La Tristesse & la Chagrin
ne sont pas l’essence de la Pieté qui
inspire toujours la bonne Humeur.
Il y a un Siécle ou
environ que tous ceux qui vouloient passer pour religieux en
Angleterre, & suivre la Mode qui étoit alors en
vogue, devoient affecter un air aussi dévot qu’il étoit possible,
& abstenir de toutes les apparences de joie & de
plaisanterie, qu’on regardoit comme une marque certaine de
réprobation & d’un Esprit charnel. L’Homme saint, attaqué
d’ordinaire du mal de Rate & d’une profonde mélancolie, avoit
l’air triste & abatu.
Je ne sai si l’Auteur ne voudroit
point parler de Mr. Locke, qui
mourut le 28. d’Octobre (vieux style)
1704.Un de nos plus habiles Ecrivains, qui a été
un des plus beaux Ornemens du Monde savant, m’a diverti plus d’une
fois par le récit d’une avanture qui lui étoit arrivée dans sa
jeunesse. Sorti tout fraichement de l’Ecole, farci de Grec & de Latin,
il se voïoit en état d’aller étudier à l’Université. Ses Parens même
jugerent à propos qu’il y allât tenter fortune à une Election qui
devoit se faire dans un College, dont un fameux Ministre Indépendant
étoit le Chef. Il se rendit ainsi auprès de ce Docteur, pour en être
examiné, suivant la coûtume. Il fut reçu à la Porte par un Valet,
fidèle Disciple de cette sombre Génération alors à la Mode, qui le
conduisit, avec un grand silence & un air fort serieux, à
travers une longue Galerie obscurcie en plein midi, & qui
n’étoit éclairée que d’une simple Chandelle. Après une courte
station dans cet endroit lugubre, il fut mené dans une Chambre
tendue de noir, où il s’entretint quelque tems de es propres pen-sées à la clarté d’une Bougie, jusqu’à ce qu’enfin le
Principal, sorti d’une Chambre intérieure, parut avec une
demi-douzaine de Bonnets de nuit sur la tête, & une sainte
horreur sur le visage. Frapé de ce spectacle, le jeune Homme trempla
depuis la tête jusqu’aux piez ; mais sa crainte fut bien redoublée,
lors qu’au lieu de s’entendre interroger sur les Humanitez, il se
vit examiné sur le progrès qu’il avoit fait dans la Grace. Son Latin & son Grec
ne lui servoient de rien, il faloit qu’il rendît compte de l’état de
son Ame, à quelle occasion il s’étoit converti ; dans quel jour du
Mois & à quelle heure du jour cela croit arrivé ; de quelle
maniere il avoit poussé cet Ouvrage, & en quel tems il l’avoit
consommé ? Tout l’Examen fut récapitulé & se réduisit à cette
seule Question, savoir, S’il étoit bien préparé
pour mourir ? Elevé chez des Parens sensez, qui lui avoient
donné d’autres Principes, il fut & éfraïé à la vue de cette
solemnité, & sur tout à l’ouïe de la derniere demande, qu’après
être sorti de cette Maison de deuil, ou ne pût jamais l’engager à
subir un second Examen, incapable d’en essuïer les terreurs.
Quoi que ce dehors afecté d’une Dévotion extraordinaire soit presque
banni de chez nous, il y a bien des Gens, qui, par une tristesse
naturelle, de faussés idées qu’ils ont de la Pieté, ou la foiblesse
de leur Esprit, se plaisent à mener une vie desagréable, &
s’abandonnent au Chagrin & à la Melancolie. Des
craintes supersticieuses & des scrupules mal fondez les privent
des plaisirs de la Conversation, & de tous les agrémens de la
Societé qui ne sont pas moins innocens que dignes de recherche ;
comme si la Joie n’etoit que pour les réprouvez, & que la Gaieté
de l’Esprit dût être interdite à ceux-là seuls qui y ont le plus de
droit.
Sombrieu est un de ces Misanthropes. Il se croit
obligé en conscience d’être pâle, triste & mélancolique. Il
s’imagine qu’un subit éclat de rire est une violation du Vœu fait à
son Batême. Une Raillerie innocente l’émeut autant qu’un Blasphême.
Parlez-lui d’un Homme qui vient d’obtenir quelque Titre d’honeur, il
leve les mains & les yeux au Ciel ; si vous lui décrivez une
Cérémonie publique, il secoue la tête ; si vous lui montrez un
Equipage leste, il se félicite de ce qu’il n’en a point. Tous les
petits ornemens de la Vie ne sont que Pompe & que Vanité. La
Joie est une Folie & les traits d’Esprit tendent à la
Profanation. Il se scandalise de ce que la Jeunesse est pleine
d’ardeur, & de ce que les Enfans aiment le badinage. Il asiste
au Festin d’un Batême, ou à des Nôces, comme à la Cérémonie d’un
Enterrement ; il soupire à la fin d’un Conte agréable, & la
dévotion le faisit lors que le reste de la Compagnie est en train de
s’égaïer. Après tout, Sombrieu a de la pieté,
& sa conduite n’auroit pas été mal-séante, s’il
eût vécu durant les grandes Persécutions de l’Eglise Chrétienne.
D’ailleurs je ne voudrois pas taxer d’Hypocrisie les Personnes de ce
Caractere, comme on le fait trop souvent, puis qu’il faudrait
connoître les secrets des cœurs pour attribuer ce Vice à un autre,
s’il n’y en a des preuves qui reviennent à une Démonstration. D’un
autre côté, l’on voit tant de Personnes d’un mérite distingué
entraînées par une longue habitude à s’afliger de cette maniere,
qu’elles sont plûtôt dignes de compassion que de nos reproches. Je
souhaiterois, avec tout cela, qu’elles voulussent bien examiner, si
une telle conduite n’éloigne pas les Hommes d’une Vie sainte &
religieuse, puis qu’ils se la representent alors comme un état peu
sociable, qui étoufe la Joie & le Plaisir, qui obscurcit toute
la face de la Nature, & qui leur ôte même le goût de leur propre
Existence.
J’ai déja fait voirVoyez Tome iv. p. 127-133., dans
quelques-uns de mes Discours que la Pieté
contribue beaucoup à la bonne Humeur, & que cette disposition
d’Esprit, dans une Personne vertueuse, est non seulement la plus
aimable, mais la plus digne de nos Eloges. En un mot, ceux qui nous donnent de la Pieté une
idée si triste & si mélancolique ressemblent aux Espions que
Moïse envoïa pour découvrir la Terre de promission,
& qui, par leur mauvais raport, découra-gerent le
Peuple d’y entrer. Mais ceux qui nous font voir la Joie, la Gaieté
& la bonne Humeur, qui naissent de cet heureux état, ressemblent
aux Espions qui raporterent des Grapes de Raisin & des Fruits
délicieux, pour animer le Peuple à la conquête du charmant Païs qui
les produisoit.
Un célébre Auteur Païen a écrit
un Discours pour montrer que l’Athée, qui nie l’existence d’un Dieu,
le deshonore moins que celui qui, après avoir admis son existence,
le supose cruel, difficile à plaire, & terrible aux Homme. Pour moi, ajoute-t-il, j’aimerois mieux qu’on dit à mon égard, que
Plutarque
n’a jamais été, que si l’on disoit que
Plutarque
étoit d’un mauvais naturel, capricieux ou
inhumain.
Si nous en croïons nos Logiciens, l’Homme est distingué de tout les
autres Animaux par la faculté qu’il a de rire. Son Esprit est
capable de joie, & il y est naturellement disposé. La Vertu ne
doit pas être emploïée à extirper les Afections de l’Esprit, mais à
les régler. Elle peut moderer & restraindre la joie, mais elle
n’a pas été destinée à la bannir du cœur de l’Homme. La Piété
rétrécit le Cercle de nos Plaisirs ; mais elle y soufre assez
d’étendue pour s’y égaïer, pour y être au large & à son aise. La
contemplation de l’Etre suprême & la pratique des Vertus
Chrétiennes tendent si peu à bannir la Joie du cœur, qu’elles en
sont les sources intarissables. En un mot, une Piété solide réjouït
& tranquilise l’Ame : il est vrai qu’elle exclut
toute sorte de conduite legere, toute sorte de joie vicieuse &
déréglée ; mais en échange elle produit une sérénité continuelle, un
enjouement qui n’est jamais interrompu, un desir habituel de plaire
à tout le monde, & une satisfaction que rien ne peut nous ravir.
O.