Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "XII. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.6\012 (1726), S. 81-86, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1487 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

XII. Discours

Zitat/Motto► Nec morti esse locum.
Virg. Georg IV. 226
Il n’y a rien de tout ce qui existe qui retombe dans le néant. ◀Zitat/Motto

Metatextualität► Contradictions, ou les Hommes tombent à l’egard de la Vie presente & de celle qui est à venir. ◀Metatextualität

Ebene 2► Dialog► Un jeune Debauché, à la vûë d’un vieux Hermite, qui alloit nud pieds, lui dit, Mon Pere, vous êtes dans un état bien triste & bien malheureux, s’il n’y a pas une autre vie après celle-ci. Cela est vrai, mon Fils, lui repliqua l’Hermite, mais quel est votre état, s’il y en a une ? ◀Dialog L’homme est une Créature destinée à deux differentes manieres d’exister, ou plutôt à deux-Vies differentes. L’une est courte & passagere ; l’autre est permanente & d’une éternelle durée. La Question est de sçavoir, Dans <sic> laquelle de ces deux Vies nous devons penser à nous rendre heureux ? Ou, pour me servir d’autres termes, si nous devons tâcher de nous assûrer les plaisirs d’une Vie incertaine, & d’une très-courte durée dans sa plus grande étenduë, ou ceux d’une Vie durable & qui ne finira jamais ? A l’ouïe de cette Question, il n’y a personne qui ne sente d’abord de quel côté il doit se déterminer. Mais quelque juste que soit notre Théorie à cet égard, il est certain que dans [82] la Pratique nous embrassons le mauvais parti. Nous travaillons pour cette Vie comme si elle ne devoit jamais finir, & pour l’autre comme si elle ne devoit jamais commencer.

Allgemeine Erzählung► Supposé qu’un Esprit d’un Ordre superieur, qui n’auroit pas la moindre connoissance de la Nature Humaine, vint par accident sur cette Terre, & qu’il en voulût examiner les Habitans ; quelle idée se feroit-il de nous ? Ne croiroit-il pas que nous sommes une espece d’Etres destinez à une tout autre fin qu’à la veritable ? Ne s’imagineroit-il pas que nous avons été mis dans ce Monde, pour y accumuler des Richesses & des Honneurs, & que notre devoir nous engage à ce pénible travail ? Que dis-je ? Ne se persuaderoit-il pas que la Pauvreté nous est défendue avec menaces d’être punis éternellement si nous y tombions, & que la recherche de tous les Plaisirs de la Vie nous est ordonnée, sous peine de la Damnation éternelle. Il jugeroit à coup sûr que nous sommes gouvernez par des Maximes tout-à-fait opposées à celles qui nous sont prescrites. Il seroit même fondé à conclure de là que nous sommes les Créatures les plus obéïssantes qu’il y ait au Monde, que nous sommes inseparablement attachez à notre Devoir, [83] & que nous avons toujours en vûë le but pour lequel Dieu nous a créez.

Mais dans quelle surprise ne tomberoit-il pas, lors qu’il sçauroit que nous ne devons rester ici-bas qu’environ soixante-dix ans, & que la plûpart même de ceux de notre Espece n’arrivent pas à cet âge ? De quel étonnement & de quelle horreur ne seroit-il pas saisi, lors qu’il apprendroit que ces Hommes, qui employent tous leurs éforts pour l’entretien d’une Vie, qui mérite à peine ce nom, doivent jouïr de l’Eternité dans un autre Monde, pour lequel ils ne font aucun préparatif ? Il n’y a rien de plus honteux à la Raison Humaine, que de voir des Etres, qui croyent cette double Existence, s’occuper sans relâche aux besoins d’une Vie de soixante-dix ans, & négliger tout ce qui en regarde une autre, qui, après des millions & des millions d’années, se renouvellera toujours ; si l’on considere sur tout que nos éforts pour obtenir des Biens, des Honneurs, ou tout autre chose en quoi nous plaçons notre Felicité, peuvent être inutiles & manquer de succès ; au lieu que, si nous travaillons avec ardeur & de bonne foi à nous rendre heureux dans une autre Vie, nous pouvons compter sûrement d’en venir à bout, & que notre esperance ne sera pas frustrée. ◀Allgemeine Erzählung

[84] Un des Scholastiques fait la Question suivante. Dialog► « Supposé, dit-il, que tout le corps de la Terre fut un vaste Globe du plus menu sable, & qu’un seul de ses grains s’aneantit de mille en mille ans. Supposé d’ailleurs qu’il fût à votre choix d’être heureux pendant tout le temps que ce prodigieux amas de sable se consumeroit ainsi d’une maniere imperceptible jusqu’à ce qu’il n’y en restât plus un grain, à condition que vous seriez malheureux ensuite pour toute l’éternité : Ou supposé que vous pûssiez être heureux pour toujours à condition que vous seriez malheureux jusqu’à ce que cette Masse de sable fût entierement anéantie sur le pied d’un grain au bout de mille années ; lequel des deux partis choisiriez-vous ? » ◀Dialog

Il faut avouer que, dans ce Cas, tant de milliers d’années paroissent à l’Imagination comme une espece d’Eternité, quoiqu’au pied de la lettre ils ne soient pas plus proportionnez à la durée qui doit les suivre, que l’Unité l’est au plus grand nombre de Chiffres que vous puissiez mettre ensemble, ou qu’un seul de ces grains de sable l’est au monceau supposé. De sorte que la Raison nous dicte, sans balancer le moins du monde, lequel des deux elle devroit choisir. Mais il pourroit bien arriver [85] que la Raison, entrainée par l’imagination, succomberoit lors qu’elle viendroit à reflechir sur la premiere partie de cette longue durée, & sur l’éloignement de la seconde qui la doit suivre. L’Esprit, dis-je, peut se laisser gagner au Bonheur présent, à cause de cela même qu’il est si proche, & d’une si longue durée. Mais lors que le choix que nous avons à faire roule actuellement sur ceci, savoir, s’il vaut mieux être heureux l’espace de soixante-dix ans, que dis-je ? peut-être de vingt ou de dix, peut-être d’un jour, ou d’une heure, & malheureux ensuite pour toute l’Eternité ? Ou s’il vaut mieux être miserable durant le cours de quelques années, & jouir à la fin d’un Bonheur éternel ? Quels termes y a-t-il qui puissent exprimer la folie & l’égarement de ceux qui font un mauvais choix en pareil cas ?

J’ai mis les choses au pis, lorsque j’ai suposé que la pratique de la Vertu rend les Hommes malheureux dans ce Monde, ce qui arrive fort rarement : Mais si nous suposons, ce qui est assez ordinaire, que la Vertu contribue plus à notre bonheur dès cette Vie que l’abandon au Vice, qui ne s’étonneroit de voir la stupidité de ceux qui sont capables de faire un choix si absurde ?

[86] Ainsi tout Homme sage ne peut qu’emploïer cette Vie à obtenir le Bonheur de celle qui est à venir, & sacrifier gaiement tous les plaisirs de quelques années a ceux de l’Eternité. ◀Ebene 2 ◀Ebene 1