Lettre de Mr. Honeycomb sur le
chapitre des Femmes
Mon cher Spectateur,
« Puis que Voyez le
XXXIII. Disc. ma derniere Lettre a été bien
reçue du Public, j’ai dessein de continuer ma
Correspondance avec vous sur ces charmantes & maudites Créatures
les Femmes. Vous savez que ma principale
étude, qui ne va pas sort loin, les regarde : Je n’ai jamais jetté
les yeux sur un Livre que pour l’amour d’elles. J’ai trouvé même en
dernier lieu deux traits d’Histoire, qui sont admirables pour un Spectateur, & qui ne manqueront pas de
plaire beaucoup, s’ils viennent à passer par vos mains. J’ai lû le
premier par hazard dans un Livre Anglois
intitulé Herodote, qui étoit sur une
Fenêtre de mon Ami Feu-ardent, un matin que
je lui rendis visite. Il s’ouvrit heureusement à l’endroit que je
vais vous raporter. Il nous dit que c’étoit la mode en Perse d’y avoir, tous les ans, plusieurs
Foires, où l’on exposoit en vente toutes les Filles qui étoient
nubiles. Les Hommes qui avoient besoin de Femmes s’y rendoient :
Chacune étoit cedée au plus haut Encherisseur, & l’argent qui
provenoit de leur Vente s’emploïoit à l’usage que vous aprendrez
dans la suite. De cette maniere les plus riches avoient le choix de
tout, & enlevoient les plus grandes Beautez. Les autres se
distribuoient entre les Pauvres, & ceux qui n’avoient pas les
moïens de païer une belle. Plusieurs de ces derniers épousoient les
Agréables, sans qu’il leur en coutât un sou ; à moins que quelqu’un
ne s’avisat d’en ofrir quelque chose, & alors
celui qui en ofroit le plus l’emportoit. Mais il faut que vous
sachiez, mon Ami, qu’en Perse, de même que
chez nous, il y avoit autant de Laides que de Belles ou d’Agréables,
& qu’ainsi, après que les Magistrats s’étoient défaits d’une
bonne partie, il leur en restoit encore quantité sur les bras. Pour
s’en débarasser, ils donnoient aux Laides l’argent qu’ils avoient
reçu de la vente des Belles : de sorte qu’un pauvre Homme, qui
n’avoit pas de quoi obtenir une Beauté, se voïoit réduit à épouser
une Femme riche ; & notez, s’il vous plaît, qu’on accordoit
toûjours la meilleure Dot à la plus Laide. Mon Auteur ajoute que
tout Mari pauvre étoit obligé de bien vivre avec sa Femme, ou, en
cas qu’il se repentit de son marché, de la rendre avec sa Dot à la
Foire suivante.
Je souhaiterois à cette occasion que vous voulussiez établir en idée
une pareille Foire dans la Grande Bretagne. Qu’il seroit
divertissant de vous y voir associer des Dames de qualité avec des
Porteurs de Chaise & des Savetiers, ou nous dépeindre des
Seigneurs & des Cordons bleus ravis de conduire par la main en
grande cérémonie des Filles de nos petits Marchands & de nos
Fermiers ! Quoi qu’à vous dire le vrai, eu égard à l’amour des
richesses, qui domine plus dans notre Isle qu’il ne régnoit en
Perse, je craindrois beaucoup qu’il n’y eût quel-
ques-uns de nos Seigneurs les plus distinguez qui choisiroient les
meilleurs Parties, & qui disputeroient entre eux à qui
emporteroit la plus riche de toutes nos Laides ; & qu’au
contraire nos Beautez les plus célébres ne fussent achetées par des
Héritiers extravagans, des Joueurs, ou des Prodigues. Quelles jolies
reflexions ne feriez-vous pas sur la bonne Politique des Persans, qui avoient soin, par ces Mariages,
d’embellir les principaux de l’Etat, & de rendre les Personnes
de ceux qui gouvernoient les plus agréables ? Mais vous êtes un
Ecrivain si habile & si judicieux, que je vous en laisse
l’exécution.
Le second trait d’Histoire que je vous ai promis, se trouve aussi
dans un Livre. Il y est dit qu’un Général des Tartares, après avoir mis le siege devant une Ville forte
de la Chine, & l’avoir emportée d’assaut, voulut
exposer en vente toutes les Femmes qu’il y avoit. Dans cette vûe, il
examina bien leur juste valeur, & les fit mettre chacune dans un
Sac, avec le prix marqué dessus. Les Chalans s’y rendirent en soule
de toutes parts, quoi qu’obligez d’acheter Chat en
poche, comme dit le Proverbe. Il y en eut un, entre autres,
qui amorcé par le haut prix d’un des Sacs le marchanda, l’obtint
& l’emporta sur ses épaules. Arrivé sur un Pont, à moitié chemin
de son Logis, il voulut se reposer & voir en même tems sa belle aquisition : A l’ouverture du Sac une petite
Vieille montra le nez, dont il eut un tel dépit, qu’il l’alloit
jetter dans la Riviere. Mais la bonne Dame le suplia d’atendre au
moins qu’elle l’eut instruit de sa Famille. Il aprit alors qu’elle
étoit Sœur d’un grand Mandarin, qui ne
manqueroit pas d’enrichir son Beau-frere, dès qu’il le connoitroit.
Là-dessus il renferma son Sac, qu’il emporta chez lui, & il eut
une excellente Femme, qui lui procura toutes les richesses qu’elle
lui avoit fait esperer du côté de son Frere.
Si j’étois disposé à rêver une
seconde fois, il me semble que sur ce Plan, je pourrois former un
songe assez agréable. Je supose donc que toutes les Femmes &
Filles, qui sont à marier dans Londres &
Westminster sont mises dans des Sacs,
avec l’étiquéte du prix sur chacun, & portées au Marché public.
Le premier Sac vendu est évalué cinq mille Piéces : A son ouverture
on y trouve une brave Ménagere, d’un air fort gracieux ; &
l’Aquereur, charmé de ses bonnes quatilitez, la païe aussi-tôt avec
le plus grand plaisir du monde. Le second Sac qu’on ouvre n’est taxé
qu’à cinq cens Piéces, quoi qu’il renferme une Beauté celébre. On
s’étonne de la voir réduite à un si bas prix ; mais l’on nous dit
qu’elle auroit valu dix mille Piéces ; & que ce grand rabais
vient de ce qu’elle est une Gron-deuse impitoïable. Je
trouverois ensuite quelque jolie Demoiselle, modeste & discrete,
qui seroit la fleur de tout le Marché ; & peut être que je
découvrirois une demi-douzaine de jeunes Folâtres, empaquetées
ensemble dans le même Sac ; à cent Livres Sterlin chacune. La Prude
& la Coquete seroient évaluées au même prix, quoi que la
premiere fût de meilleur débit.
Je m’imagine qu’un Rêve de ce
tour-là seroit de votre goût, parce que vous y trouveriez quelque
Moralité, pour m’exprimer, avec vous, en Philosophe. Mais quelque
idée que vous en puissiez avoir, dispensez-vous, s’il vous plaît,
d’honorer cette Lettre de la même Apologie pédantesque, dont vous
avez régalé ma précédente. Les
Femmes aiment un Homme vif & enjoué, & ne se choquent jamais
des railleries qui leur viennent d’un de leurs Admirateurs de
profession. Je les piquote toûjours & je suis toujours bien avec
elles. Tout à vous.
Honeycomb.
O.