Raptat amor : juvat ire jugis, quâ nulla priorum
Castaliam molli divertitur orbita clivo.
Virg. Georg. III. 291.
L’Amour m’entraine jusqu’au sommet le plus
élevé & le plu solitaire du Parnasse : Je me plais à m’y
promener dans les lieux, où nos Ancêtres n’ont jamais été, & qui
conduisent, par une douce pente, à la Fontaine Castalie.
Spectateur,
« Je me retirai l’autre foit un peu plus tard qu’à mon
ordinaire, & je me trouvai si éveillé, que je pris
Géorgiques, où il se déclare entierement dévoué
au service des Muses, & si charmé de la Poësie, qu’il souhaitoit
avec ardeur de se transporter dans les Bocages sombres & les douces
retraites du Mont Hémus. Je fermai le Livre &
je m’allai coucher. Ce que j’avois lû fit une si grande impression sur
mon Esprit, qu’il me sembla de voir accomplir en ma Personne le souhait
de Virgile, & que j’en eus le Rêve
suivant.
Béotie, j’aperçus le Mont
Parnasse à l’extremité de l’Horison. Il
me parut d’une si vaste étendue, que je me serois fatigué long-tems
à chercher un sentier qui y menât tout droit, si je n’avois vû, à
quelque distance, un Bocage, qui me détermina d’abord à marcher de
ce côté-là, quoi que dans la Plaine, où il étoit situé, il n’y eût
rien d’assez remarquable pour fixer ma vûe. Lorsque j’y fus arrivé,
je le trouvai partagé en une infinité de Promenades & d’Allées,
qui s’élargissoient en divers endroits, où elles formoient de beaux
Cercles ou de grandes Ovales, environnez d’Ifs & de Cyprès,
entre lesquels on voïoit des Niches & des Grotes couvertes de
Lierre. On n’y entendoit aucun autre bruit que celui d’un doux
Zephir, qui remuoit un peu les feuilles des Arbres, & tout y
paroissoit enseveli dans un profond silence. Je Solitude, avoit les bras
croisez l’un sur l’autre, & paroissoit plûtôt pensive &
tout-à-fait recueillie en elle-même, que chagrine ou afligée. La
Déesse du Silence, avec un doigt sur la
bouché, étoit à sa droit, & la Contemplation, qui avoit les yeux tournez vers le Ciel,
étoit à sa gauche. Devant celle-ci paroissoit un Globe céleste, sur
lequel on voïoit plusieurs Théoremes de Mathématique. Elle me
prévint avec la plus grande afabilité du monde : Ne craignez pas, me dit-elle ; je fais quelle est
votre intention, sans que vous ouvriez la bouche ; vous
souhaiteriez qu’on vous conduisît à la Montagne des Muses :
C’est ici le seul chemin par lequel on y puisse aller, & il
n’y a personne qui soit aussi souvent emploïé que moi, pour
servir de Guide à ceux qui font ce voyage.
Vous avez raison, me dit-elle, & soyez persuadé que ce Lieu n’étoit d’abord
destiné que pour les Gens de bien : On n’y en admit pas d’autres
sous le régne de
Saturne ; il n’y avoit
que des saints. Prêtres que eussent droit d’y entrer ; ceux qui
avoient délivré leur Pays de l’opprèssion & de la tyrannie
venoient s’y reposer de leurs travaux ; & l’on n’y voyoit
que des Philosophes que l’étude & l’amour de la Sagesse
avoient rendus capables d’une Conservation toute divine. Mais à
present ce Lieu n’est pas moins dangereux, qu’il étoit autrefois
à l’abri de tout péril : Le Vice a si bien apris à imiter la
Vertu, que souvent il y entre sous ce masque. Voyez-là, tout
droit, vis-à vis de vous, la Vangeance, qui marche d’un pas grave
& lent, revêtue des Habits de l’Honneur. Tournez les yeux un peu à côté
de celle-ci, & vous verrez l’Ambition, que se tient là debout tout
sente ; si vous lui demandez son Nom, elle vous répon-drea qu’elle est l’Emulation
ou la
Gloire. Mais celle de
toutes ces indignes Créatures qui se glisse le plus souvent ici,
malgré nous, est l’Incontinence,
qui occupe aujourd’hui la place d’un Dieu,
auquel ce Bucage étoit autrefois entierement dévoué. L’Amour
vertueux, suivi de l’Hymen, & de toutes les
Graces
qui l’accompagnent, a regné dans cet heureux
séjour, une foule de Vertus lui servoient de Cortege, & il
n’y avoit pas une seule Pensée deshonnête qui osat prétendre à y
être admise. Oh ! que la Scène a bien changé de face, &
qu’elle est rarement renouvellée par le petit nombre de ceux qui
méprisent de la compagnie d’un Dieu si chamant !
La Déesse n’eut pas plûtôt achevé son discours, que nous arrivames à
l’extrémité du Bois, où commençoit une Plaine qui se terminoit au
pied de la Montagne. Je me tins ici plus que jamais auprès d’elle,
parce que divers Phantômes me sollicitoient à les prendre pour
Guides, & qu’ils s’ofroient de me conduire au Mont des Muses par
un chemin plus court. La Vanité, qui avoit séduit une infinité de
Personnes, que je vis roder çà & là au bas de la Montagne,
m’importuna plus que tous les autres. Je me détournai, avec
indignation, de cette Troupe méprisable, & j’avertis la Déesse
qui m’escortoit, que j’avois quelque esperance de pouvoir monter une
partie du
Il y avoit deux Sentiers qui conduisoient au sommet de la Montagne,
& dont l’un étoit gardé par le Génie qui préside sur le moment
de notre naissance. D’ailleurs il avoit ordre d’examiner les
diférentes prétentions de ceux qui vouloient passer par ce
chemin-là, & de n’y admettre que ceux que Melpomene avoit regardé d’un œuil favorable lors qu’ils
étoient venus au Monde. L’autre Chemin étoit gardé par la Diligence, à laquelle s’adressoient
plusieurs de ceux que le Génie n’avoit pas daigné recevoir mais ;
elle étoit si tente à leur accorder leur demande, & ils
trouvoient ensuite le Chemin si pénible & si embarrassé, que
plusieurs, après y avoit marché quelque tems, aimoient mieux
retourner en arriere, que de continuer leur route ; & qu’il y en
avoit fort peu qui tinssent bon jusques à la fin. Outre ces deux
Sentiers, qui conduisoient chacun à part au sommet de la Apollon le petit nombre
de ceux qui avoient le bonheur de le découvrir. Je ne sai si
j’aurois eu le front de me presenter à l’une ou l’autre de ces deux
Portes, si je n’avois vû qu’un Homme, qui avoit l’air d’un Païsan,
& qui étoit suivi d’une roule d’aimable Jeunesse de l’un &
de l’autre Sexe, demandoit qu’on les admît tous sans exception. Sa
vûe me fit souvenir de ce Païsan, dont on a mis la figure dans une
Carte, & qui servit de Guide au Prince Eugene, lors qu’il passa les Alpes.
Quoi qu’il en soit, il avoit quantité de Papiers à la main, & il
en produisit plusieurs, qu’il dit tenir de si bonne part, y qu’il ne
doutoit pas qu’Apollon ne les reçût comme d’excelens Passeports,
entre lesquels j’en crus voir quelques-uns de mon écriture. Du reste
toute la Bande y fut admise, & donna, par sa presence, un nouvel
éclat & de nouveaux plaisirs à cet heureux séjour. D’ailleurs
cet honnête Homme ne cherchoit pas à y entrer lui-même ; mais, comme
une espece de Fotêtier dans les Plaines d’un Bois, il servoit à
guider les Passagers, qui, par leur mérite personnel, ou les
instructions qu’il leur procuroit, avoient les moïens de réussir
dans ce pénible voïage. Après l’avoir exami-Aganippe, qui avoit la vertu de nous garantir contre toutes
sortes de maux, à la réserve des traits de l’Envie, qui nous
poursuivit jusques au bout de notre Course. Arriver au sommet de la
Montagne, par le Sentier du milieu, nous aperçumes d’abord deux
Figures, qui attirèrent toute mon atention : L’une étoit une jeune
Nymphe dans la fleur de son âge & de sa beauté, qui avoit des
aîles aux épaulés & aux pieds, & qui pouvoit se transporter,
en un instant, jusques aux Climats les plus éloignez. Elle changeoit
à toute heure d’Habits ; on la voïoit quelquefois mise de la maniere
du monde la plus naturelle & la plus séante, & une autre
fois elle paroissoit avec les Habits les plus extravagans &les
plus ridicules qu’on se puisse imaginer. Il y avoit auprès d’elle un
Homme d’un âge mûr & d’un air fort grave, qui corrigeoit ses
bizarreries, qu’il lui montroit dans un Miroir, & qui ne cessoit
de jetter ses ornemens afectez & malséans au bas de la Montagne,
où ils étoient ramassez avec foin par les Habitans de la Plaine, qui
se faisoient un honneur de s’en parer. Cette Nymphe étoit l’Imagination, Fille de la Liberté, Jugement, qui doit sa naissance au Tems, & qui est le seul Fils qu’il
reconnoisse pour légitime. Au milieu d’eux, il y avoit un jeune
Garçon, nommé l’Esprit, auquel ils ont
donné le jour, & qui étoit assis sur un Trône composé des
Ouvrages des Auteurs les plus célébres. Quoi que les Grecs & les Romains en fissent le plus grand nombre, je ne pûs que
sentir une secrete joie de voir que nos Compatriotes dominoient sur
tous les autres.
En état d’examiner à loisir cet agréable séjour, & plein d’une
vigueur nouvelle, il me sembla que je voïois tous les Objets d’une
maniere plus intime & plus satisfaisante, que je respirois un
air plus épuré, que j’étois sous un Ciel toûjours serain, & que
le Soleil y éclairoit sans aucune interruption. Les deux sommets de
la Montagne, s’élevoient de part & d’autre, & formoient, au
milieu d’une riante Vallée, le séjour des Muses, & de ceux qui
avoient produit des Ouvrages dignes de l’immortalité. Apollon y étoit assis sur un Trône d’Or,
couvert d’un vieux Laurier, qui étendoit ses branches & son
ombre au dessus de sa tête. Son Carquois & son Arc étoient à ses
pieds. Il tenoit sa Harpe à la main, pendant que les Muses, rangées
autour de lui, célébroient, par des Hymnes, sa Vic-Leucothoé & de Daphnis. Après elles, Homer, Vergile & Milton avoient leurs places. Il y
avoit ensuite une soule d’Auteurs, entre lesquels je fus bien
surpris de voir quelques Lapons, qui, malgré
la grossiereté de leurs Habits, y avoient été reçus en dernier lieu.
Je vis Pindare se promener tout seul, sans
que personne osat l’aborder, jusqu’à ce que Anglois,
dont i lest parlé en divers endroits des Volumes
précedens.Cowley se joignit à lui ; mais fatigué à
marcher sur ses traces, & presque mis hors d’haleine, il le
quita pour suivre Horace & Anacréon, avec lesquels il me parut se
plaire infiniment.
Un peu plus loin je vis un autre groupe d’Auteurs, vers lesquels je
m’avançai, & je trouvai que c’étoit Xenophon & à l’Esprit de Platon ; mais le Poëte Musée avoit
l’Auditoire le plus nombreux autour de lui. J‘étois trop éloigné
pour entendre ce qu’il disoit, ou reconnoître le visage de ses
Auditeurs, quoi qu’il me sembla d’y apercevoir Virgile, plein
d’admiration à l’oüie de ses paroles harmonieuses.
Enfin, tout juste au bord du sommet, je vis Boccalini, qui expediot des Parnasse ; mais je m’aperçus qu’il les
ecrivoit à la dérobée, sans l’aveu des Muses, & sans qu’Apollon les revit. Elevé à cette hauteur
& environné d’un Ciel toûjours serain, je pouvois découvrir les
inquiétudes & les peines infinies que les Hommes se donnoient en
bas, pour se fraïer un chemin à travers les labyrinthes de la Vie.
Le sentier de la Vertu me paroissoit vis-à-vis de chacun d’eux ;
mais l’Intérêt, ou quelque Esprit malia venoit les en éloigner à
tout moment. Ainsi je n’étois pas moins sensible à mots propre
bonheur, que couché de compassion à la vûe de leurs embarras, dont
ils n’avoient pas la force de se délivrer.
T.