Projet d’un Magasin public,
pour y conserver les Modes, anciennes
& modernes.
Mr. le Spectateur
« Un de mes Amis, qui
devoit acheter bien des ajustemens pour sa Famille, m’obligea en
dernier lieu de parcourir avec lui toutes nos Boutiques. Il étoit
d’une si grande exactitude à cet égard & si curieux de voir tout
ce qu’il y avoit de plus nouveau, qu’il m’ennuïa beaucoup ; mais
incapable de le ramener, je le suivis par tout, & la variété de
ces Objets me remplit l’esprit d’une enchainure de pensées fort
amusantes.
Lors qu’on examine les Modes en détail, qui ne s’étonneroit de voir
les différentes Parures que la Vanité a mises en vogue, le nombre
infini de Personnes qu’elle entretient, & la circulation de
l’Argent qu’elle produit ? C’est ainsi que Dieu pourvoit à la
subsistance de ceux qui veulent travailler, & qu’il tourne les
Folies des uns à l’avantage des autres. Les Frangers, les Rubaniers,
les Coe-feuses, & plusieurs autres Ouvriers, qui
seroient inutiles dans un état simple & naturel, viennent tous
de la même source ; mais on n en voit guéres de ceux-ci oui soient
jamais fort riches ; parce que la Vanité, sur laquelle ils sont
fondez, les ruine par son inconstance. La Mode est si variable, que
le train des affaires qui rouloit aujourd’hui dans un Canal passe
demain dans un autre : de sorte que plusieurs Membres de la Société
s’abîment ou fleurissent tour à tour.
Quoi qu’il en soit, après avoir visité Boutiques, nous nous rendimes
au Cabaret, où mon Ami me parut si content de ses Emplêtes, que je
n’osai point l’entretenir de mes réflexions morales, de peur qu’il
ne les prît pour une Censure : Ainsi je voulus bien m’accomoder à
son foible & raisonner avec lui sur l’usage des Modes.
Nous nous rapellames ici jusqu’où va la tyrannie de nos Sens, les
vives impressions que font sur nous les Objets qui nous plaisent, la
part que les Habits ont à nous rendre agréables, & combien il
dépend de nous de paroître tels.
Nous observames que les Hommes se réduisent en Societez, que les
Societez sont formées de diférens Ordres de Personnes, & que ces
Ordres se distinguent par leurs Habits, afin qu’on ait pour chacun
les égards qui lui sont dûs.
Nous reflechimes sur les avantages & les
desavantages qui reviennent aux Hommes de la propreté ou de la
négligence de leurs Habits. On voit quelquefois le plus timide
parler en Compagnie d’un air fort libre persuadé qu’il est mis d’une
maniere honête & décente ; qu’un Sot revêtu d’un Habit
magnifique y est d’abord écouté avec attention, jusqu’à ce que sa
foiblesse l’ait trahi ; & qu’un Homme de bon Sens, qui paroit en
Habit négligé, y est reçu froidement, jusqu’à ce qu’il ait donné
diverses preuves de son mérite. Nous en pouvions fournir l’un &
l’autre tant d’Exemples, que ce Pere qui conseille à son Fils, dans
un Livret qu’il a publié, de se mettre d’une manière qui soit plutôt
au-dessus qu’au dessous de son état, nous parut avoir raison.
Enfin nous crûmes le Sujet d’une si grande importance, qu’on devroit,
selon nous, bâtir un Édifice exprès pour y conserver les Modes, de
même qu’il y a des Cabinets de Médailles & d’autres Curiositez.
On pourroit donner à ce Bâtiment la figure du Buste d’une Femme,
comme est Il est taille dans le
Roc, & il a 26 pieds de hautcelui qu’on voit
tout auprès d’une des Pyramides d’Egypte, & l’élever
sur des Colomnes, dont les ornemens auroient un juste raport avec le
dessein de tout l’Ouvrage. Par exemple, le Sculpteur représenteroit
de la Frange sur la base, de la Dentelle sur la frise, & des Boucles de cheveux, ou des Favoris, avec des nœuds
de Ruban par dessus, autour de la Corniche. Cet Edifice seroit
divisé en deux Apartemens, un pour chaque Sexe, garnis l’un &
l’autre de planches, sur lesquelles on mettroit des Boëtes, qui
contiendroient le détail avec tous les termes propres des Modes,
rangées, dans le même ordre que les Livres d’une Bibliothèque &
qu’on fermeroit avec des portes à deux batans. D’ailleurs on y
vetroit des Poupées sur des Piédestaux, habillées selon les
différentes Modes qui ont été en vogue, & sur chaque Piédestal
on marqueroit le tems auquel chaque Mode a fleuri. D’un autre côté,
toute Personne qui inventerait une Mode apporteroit, dans ce Magasin
public, sa Boëte, enrichie au frontispice, soit en relief ou en
peinture, d’une Devise amoureuse ou enjouée, afin d’attirer plûtôt
les yeux des Spectateurs, comme les Livres dorez sur tranche &
sur le dos. Mais pour avoir soin de toutes ces choses, il faudroit
établir un Garde-Magasin qui fût un Gentilhomme expert dans la
maniere de se mettre ; & cet Emploi donneroit une subsistance
honorable à quelque Damoiseau qui auroit dépensé tout son bien à
suivre les Modes.
Les raisons, qui nous faisoient
esperer d’obtenir l’aprobation du Public étoient
i. Que toute Personne d’un rang assez
distingué pour introduire une Mo-de, & qui a
quelque défaut, soit naturel ou accidentel, que les Habits ou les
Ornemens peuvent cacher, peut trouver, dans ce Magasin, de quoi y
remédier de la manière la plus agréable ; & que tous ceux qui
ont quelque trait de beauté dans le visage ou le corps d’une belle
tournure, peuvent y être fournis de tout ce qui peut leur donner du
relief.
ii. Que la plûpart de nos jeunes Gens ne
vont dans les Païs étrangers que pour se former le goût aux belles
manieres & à l’art de se bien mettre, que 1 établissement de
notre Magasin les retiendroit chez nous, & nous épargneroit de
bonnes Sommes d’argent qui sortent du Roïaume. Peut-être même que la
Balance de la Mode en Europe, qui panche aujourd’hui du côté
de la France, inclinerait de notre côté à l’avenir, &
qu’il seroit aussi naturel aux François de
passer en Angleterre, pour y mettre la derniere main à leur
Education, qu’il l’a été aux Anglois d’aller
en France dans cette vûe.
iii. Au lieu que plusieurs Savans, qui
auroient pû rendre de grands services au Public, ont emploïe de
longues & pénibles recherches, avec une profonde litterature, à
nous expliquer & à décrire les Habillemens des Anciens sur
quelques passages obscurs, ils seront délivrez à l’avenir de cet
embarras, & le monde ne gémira plus sous le poids de leurs gros
& inutiles Volumes. En éfet notre Magasin sera
une espece d’Archives, qu’on pourra consulter pour l’intelligence de
ces endroits obscurs, & l’on ne s’en fiera plus aux Etymologies
savantes, qui pourroient insinuer à ceux qui viendront après nous
que le Vertugadin n’étoit en usage que parmi les Dames vertueuses,
& que le Falbala ne servoit qu’à la Danse & au Bal.
iv. Puis que les Personnes fort âgées
critiquent d’ordinaire l’extravagance des Modes qui regnent à la fin
de leurs jours & qu’elles grondent leurs Enfans de ce qu’ils les
suivent, on peut se flater qu’elles reviendront de cette humeur
chagrine, lors qu’on pourra tirer de notre Magasin les Modes qui
étoient en vogue dans leur jeunesse, les produire pour notre
justification, & leur faire voir qu’il n’en coûtoit pas moins,
sous la Reine Elizabeth
pour blanchir & goderonner une Fraise, qu’il en coûte
aujourd’hui pour nos Cravates ou pour nos Fichus.
Résolus d’avoir des égards tout extraordinaires pout les Etrangers,
& de les animer à venir se perfectionner chez nous dans une
Science qui fait le talent propre des beaux Messieurs, nous
avertirons ici le Public que l’Inscription, qu’on doit placer sur le
frontispice de notre Magasin, sera conçue en termes d’une langue
savant. Il y aura d’ailleurs un Tableau sur la Porte, au milieu
duquel on verra un Mi--roir de Toilette & un
Fauteuil. A l’un des côtez du Miroir, on representera des Boëtes à
mouches, des Pelotes & de petites Bouteilles ; à l’autre, des
Sachets à poudre, des Houpes, des Peignes & des Brosses :
Au-delà de ces Objets, on découvrira des Epées, dont les bouts
seront cachez, avec de beaux Nœuds de Ruban d’or ; Aux deux côtez du
Tableau, il y aura des Eventails à demi ouverts, l’un à la suite de
l’autre, jusqu’à ce qu’ils se rencontrent au sommet & qu’ils
forment une espece d’Arcade au-dessus de tout le reste : Enfin on
mettra cette jolie Inscription au bas :
Adeste,
ô quotquot sunt, Veneres, Gratie, cupidines,
En vobis adsunt in promptu.
Faces,
Vincula, Spicula ;
Hinc eligite, sumite, regite.
C’est à-dire, « Venez ici, tout ce qu’il y a de Beautez, de
Graces & d’Amours ; vous y trouverez des Flambeaux, des Liens
& des Traits ; vous n’avez qu’à choisir, à les prendre & à
gouverner le Monde »
Je suis, &c.
A. B.
Je ne puis regarder le Projet de mon Ami que comme un bon
moïen de mettre dans tout leur jour les Personnes ambitieu-ses de faire valoir le talent qu’elles ont pour les
Bagatelles. Afin même de l’exécuter avec succès, je voudrais qu’il y
eut des Directeurs de la Compagnie qu’on établiroit pour les Modes ;
mais leur choix me paroit de si grande importance, que je n’oserois
en décider tout seul ; ainsi mes Correspondans m’obligeroient
beaucoup s’ils vouloient m’envoïer une Liste de ceux qu’ils jugent
capables d’un si haut Emploi. Si chacun des principaux Caffez de la
Ville me nommoit deux ou trois de tous les Orateurs, qu’on y admire,
je leur promets de les insérer de bonne foi dans ma Liste. Mais je
les avertirai ici qu’on doit préférer les vieux Damoiseaux, quoi
qu’on les suive si peu aujourd’hui à l’égard de la manière de se
mettre ; qu’il est d’une absolue nécessité de leur joindre tous ceux
qui s’accommodent au tems & qui, sans aucune persuasion, ou vûe
d’intérêt, changent avec la foule, dans la seule crainte de n’être
pas à la Mode. Tous ceux qui, d’une humeur trop facile & trop
complaisante, s’abandonnent au Vice à contrecœur, & qui, manque
de courage pour suivre leurs propres lumières, se laissent conduire
à des Guides qu’ils desaprouvent, tous ceux-là, dis-je, sont
capables de ce bel Emploi. Ceux qui ont de la répugnance à vieillir,
ou qui seroient tout ce qui est opposé au cours & à l’ordre des
choses, pour s’attacher à la Mode, ont aussi droit d’y aspirer. En
un mot, ceux qui, sans aucun mérite apparent, devien-nent esclaves de la Mode, ne peuvent qu’avoir des talens cachez,
qui brilleroient peut-être s’ils étoient élevez à un tel Poste ; il
faut donc qu’on y ait égard dans la Liste qu’on dressera. Enfin
toute Personne qui aura la bonté de m’envoïer une Liste de Gens de
ce Caractere, ou de tout autre qui en aproche, est priée de vouloir
me l’expedier d’aujourd’hui en quinze, & je leur en serai fort
redevable. Au reste, il est bon d’avertir le Public que la Place du
Medecin de la. Compagnie, qui doit avoir inspection sur les Modes,
est déjà retenue en faveur d’un Sujet très digne, & qui a toutes
les qualités requises.
T.