alleguer une cause indirecte, qu’on ne sauroit admettre, parce que c’est une Passion naturelle, que les Enfans, & que les Personnes les moins capables de reflechir sur leur état, ou sur l’avenir, sentent avec le plus de force. A l’égard de la satisfaction qu’on reçoit aussitôt qu’on a rendu service à quelqu’un, ou qu’on l’a soulagé de ses peines, & qui est au pié de la lettre inexprimable, lors que le service est important & qu’il embrasse plusieurs objets, à quoi est-ce qu’on peut l’attribuer qu’au sentiment interieur que l’on a d’avoir fait une action digne de louange & qui marque une grandeur d’ame ? Au contraire, si l’on n’agit en tout ceci que par un principe de vanité & d’Amour propre, comme il n’y auroit rien de noble ni de genereux dans les Actions qui paroissent avec le plus d’éclat, aussi la Nature ne les auroit pas recompensées de ce plaisir divin ; les éloges même qu’on reçoit pour des services rendus dans des vûës d’interêt ne satisferoient pas davantage, que si l’on étoit aplaudi pour ce que l’on fait sans aucun dessein, parce que l’Amour propre trouve également son compte dans l’un & l’autre de ces deux cas. La satisfaction interieure qu’on ressent d’être un des Bienfaicteurs du Genre Humain est sans doute la plus noble recompense que l’on en puisse attendre ; & les plus interessez ne sauroient se proposer rien qui tourne tant à leur avantage, quoi que, malgré tout cela, l’Inclination soit en elle-même desinteressée. Le plaisir qu’on goûte à satisfaire la Faim & la Soif n’est pas la cause de ses Apétits ; l’un & l’autre le précedent. Il en est de même du penchant que nous avons à nous rendre utiles aux autres ; avec cette difference que celui-ci reside dans la partie intellectuelle, & qu’il peut être amelioré & gouverné par la Raison, quoi qu’il l’a precede, ou plutôt qu’il n’est une Vertu qu’autant que la Raison le guide.

C’est ainsi que j’ai soutenu la dignité de la Nature dont j’ai l’honneur de participer, &, après toutes les preuves que j’en ai fournies, je crois être en droit de conclure, malgrè le Mot de Ciceron, qui est à la tête de ce Discours, qu’il y a dans le Monde ce qu’on appelle Genérosité. Mais, si par malheur je me trompois là-dessus, je dirois volontiers, de même que cet Orateur le dit à l’égard de l’immortalité de l’Ame, que mon Erreur me fait plaisir, & qu’il seroit à souhaitter, pour l’interêt du Genre Humain, qu’il fût dans la même illusion. Du moins l’idée contraire tend naturellement à décourager l’Esprit, & à le plonger dans une bassesse fatale au noble desir qu’on a de faire du bien. D’un autre côté elle autorise les Ingrats, puis qu’elle sert à leur persuader que leurs Bienfaicteurs ont plutôt en vûe leur Amour propre que l’avantage de ceux qu’ils prétendent servir. D’ailleurs, celui qui bannit la Reconnoissance du Monde bouche, autant qu’en lui est, la source de toute Generosité. Car quoi qu’un Homme véritablement genereux n’attende aucun retour pour ses bienfaits, avec tout cela il a égard aux qualitez de la Personne qu’il oblige, & comme il n’y a rien qui rende celle-ci plus indigne d’en recevoir que son insensibilité, il ne s’empressera pas beaucoup à lui rendre de nouveaux services.

XXII Discours. Dicitis, Omnis in Imbecillitate est & Gratia & Caritas. Cic. de Nat. Deor. L. I. c. ult. Il faut de la foiblesse, dites-vous, pour être capable d’aimer les autres, & de leur faire du bien. L’Amour propre & la Bienveillance sont les deux Principes qui font agir les Hommes. On ne peut envisager l’Homme sous deux diférentes idées, ou en qualité de Créature raisonnable, ou d’un Etre propre à la Societé, qui peut se rendre heureux ou malheureux lui-même, & contribuer au bonheur ou à la misere de ceux qui lui ressemblent. En consequence de cette double capacité, le Créateur de l’Univers l’a sagement revêtu de deux Principes d’action, c’est-à-dire de l’Amour propre & de la Bienveillance, dont l’un est destiné à le rendre attentif à son Interêt particulier, & l’autre le dispose à secourir de toutes ses forces ceux qui tendent au même but. Cette idée est si conforme aux lumieres de la Raison, elle fait tant d’honneur à celui qui nous a créez, & donne un si beau relief à notre Espéce, qu’on a de la peine à concevoir qu’il y ait eu des Hommes capables de nous representer la Nature Humaine sous de tout autres couleurs, & à nous la dépeindre comme uniquement attachée à un vil & sordide interêt. Qu’est-ce qui peut les avoir engagez à nous en donner un portrait si desavantageux, & quel plaisir y ont ils pû trouver ? Croient-ils qu’ils les representent eux-mêmes aussi bien que les autres, & que la Source n’est pas moins corrompue que les ruisseaux qui en découlent ? Quoiqu’il en soit, Epicure a été un des premiers qui a parlé si noblement de l’Homme. S’il en faut croire ses Sectateurs, la Bienveillance ne vient que d’une pure foiblesse, & tous les bons Offices que les Hommes se rendent les uns aux autres ne partent que de l’Amour propre. Il faut avoüer que cela s’accorde le mieux du monde avec le reste de cette belle Philosophie, qui après avoir formé l’Homme des quatre Elemens, attribue son existence au Hasard, & fait dépendre toutes ses actions de la rencontre fortuite & de la pente inintelligible des Atomes. A la vue de ces glorieuses découvertes, leSans doute Lucrece.Poëte donne des éloges excessifs à son Heros comme si celui-ci devoit être un Génie plus qu’Humain, pour avoir tâché de faire voir que l’Homme n’est en rien au-dessus de la Bête. C’est dans cette Ecole que Hobbes avoit apris à parler de la même maniere, si cette connoissance ne lui étoit venue plutôt de ce qu’il avoit observé dans son propre Naturel : Il lui est du moins échapé quelque part de poser comme une Regle infaillible, « Que tout Homme qui s’examine lui-même & qui considere ce qu’il fait & sur quels fondemens il agit lors qu’il pense, qu’il espere, qu’il craint, &c. verra par là quelles sont les pensées & les passions de tout autre Homme qui sera dans le même cas. » Je ne disputerai pas à Hobbes, qu’il ne connût mieux que personne qu’elle étoit son penchant ; mais, de bonne foi, je me voudrois beaucoup de mal, & j’aurois aussi peu d’amitié pour moi-même que pour tout le reste du monde, si j’étois si ennemi des autres qu’il le supose. J’ai toujours cru jusques-ici que la Bienveillance étoit naturelle au Cœur de l’Homme, & que, malgrè toutes les passions qui la croisent ou qui l’ofusquent, elle a encore quelque pouvoir sur les plus mauvais Naturels & une grande influence sur les bons. Il me semble d’ailleurs que ce qui peut en fournir une assez bonne preuve est que le plus bienfaisant de tous les Etres est celui qui possede toute sorte de perfections au suprême dégré, qui a donné l’existence à l’Univers, & qui ne sauroit manquer lui-même de ce qu’il a communiqué à ses Créatures, sans rien perdre de son pouvoir & de son bonheur. Il est vrai que les Philosophes, dont nous venons de parler, ont fait tout ce qu’ils ont pû pour invalider cet Argument, & qu’après avoir placé les Dieux dans l’état le plus heureux que l’on puisse imaginer, ils nous les dépeignent comme aussi attachez à leur propre interêt que nous autres miserables Mortels, & qu’ils leur ôtent la conduite du Genre Humain, sous prétexte qu’ils n’ont pas besoin de nous. Mais si celui qui habite dans le Ciel n’a pas besoin de nous, il n’y a pas un seul moment auquel nous n’aïons besoin de lui ; & si la contemplation des trésors immenses de son Esprit fait ses plus cheres délices, le plus grand plaisir qu’il ait ensuite vient de ce qu’il regarde d’un œuil favorable ce nombre infini de Créatures qu’il a tirées du sein du Néant, & qui se rejouissent dans les diférens dégrès d’existence & de bonheur dont il les a revêtues. C’est en cela que consiste le véritable & glorieux Caractere de la Divinité, qui ne peut ainsi avoir crée un Etre doué de Raison & formé à son Image, sans lui avoir imprimé quelque trait d’un si aimable Atribut. En effet, quel plaisir un Esprit, dont l’amour qu’il a pour ses Créatures est aussi étendu que sa connoissance, pourroit-il goûter dans la vûe d’un Ouvrage qui lui ressembleroit si peu ? d’une Créature capable de s’entretenir avec une infinité d’Objets, & qui n’en aimeroit aucun autre qu’elle seule ? Quel raport y auroit-il entre la tête & le cœur de cette Créature, entre ses afections & son entendement ? Est-ce qu’une Societé de pareilles Créatures, qui n’auroient d’autre principe pour leur commerce mutuel que l’Amour propre, pourroit jamais fleurir ? Il est certain que la Raison obligeroit chaque Homme en particulier à rechercher le bonheur du Public comme un moïen d’obtenir & de fixer le sien ; mais si outre ce motif, il n’y avoit pas un Instinct naturel qui nous portât à souhaiter les avantages & la satisfaction des autres, l’Amour propre, malgrè toutes les raisons du monde, ne tarderoit pas à bouleverser tout, & à nous reduire dans un état de guerre & de confusion. Quelque interêt que l’Ame prenne à la santé du Corps, notre sage Créateur a trouvé qu’il étoit à propos de la faire souvenir du soin qu’elle en doit prendre, par le retour periodique de la Faim & de la Soif ; sachant bien que, si nous ne mangions & ne beuvions qu’autant & toutes les fois que de simples idées abstraites l’exigeroient, à force de raisonner, nous nous priverions bientôt de la vie. En effet, on peut remarquer aisément que nous ne poursuivons rien avec ardeur, à moins que nous n’y soïons engagez par un espece de penchant qui prévient notre Raison, & qui, comme un poids, y entraîne l’Esprit avec quelque violence. De sorte que, pour établir, entre les Hommes, un commerce perpetuel de bons offices, leur Créateur ne pouvoit que leur donner cette génereuse inclination à la Bienveillance, si la chose étoit possible. Mais d’où viendroit l’impossibilité ? Est-ce que cette inclination croise l’Amour propre ? Leurs mouvemens sont-ils contraires ? Ils ne le sont non plus que le mouvement diurne de la Terre est opposé à son mouvement annuel, ou que son mouvement autour de son Centre, qu’on peut comparer, si l’on veut, à l’Amour propre, l’est à celui qui l’emporte autour du Centre commun du Monde, qui repond à la Bienveillance universelle. Est-ce que cette Bienveillance diminue la force de l’Amour propre, ou qu’elle porte quelque préjudice à ses interêts ? Elle en est si éloignée, quoi qu’un Principe distinct, qu’elle est très utile à l’Amour propre, & cela d’autant plus qu’elle y pense le moins. Mais, pour venir à ce qui se voit tous les jours, la Pitié qu’on ressent à la vûe des personnes qui soufrent ou qui sont dans la misere, & le plaisir qu’on goûte de les avoir delivrées de ce malheureux état, sont une Preuve convaincante qui en vaut mille autres, qu’il n’y a une Bienveillance desinteressée. Si la Pitié devoit son origine à la reflexion qu’on fait que nous sommes tous sujets aux mêmes accidens, elle ne serviroit de rien à notre but ; mais c’est en alleguer une cause indirecte, qu’on ne sauroit admettre, parce que c’est une Passion naturelle, que les Enfans, & que les Personnes les moins capables de reflechir sur leur état, ou sur l’avenir, sentent avec le plus de force. A l’égard de la satisfaction qu’on reçoit aussitôt qu’on a rendu service à quelqu’un, ou qu’on l’a soulagé de ses peines, & qui est au pié de la lettre inexprimable, lors que le service est important & qu’il embrasse plusieurs objets, à quoi est-ce qu’on peut l’attribuer qu’au sentiment interieur que l’on a d’avoir fait une action digne de louange & qui marque une grandeur d’ame ? Au contraire, si l’on n’agit en tout ceci que par un principe de vanité & d’Amour propre, comme il n’y auroit rien de noble ni de genereux dans les Actions qui paroissent avec le plus d’éclat, aussi la Nature ne les auroit pas recompensées de ce plaisir divin ; les éloges même qu’on reçoit pour des services rendus dans des vûës d’interêt ne satisferoient pas davantage, que si l’on étoit aplaudi pour ce que l’on fait sans aucun dessein, parce que l’Amour propre trouve également son compte dans l’un & l’autre de ces deux cas. La satisfaction interieure qu’on ressent d’être un des Bienfaicteurs du Genre Humain est sans doute la plus noble recompense que l’on en puisse attendre ; & les plus interessez ne sauroient se proposer rien qui tourne tant à leur avantage, quoi que, malgré tout cela, l’Inclination soit en elle-même desinteressée. Le plaisir qu’on goûte à satisfaire la Faim & la Soif n’est pas la cause de ses Apétits ; l’un & l’autre le précedent. Il en est de même du penchant que nous avons à nous rendre utiles aux autres ; avec cette difference que celui-ci reside dans la partie intellectuelle, & qu’il peut être amelioré & gouverné par la Raison, quoi qu’il l’a precede, ou plutôt qu’il n’est une Vertu qu’autant que la Raison le guide. C’est ainsi que j’ai soutenu la dignité de la Nature dont j’ai l’honneur de participer, &, après toutes les preuves que j’en ai fournies, je crois être en droit de conclure, malgrè le Mot de Ciceron, qui est à la tête de ce Discours, qu’il y a dans le Monde ce qu’on appelle Genérosité. Mais, si par malheur je me trompois là-dessus, je dirois volontiers, de même que cet Orateur le dit à l’égard de l’immortalité de l’Ame, que mon Erreur me fait plaisir, & qu’il seroit à souhaitter, pour l’interêt du Genre Humain, qu’il fût dans la même illusion. Du moins l’idée contraire tend naturellement à décourager l’Esprit, & à le plonger dans une bassesse fatale au noble desir qu’on a de faire du bien. D’un autre côté elle autorise les Ingrats, puis qu’elle sert à leur persuader que leurs Bienfaicteurs ont plutôt en vûe leur Amour propre que l’avantage de ceux qu’ils prétendent servir. D’ailleurs, celui qui bannit la Reconnoissance du Monde bouche, autant qu’en lui est, la source de toute Generosité. Car quoi qu’un Homme véritablement genereux n’attende aucun retour pour ses bienfaits, avec tout cela il a égard aux qualitez de la Personne qu’il oblige, & comme il n’y a rien qui rende celle-ci plus indigne d’en recevoir que son insensibilité, il ne s’empressera pas beaucoup à lui rendre de nouveaux services.