PERS. Sat. ii 28
Il vous permet de lui arracher sa plaisance
Barbe.
Westminster avec le Chevalier De Coverly, je pris garde qu’il s’arrêtoit
plus long tems qu’à l’ordinaire devant le Buste d’un venerable
Vieillard. Je ne savois qu’en penser, lors que tout d’un coup il me
fit signe de regarder cette Figure, & qu’il me demanda si je ne
trouvois pas que nos Ancêtres paroissent plus sages avec leurs
Barbes que nous sans un poil au menton. ajouta-t-il, lors
que je me promene dans ma Galerie à la Campagne, & que j’y vois
mes Ancêtres, dont la plûpart moururent avant qu’ils eussent ateint
un âge Abrahams, vos Isaacs & vos Jacobs, tels
qu’on les represente dans nos anciennes Tapisseries, avec des Barbes
qui leur pendent plus bas que la Ceinture, & qui font la moitié
de tout l’ouvrage. » Il me dit d’ailleurs que, si je voulois
recommander les Barbes dans un de mes Discours, & rétablir nos Visages dans leur ancienne
dignité, il ne manqueroit pas d’en donner lui-même l’Exemple, &
de porter une grosse Moustache, pourvû que je l’avertisse un Mois
d’avance.
Je sourîs à l’ouïe de sa Proposition, mais lors que nous nous fûmes séparez, je ne pûs éviter de réfléchir sur les métamorphoses que nos Visages ont essuïées à cet égard.
La Barbe, suivant l’idée de mon Ami le Chevalier, fut, durant bien
des siécles, le type ou la marque de la Sagesse. Lucien raille, en divers endroits, les
Philosophes de son tems qui tachoient de se surpasser les uns les
autres par la longueur de leurs Barbes ; & il nous represente un
Savant, qui aspiroit à une Chaire de Professeur en Philosophie,
comme incapable de la remplir, parce qu’il avoit la Barbe trop
courte.
Elien, dans ce qu’il raporte de Zoïle, Homere & de Platon, & qui se croïoit plus habile
que tous ceux qui l’avoient précedé, nous dit que ce fameux Critique
portoit une longue Barbe qui lui pendoit sur la poitrine, mais qu’il
avoit toûjours la tête rase. Il craignoit sans doute que ses Cheveux
ne fussent comme autant de rejettons, qui auroient pû s’attirer,
s’il les avoit laissé croître, tout le suc de sa Barbe, & la
dégarnir par ce moien.
J’ai lû quelque part qu’un Pape avoit refusé d’accepter un Exemplaire
des Ouvrages d’un Saint, qu’on lui presentoit, parce que la
Taille-douce du Saint, mise à la tête du Livre, étoit sans Barbe.
Nous voyons par tous ces Exemples qu’on avoit autrefois une grande veneration pour les Barbes ; & qu’un Barbier n’avoit pas alors la permission, qu’on lui a donnée depuis environ un demi-siécle, de faire ces terribles dégats sur les visages des Savans.
Espagnols,
entre autres, étoient fort chatouilleux sur cet Article. Don
Quevedo, dans sa troisiéme Vision sur le
Jugement dernier, pousse bien le ridicule de cette délicatesse, lors
qu’il nous dit qu’un de ses orgueilleux Compatriotes, après avoir
reçu sa Condamnation,
Si nous examinons l’Histoire de nôtre Isle, nous verrons que la Barbe
y fleurissoit sous C’est un mot
l’Heptarchie
Je ne trouve que peu de Barbes dignes de remarquer sous la regne de
Jaques I.
Durant nos Guerres civiles, il en parut une, qui fait une trop belle
figure dans l’Histoire, pour n’en prendre pas quelque connoissance ;
je veux dire celle du redou-ii.Tome, & de la 383. du
iii.Hudibras, dont Butler nous a laissé la description en ces termes :
Servoit de grace à son visage,
Et relevoit en même tems
L’éclat de tous ses beaux talens :
La figure en étoit quarrée,
Et la couleur fort bigarrée ;
Le haut d’un blanc de petit Lait,
Le bas d’Orange & gris parfait.
La Moustache continua quelque tems parmi nous après l’extirpation des Barbes ; mais je n’entamerai pas ici un si noble sujet, parce que je l’ai discuté au long dans un Traité particulier, que je garde par devers moi en Manuscrit.
Si le projet de mon Ami le Chevalier, pour l’introduction des Barbes,
pouvoit réüssir, il est à craindre que la Vanité du Siécle n’en
rendît la Mode fort onereuse. Il n’y a nul doute que nos Damoiseaux
n’en missent d’abord de postiches de la couleur la plus blonde,
& d’une longueur excessive. Une belle Barbe, de la taille de
celles qu’on voit dans nos anciennes Tapisseries, & que Mr.de
Coverly semble aprouver, ne coûteroit pas
moins de vingt Guin-d’Esculape, vaudroit à peine davantage, qu’une de nos
Barbes portée jusqu’à l’excès de la Mode.
D’ailleurs il est incertain si nos Dames ne voudroient pas suivre la
Mode, lors qu’elles vont se promener à Cheval. Elles y paroissent
déja avec le Chapeau & le Plumet, le Juste-au-corps & la
Perruque ; & je ne vois aucune raison qui les empêchât de
vouloir se munir en même tems d’une Barbe à la
Cavalière.
Peut-être que je donnerai une autre fois la Morale de ce Discours.
X.