Suite du même Conte Chinois.
La Lettre que je viens de
rapporter fit tant d’impression sur Hilpa, qu’elle
y répondit, en moins d’une Année, de la maniere suivante.
Hilpa, Maîtresse des Vallées,
à
Shalum, Maître du
Mont
Tirzah.
Dans la 789. Année de la
Création.
« Qu’est-ce que j’ai à démêler avec toi, ô Shalum ? Tu
louës la beauté de Hilpa ; mais n’es-tu pas amoureux en
secret de la verdure de ses Prairies ? N’es-tu pas plus touché de la
perspective de ses riantes Vallées, que tu ne le serois de la vûe de
sa personne ? Le mugissement de mes Taureaux & le bêlement de
mes Brebis forment un agréable Echo dans tes Montagnes &
produisent un doux son à tes oreilles. Quoique je me plaise à voir
tes Forêts lorsque les Zephirs en agitent les Arbres, & à sentir
l’air parfumé qui vient du mont Tirzah : qui-a-t-il en tout
ceci qui approche de la fertilité de mes Vallées ?
Je te connois, ô Shalum ; tu es le plus sage & le plus
heureux de tous les Fils des Hommes. Ton Habitation est au milieu
des Cedres ; tu connois la diversité des Terroirs, aussi bien que
les influances des Astres. & tu observe le changement des
Saisons. Une Femme peut-elle paroître aimable aux yeux d’un tel
Homme ? Ne viens pas troubler mon repos, ô Shalum ;
laisse-moi jouїr en paix de ces beaux Do-maines, qui me
sont échus en partage, & ne me sollicite point par tes discours
flateurs. Que tes Arbres s’augmentent & se multiplient à
l’infini ! Puisse-tu joindre tous les jours de nouvelles Forêts à
celles que tu possédes, & étendre leur ombre au long & au
large ! mais ne tente pas Hilpa à te faire sortir de ta
Retraite & à peupler ta Solitude. »
Les Chinois ajoutent que, peu de temps après, elle se rendit à
un Festin, auquel Shalum l’invita sur une des Montagnes
voisines ; que ce Festin dura deux années ; qu’on y consuma cinq
cent Gazelles, deux mille Autruches avec mille Tonnaux de Lait,
& que ce qui en releva sur tout la magnificence fut la grande
variété des fruits délicieux & d’excellentes herbes potageres,
en quoi il n’y avoit personne alors qui pût égaler Shalum.
Il la traita sous un Berceau qu’il avoit planté au milieu du Bocage
nommé des Rossignols. Ce Bois étoit rempli de tous les Arbres
fruitiers & de toutes les Plantes qui sont les plus agréables
aux differentes especes des Oiseaux de chant ; de sorte qu’il y
attiroit tout ce qui s’en trouvoit dans ce Païs-là & que, d’un
bout de l’année à l’autre, on y entendoit la plus douce harmonie de
chaque Saison.
II lui faisoit voir tous les jours quelque belle &
surprenante Scène dans ces vastes Forêts ; & comme il avoit
par-là toutes les occasions qu’il pouvoit souhaiter de lui ouvrir
son cœur, il réussit si bien qu’à son départ elle lui promit en
quelque maniere & lui donna sa parole qu’en moins de cinquante
ans elle lui rendroit une réponse positive.
A peine fut elle de retour dans ses Vallées, qu’elle réçut de
nouvelles propositions, & en même temps une Visite des plus
superbes de Mishpach, qui étoit un Homme
très-puissant, & qui avoit bâti une grande Ville, à laquelle il
donna son Nom. Les Edifices en étoient si solides, qu’ils pouvoient
au moins durer mille ans ; il y avoit même quelques maisons qui
étoient louées pour trois Vies ; de sorte qu’on auroit de la peine à
concevoir aujourd’hui la quantité de pierres & de bois de
charpente qui fut emploïée à leur structure. Quoiqu’il en soit,
Mishpach regala Hilpa du son
harmonieux de quelques Instrumens de Musique qui venoient d’être
inventez, & il dansa, qui plus est, en sa présence, au son du
Tabourin. D’ailleurs il lui fit présent de divers Ustenciles de fer
& de cuivre bonnes pour le Ménage, qui étoient de nouvelle
invention, & qui ser-voient aux commoditez de la
Vie. D’un autre côté Shalum devint fort inquiet
& si chagrin de ce que Hilpa avoit reçu Mishpach, qu’il ne lui écrivit plus & ne parla
plus d’elle durant une revolution entiere de Saturne ; mais lors qu’il s’apperçut que cette Entrevûe
n’aboutissoit qu’à une simple Visite, il renouvella ses instances
auprès de la Belle, qui, à ce qu’on dit, tournoit souvent les yeux
avec quelque plaisir vers le Mont Tirzah, pendant que Shalum gardoit un profond silence.
Son esprit balança une vingtaine d’années entre l’inclination qu’elle
avoit pour Shalum & son intérêt qui plaidoit
puissamment en faveur de Mishpach. Mais il arriva
un accident qui la détermina. Lorsqu’elle étoit ainsi agitée des
deux côtez, un Eclair mit le feu à une haute Tour de bois qu’il y
avoit à Mishpach, d’où il gagna si bien les Maisons, qu’en
peu de jours toute la Ville fut reduite en cendres. Mishpach resolu de la rebâtir à tout prix, sur ce
qu’il avoit épuisé tout le bois de charpente qui se trouvoit dans
son voisinage, se vit obligé d’avoir recours â Shalum, dont les Forêts avoient alors deux cent
années. II les aquit pour autant de Troupeaux de gros & de ménu
Bêtail, & une si vaste étendue de Champs & de Prairies, que
Shalum fut beaucoup plus riche que
Mishpach, & qu’il devint par-là si
agréable aux yeux de la fille de Zilpah,
qu’elle ne le refusa plus en mariage. Le jour qu’il la conduisit à
ses Montagnes, il éleva un si prodigieux Bucher de Cédres & de
toute sorte de bois odoriferant, qu’il avoit plus de 300. coudées de
hauteur : Il y jetta quantité de Myrrhe, de Spicanard, de Buissons
& de Gommes aromatiques qui venoient de ses Plantations. Ce fut
l’Holocauste que Shalum offrit le jour de ses
Epousailles : La fumée en monta jusques au Ciel, & remplit tout
le Païs de sa bonne odeur.