Zitiervorschlag: Anonym (Hrsg.): "XLVI. Discours", in: Le Spectateur ou le Socrate moderne, Vol.5\046 (1723), S. 283-288, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter / Fischer-Pernkopf, Michaela (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1435 [aufgerufen am: ].


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XLVI. Discours

Zitat/Motto► Vera redit sacies, assimulata perit.

Petr. Satyr. Cap. 80.

1 Chacun quite son personnage,
Et bannissant la seinte, il repend son visage. ◀Zitat/Motto

Metatextualität► Sur les faux reportes qui se debitent entre les diférens Parties. ◀Metatextualität

Ebene 2► Ebene 3► Brief/Leserbrief► Mr. le Spectateur,

« Il y a bien des années que je soutiens hautement, qu’il y a trés-peu de gens qui puissent voir ou entendre, c’est-à-dire qui puissent porter au juste ce qu’ils ont vû ou entendu, soit par incapacité naturelle ou par préjugé ; deux Causes, dont l’une ou l’autre sufit pour mettre presque tout Homme qui vous parle hors d’état de vous representer les choses comme il devroit. De-là vient que j’ai résolu de ne rien croire de tout ce qu’on me dit, & que j’ai le dernier mépris pour les Hommes qui aiment à narrer. Je les apelle aussi des Raconteurs de Faits, quoi que, selon mes idées, ils passent toute leur vie à n’en raporter aucun.

Lors que le Prince Eugene étoit ici, il n’y eut pas moïen d’avoir une descrip-[284]tion exacte de sa taille ni de sa figure, jusqu’à ce que vous, Mr. le Spectateur, en eussiez rendu compte au Public. Quand on veut raporter ce qu’un autre a dit, on doit prendre garde que la force de l’Expression consiste plus dans l’air du visage, le ton de la voix, ou le geste, que dans les paroles mêmes : Celles-ci répétées d’une tout autre maniere par ceux qui ne savent pas bien discerner les choses ont un sens très-diférent de celui qu’elles avoient d’abord. J’avouë que cette Observation m’a valu beaucoup, & que j’en ai tiré un gros profit. Aussitôt que j’entendois quelqu’un narrer un Fait avec chaleur & l’apuïer sur de grandes Autoritez, je ne manquois jamais de gager tout ce qu’on vouloit que cela n’étoit pas. A la vérité, je ne fixois pas la maniere dont la choie étoit arrivée ; mais comme une chose peut arriver de cent diférentes manieres, outre celle qui subsiste déja, il y a voit quatre-vingt-dix-neuf contre un que je gagnerois. Ce n’est pas tout, j’avois si bien trouvé le secret d’échaufer mon Homme dans le sort de sa Narration, que je l’engageois insensiblement à y jetter du Merveilleux ; &, s’il avoit quelque vivacité, il alloit ensuite de lui-même jusques à l’impossible. Au reste c’est toujours ici le moment favorable, auquel on doit fixer la Gageure. Mais il y faut procéder avec une délicatesse extrême & une grande circonspection, puis [285] que sans cela on pourroit en venir à une Dispute, qu’il faudrait vuider, suivant l’ancien usage, à la pointe de l’Epée. J’ai été fort heureux dans mes paris, & j’en ai même gagne quelques-uns à ceux qui se piquent d’avoir de très-bonnes Correspondances, & à qui il en coûte bien cher pour être mal informez de ce qui se passe plûtôt que le reste du monde.

Après avoir gagné une bonne Somme en m’oposant aux bruits publics, je suis parvenu à un si haut degré d’inatention, sur tout pour ce qui regarde les raports des diférens Partis, que, lors qu’on me croit le plus occupé à les entendre, je ne sais pas un seul mot de ce qu’on dit, & que je m’entretiens de mes propres pensée, avec le plus grand calme du monde, soit qu’elles roulent sur quelque chose de sérieux ou de divertissant. Cette inatention m’est devenue nécessaire à cause d’un Acte de Parlement passé en dernier lieu, qui met tous ceux qui mentent en faveur de nos Partis à l’abri de païer leurs Gageures, & qui rend ainsi tout-à-fait inutile la peine qu’on auroit de les écouter. Cependant la Civilité oblige un honnête Homme de jouer le rôle d’une Personne fort atentive, dont la véritable posture, dans les Caffez publics, consiste, & je ne me trompe, à s’accouder sur une Table, & à se presser bien la poitrine contre le bord, puis que votre atenion est d’autant plus gracieuse, qu’el-[286]le vous donne plus de peine, & que le Discoureur s’imagine que vous y êtes insensible par le plaisir que vous prenez à l’entendre.

Frapefort a causé bien des quérelles & des brouilleries mal à propos ; & je vis l’autre jour un Homme, dans un Caffé, qui voulut m’en rendre compte, parce, disoit-il, qu’il y avoit été present. Mais, par cela même, je ne crus pas qu’il s’en pût aquiter ; parce qu’il me parut du nombre de ceux qui ne savent pas faire usage de leurs yeux ni de leurs oreiles, qui voient & qui entendent tout à rebours. Quoi qu’il en soit, je l’écoutai avec la même ardeur, que Shakespeare attribue à un Forgeron dans ces quatre Vers :

Zitat/Motto► L’autre jour en passant je vis un Forgeron,

Le marteau à la main, & la gueule béante,

Avaler à longs traits d’un Tailleur Fanfaron

Le recit surprenant, qui l’entraîne & l’enchante. ◀Zitat/Motto

J’avoue que les Déclamateurs des Caffez publics ne causent plus chez moi la même surprise qu’ils y excitoient autrefois, persuadé qu’ils ont leurs vûes, &, qu’ils s’atendent à être récompensez de leur criaillerie. Quoi qu’il en soit, il y a deux sortes de ces Menteurs. Les uns, ont un grand fonds d’Impudence & une [287] Mémoire fort heureuse ; les autres joignent à ces qualitez de la pénétration & un stile doucereux & coulant. Ceux-ci n’ont que certains Chefs généraux, sur lesquels ils poussent l’Eloquence aussi loin qu’ils la peuvent porter, & je les nomme Embélisseurs. Les autres ne sont que répéter ce qu’ils ont oüi dire, avec toute l’exactitude qu’on peut atendre de leur génie & de leur zèle, & je les nomme Répétiteurs. Il y a quelques années que nous avions ici un Gaillard, qui, le matin à huit heures, debitoit un Mensonge à Charing-Crofs, & qui le poursuivoit ensuite dans tous les Quartiers de la Ville jusques à huit heures du soir. Alors il se rendoit à une Coterie dé ses Amis, qu’il divertisoit par le recir de la maniere dont on l’avoit critiqué au Caffé de Guillaume dans le Covent-Garden, du danger que l’on y avoit trouvé au Caffé de Child, & des conséquences que l’on en tiroit pour les Fonds publics à celui de Jonathan. J’ai eu l’honneur de poursuivre quelquefois, avec cet Eveillé, un de ses Mensonges, & j’ai été present lors qu’on lui en a dépeint l’Auteur à lui-même, tantôt comme grand ou petit, tantôt comme noir ou blanc, tantôt comme un honnête Homme ou un Belitre, suivant que le raport le trouvoit conforme ou oposé au goût de ceux qui nous en parloient.

Cela me fait souvenir de ce que j’ai oüi dire à un de nos ingénieux Ecrivains [288] de Nouvelles. Lots qu’on le venoit prier d’insérer un Avertissement, au bas de sa Gazette, sur en Aprenti qui avoit deserté son Maître, ou sur une Femme qui avoit abandonné son Mari, il exhortoit, le Raporteur à se calmer un peu, avant que de lui dicter la description de la Personne fugitive, convaincu qu’animé de colère, il la dépeindroit mal, qu’il seroit impossible de la trouver jamais à la vûe d’un tel Portrait. Je pourrois vous insinuer plusieurs Remarques de la même nature, qui serviroient à connoîtte l’espprit & le génie de tous les Partis ; mais, Je laisse à votre sagacité le choix de perfectionner ou de négliger cette Spéculation. Je suis, &c. » ◀Brief/Leserbrief ◀Ebene 3 ◀Ebene 2

T. ◀Ebene 1

1Voyez Tome I. pag. 327. du Petrone Latin, & François, suivant se MS. Trouvé à Belgrade en 1688. nouv. Edit. in 8. 1709.