LX. Discours Anonym Moralische Wochenschriften Michaela Fischer Editor Martin Stocker Editor Katharina Tez Editor Institut für Romanistik, Universität Graz 09.01.2014 info:fedora/o:mws.2330 Anonym: Le Spectateur français ou le Socrate moderne. Tome IV. Amsterdam: Frères Wetstein 1720, 361-366, Le Spectateur ou le Socrate moderne 4 060 1720 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Erziehung und Bildung Educazione e Formazione Education and Formation Educación y Formación Éducation et formation France 2.0,46.0

LX. Discours

Quid dulcius hominum generi à natura datum à quàm sui cuique liberi ?Cic.

Qu’est-ce que les Hommes ont de plus cher au monde que leurs propres Enfans ?

Après avoir réfléchi en dernier lieu sur tous les malheurs auxquels la vie des Hommes est sujette, & comparé ceux de la Vieillesse avec ceux de l’Enfance, je trouve que les calamitez des Enfans viennent presque toujours de la négligence ou de la mauvaise conduite de leurs Peres ou de leurs Proches, & que celles des Vieillards tirent leur source de la vie qu’ils ont menée. J’ai ici l’histoire d’un jeune garçon & d’une jeune Fille depuis leur enfance jusques à leur Mariage, & je ne saurois donner à mes Lecteurs un Portrait plus naïf d’un tems mal emploïé, ou du dégoût qui accompagne une mauvaise Education, que ceux qu’on voit dans les deux Lettres authentiques que j’ai reçues de leur part. D’un autre côté, je renvoie les Peres & les Meres qui élevent mal leurs Enfans à la Sentence qui est à la tête de ce Discours, & cela doit sufire pour les ramener à leur devoir.

Lettre d’un jeune Gentilhomme élevé trop sévérement.

Mr. le Spectateur,

« J’entre dans ma vingt & unième Année, & je ne sache pas avoir eu de ma vie un jour agréable, depuis que j’ai commencé à raisonner, jusques à celui de mon Mariage, qui est le tems auquel les autres Hommes perdent leur liberté, à ce qu’on dit. Je suis Fils d’un Gentilhomme, qui a de grands biens, & qui, pour me garantir des vices de la Jeunesse, résolut de ne me laisser voir aucun objet qui pût me donner le moindre plaisir. A l’âge de dix ans, je fus envoïé à une Ecole Latine, dont le Maître avoit des ordres formels, qu’on renouvelloit à chaque Poste, de me traiter sévérement, & de n’avoir aucun égard aux richesses, dont je devois être l’heritier. A quinze ans, on me conduisit à l’Université, où je vêcus, graces à la bonne politique de mon Pere, dans le plus triste état du monde & une misere afreuse, jusqu’à ce qu’on me crut digne du Mariage, & qu’on me rapella pour m’unir avec la Dame, qui vous écrit la Lettre suivante. Lors qu’on nous fit entrevoir, nous conclumes tous deux que nous ne pouvions pas être plus mal ensemble, que nous l’étions séparez ; de sorte que nous entrames dans les sacrez liens, pour nous mettre en liberté. Mon Pere dit à present que je suis un Hom-me, & que je puis lui parler tout de même qu’un autre. Je suis &c. »

Richard l’Afranchi.

Lettre d’Une jeune Dame élevée avec trop de complaisance.

Mr. le Spectateur,

«  Je devins grande & volage auprès de ma Mere, qui est une Veuve de bonne humeur, & qui ne se mettoit pas en peine de me façonner pour le monde, ni de me produire en Compagnie : Mais il y a environ deux ans & demi qu’un de mes Oncles, qui est mon Tuteur, m’envoïa dans une Ecole, où l’on élevé de jeunes Demoiselles, avec ordre à la Maîtresse qu’on ne me croisat en rien, sous prétexte qu’on ne m’avoit déja que trop chagrinée. Il n’y avoit guère plus d’un Mois que j’y étois en pension, lors que, je vis du Gruau d’aveine sur le Dressoir de la Cuisine ; j’en mis deux ou trois grains dans la bouche, que je trouvai à mon goût ; là-dessus j’en volai une poignée, je me retirai dans ma chambre, où je le mâchai ; &, durant deux Mois de suite, je ne manquai jamais de prendre la Dîme sur chaque sou de ce Gruau qui entroit dans la maison : Une autre fois que je badinois avec une Pipe entre les dents, le bout vint à se casser, & les morceaux, que j’en rejettai d’abord, laisserent une aprêté si agréable sur ma langue, que je ne pûs me retenir d’en mâcher tout le reste. Ainsi j’abandonnai le Gruau d’aveine, & je me fixai aux Pipes trois Mois de suite ; dans cet espace de tems, j’en consumai 37, jusques à l’embouchure, quoi qu’elles fûssent sales : Un bon Vieillard, Pere de la Maîtresse, à qui elles étoient, ne s’en fut pas plûtôt aperçu, qu’il enferma les blanches ; ce qui me reduisit à renoncer aux Pipes, & à lêcher de la Craie. Dégoûtée bientôt de celle-ci, je m’avisai de ronger toute la Cire rouge, dont les Billets de notre dernier Bal étoient cachetez, & trois semaines après, toute la Cire noire qui étoit sur les Billets d’enterrement qu’on avoit envoïé à notre bon Homme. Deux Mois ensuite, je vêcus de Pierres de foudre, dont les unes sont longues, les autres rondes & bleuâtres, que je trouvai dans le Gravier de notre Jardin. Elles me paroissoient d’un goût exquis ; mais lors qu’elles vinrent a manquer, j’accrochai les dents & les grifes, presque une Année entiere, à la muraille du Jardin, dont je décroutai & dévorai un demi-pié en profondeur vers la Cour de la Maison voisine. Il me sembloit alors que j’étois la plus heureuse créature du monde, & je ne doute pas, à vous dire le vrai, que je ne l’eusse percée d’un bout à l’autre, si je l’avois euë dans ma Chambre ; mais je devins si lente à me remuer & d’une si grande paresse, qu’il me falut chercher de quoi me satisfaire plus près de mon Gîte. Pleine d’une Envie démesurée pour les Charbons, je croquois tout ce qui m’en tomboit sous la main, & j’en avois déjà consumé plus qu’il n’en auroit falu, à coup sûr, pour dresser mon Repas de Nôces, lors que mon Oncle arriva pour me ramener au Logis. Il étoit en bas dans la Sale, avec la Maîtresse, lors qu’on me fit descendre. Accoutumée à l’apeller mon Pere, je me jettai d’abord à ses piez, pour recevoir sa Bénédiction ; mais le bon Gentilhomme, surpris de me voir, au lieu de me la donner, tourna les yeux vers la Maîtresse, & lui demanda, si c’étoit bien là sa Fille, en me montrant avec le doigt. Celle-ci, ajouta-t-il, est l’Image de la Mort. Ma Fille avoit de l’embonpoint, la couleur fraîche & vermeille, & crevoit de santé ; mais celles-ci paroit demi-morte de faim ; c’est un véritable Squelette. La Maîtresse, qui est certainement une bonne & brave Femme, assûra mon Oncle, que je n’avois manqué de rien, & lui dit aussi que je m’étois toûjours amusée à gruger quelque vilainie, & que les pâles couleurs m’avoient réduite dans l’état où il me voïoit ; mais qu’il lui avoit ordonné lui-même de ne me point contrequarrer en quoi que ce fût. Tout cela ne servit qu’à irriter mon Oncle, sans lui dessiller les yeux sur mon chapitre ; de sorte qu’il païa d’abord ma Pension, & me prit avec lui.

Peu de tems après mon arrivée à la Maison maternelle, je vis un Dimanche à l’Eglise (je ne l’oublierai de ma vie) un jeune Gentilhomme du voisinage, qui me plut beaucoup ; il me revenoit mieux qu’aucun autre que j’eusse encore vû, & je souhaitai dès-lors de lui être aussi agréable. Dès le lendemain, son Pere l’amena chez nous pour nous rendre visite : On nous laissa même tout-seuls, avec des instructions, de part & d’autre, de nous aimer, nous obéimes tous deux de si bon cœur, qu’au bout de trois semaines, nous fumez mariez ensemble. Je ne tardai pas à recouvrer ma santé, avec la fraicheur de mon teint, & je me trouve à present heureuse tout le long du jour. Ainsi je vous prie, Mr. le Spectateur, de vouloir inventer quelque nom qui caractérise bien ces Demoiselles à fantaisies musquées, soit qu’on les distingue en Mangeuses de vilainies, en Mâcheuses de Gruau d’Avoine, en Croqueuses de Pipes, en Lêcheuses de Craie, en Rongeuses de Cire, en Avaleuses de Charbon, en Décrouteuses de Murailles, ou en Racleuses de Gravier : Aïez la bonté, mon cher Moniseur, de mettre tout en œuvre pour décourager & tourner en ridicule cette démangeaison inconcevable, qui a tant d’empire sur les jeunes Filles, & de les avertir qu’elles pourroient bien ne pas trouver si tôt une aussi bonne Fortune que celle de vôtre &c. »

Sabine Verdun, à present Sabine l’Afranchi.

LX. Discours Quid dulcius hominum generi à natura datum à quàm sui cuique liberi ?Cic. Qu’est-ce que les Hommes ont de plus cher au monde que leurs propres Enfans ? Après avoir réfléchi en dernier lieu sur tous les malheurs auxquels la vie des Hommes est sujette, & comparé ceux de la Vieillesse avec ceux de l’Enfance, je trouve que les calamitez des Enfans viennent presque toujours de la négligence ou de la mauvaise conduite de leurs Peres ou de leurs Proches, & que celles des Vieillards tirent leur source de la vie qu’ils ont menée. J’ai ici l’histoire d’un jeune garçon & d’une jeune Fille depuis leur enfance jusques à leur Mariage, & je ne saurois donner à mes Lecteurs un Portrait plus naïf d’un tems mal emploïé, ou du dégoût qui accompagne une mauvaise Education, que ceux qu’on voit dans les deux Lettres authentiques que j’ai reçues de leur part. D’un autre côté, je renvoie les Peres & les Meres qui élevent mal leurs Enfans à la Sentence qui est à la tête de ce Discours, & cela doit sufire pour les ramener à leur devoir. Lettre d’un jeune Gentilhomme élevé trop sévérement. Mr. le Spectateur, « J’entre dans ma vingt & unième Année, & je ne sache pas avoir eu de ma vie un jour agréable, depuis que j’ai commencé à raisonner, jusques à celui de mon Mariage, qui est le tems auquel les autres Hommes perdent leur liberté, à ce qu’on dit. Je suis Fils d’un Gentilhomme, qui a de grands biens, & qui, pour me garantir des vices de la Jeunesse, résolut de ne me laisser voir aucun objet qui pût me donner le moindre plaisir. A l’âge de dix ans, je fus envoïé à une Ecole Latine, dont le Maître avoit des ordres formels, qu’on renouvelloit à chaque Poste, de me traiter sévérement, & de n’avoir aucun égard aux richesses, dont je devois être l’heritier. A quinze ans, on me conduisit à l’Université, où je vêcus, graces à la bonne politique de mon Pere, dans le plus triste état du monde & une misere afreuse, jusqu’à ce qu’on me crut digne du Mariage, & qu’on me rapella pour m’unir avec la Dame, qui vous écrit la Lettre suivante. Lors qu’on nous fit entrevoir, nous conclumes tous deux que nous ne pouvions pas être plus mal ensemble, que nous l’étions séparez ; de sorte que nous entrames dans les sacrez liens, pour nous mettre en liberté. Mon Pere dit à present que je suis un Hom-me, & que je puis lui parler tout de même qu’un autre. Je suis &c. » Richard l’Afranchi. Lettre d’Une jeune Dame élevée avec trop de complaisance. Mr. le Spectateur, «  Je devins grande & volage auprès de ma Mere, qui est une Veuve de bonne humeur, & qui ne se mettoit pas en peine de me façonner pour le monde, ni de me produire en Compagnie : Mais il y a environ deux ans & demi qu’un de mes Oncles, qui est mon Tuteur, m’envoïa dans une Ecole, où l’on élevé de jeunes Demoiselles, avec ordre à la Maîtresse qu’on ne me croisat en rien, sous prétexte qu’on ne m’avoit déja que trop chagrinée. Il n’y avoit guère plus d’un Mois que j’y étois en pension, lors que, je vis du Gruau d’aveine sur le Dressoir de la Cuisine ; j’en mis deux ou trois grains dans la bouche, que je trouvai à mon goût ; là-dessus j’en volai une poignée, je me retirai dans ma chambre, où je le mâchai ; &, durant deux Mois de suite, je ne manquai jamais de prendre la Dîme sur chaque sou de ce Gruau qui entroit dans la maison : Une autre fois que je badinois avec une Pipe entre les dents, le bout vint à se casser, & les morceaux, que j’en rejettai d’abord, laisserent une aprêté si agréable sur ma langue, que je ne pûs me retenir d’en mâcher tout le reste. Ainsi j’abandonnai le Gruau d’aveine, & je me fixai aux Pipes trois Mois de suite ; dans cet espace de tems, j’en consumai 37, jusques à l’embouchure, quoi qu’elles fûssent sales : Un bon Vieillard, Pere de la Maîtresse, à qui elles étoient, ne s’en fut pas plûtôt aperçu, qu’il enferma les blanches ; ce qui me reduisit à renoncer aux Pipes, & à lêcher de la Craie. Dégoûtée bientôt de celle-ci, je m’avisai de ronger toute la Cire rouge, dont les Billets de notre dernier Bal étoient cachetez, & trois semaines après, toute la Cire noire qui étoit sur les Billets d’enterrement qu’on avoit envoïé à notre bon Homme. Deux Mois ensuite, je vêcus de Pierres de foudre, dont les unes sont longues, les autres rondes & bleuâtres, que je trouvai dans le Gravier de notre Jardin. Elles me paroissoient d’un goût exquis ; mais lors qu’elles vinrent a manquer, j’accrochai les dents & les grifes, presque une Année entiere, à la muraille du Jardin, dont je décroutai & dévorai un demi-pié en profondeur vers la Cour de la Maison voisine. Il me sembloit alors que j’étois la plus heureuse créature du monde, & je ne doute pas, à vous dire le vrai, que je ne l’eusse percée d’un bout à l’autre, si je l’avois euë dans ma Chambre ; mais je devins si lente à me remuer & d’une si grande paresse, qu’il me falut chercher de quoi me satisfaire plus près de mon Gîte. Pleine d’une Envie démesurée pour les Charbons, je croquois tout ce qui m’en tomboit sous la main, & j’en avois déjà consumé plus qu’il n’en auroit falu, à coup sûr, pour dresser mon Repas de Nôces, lors que mon Oncle arriva pour me ramener au Logis. Il étoit en bas dans la Sale, avec la Maîtresse, lors qu’on me fit descendre. Accoutumée à l’apeller mon Pere, je me jettai d’abord à ses piez, pour recevoir sa Bénédiction ; mais le bon Gentilhomme, surpris de me voir, au lieu de me la donner, tourna les yeux vers la Maîtresse, & lui demanda, si c’étoit bien là sa Fille, en me montrant avec le doigt. Celle-ci, ajouta-t-il, est l’Image de la Mort. Ma Fille avoit de l’embonpoint, la couleur fraîche & vermeille, & crevoit de santé ; mais celles-ci paroit demi-morte de faim ; c’est un véritable Squelette. La Maîtresse, qui est certainement une bonne & brave Femme, assûra mon Oncle, que je n’avois manqué de rien, & lui dit aussi que je m’étois toûjours amusée à gruger quelque vilainie, & que les pâles couleurs m’avoient réduite dans l’état où il me voïoit ; mais qu’il lui avoit ordonné lui-même de ne me point contrequarrer en quoi que ce fût. Tout cela ne servit qu’à irriter mon Oncle, sans lui dessiller les yeux sur mon chapitre ; de sorte qu’il païa d’abord ma Pension, & me prit avec lui. Peu de tems après mon arrivée à la Maison maternelle, je vis un Dimanche à l’Eglise (je ne l’oublierai de ma vie) un jeune Gentilhomme du voisinage, qui me plut beaucoup ; il me revenoit mieux qu’aucun autre que j’eusse encore vû, & je souhaitai dès-lors de lui être aussi agréable. Dès le lendemain, son Pere l’amena chez nous pour nous rendre visite : On nous laissa même tout-seuls, avec des instructions, de part & d’autre, de nous aimer, nous obéimes tous deux de si bon cœur, qu’au bout de trois semaines, nous fumez mariez ensemble. Je ne tardai pas à recouvrer ma santé, avec la fraicheur de mon teint, & je me trouve à present heureuse tout le long du jour. Ainsi je vous prie, Mr. le Spectateur, de vouloir inventer quelque nom qui caractérise bien ces Demoiselles à fantaisies musquées, soit qu’on les distingue en Mangeuses de vilainies, en Mâcheuses de Gruau d’Avoine, en Croqueuses de Pipes, en Lêcheuses de Craie, en Rongeuses de Cire, en Avaleuses de Charbon, en Décrouteuses de Murailles, ou en Racleuses de Gravier : Aïez la bonté, mon cher Moniseur, de mettre tout en œuvre pour décourager & tourner en ridicule cette démangeaison inconcevable, qui a tant d’empire sur les jeunes Filles, & de les avertir qu’elles pourroient bien ne pas trouver si tôt une aussi bonne Fortune que celle de vôtre &c. » Sabine Verdun, à present Sabine l’Afranchi.