Zitiervorschlag: Pierre Carlet de Marivaux (Hrsg.): "IV. Feuille", in: L'Indigent philosophe ou l'homme sans souci, Vol.1\004 (1752), S. 177-194, ediert in: Ertler, Klaus-Dieter (Hrsg.): Die "Spectators" im internationalen Kontext. Digitale Edition, Graz 2011- . hdl.handle.net/11471/513.20.1265 [aufgerufen am: ].


Ebene 1►

Quatrième feuille.

Ebene 2► Ebene 3► Metatextualität► Retournons à cette Dame que j’ai si joliment comparée à Jupiter, & qui trouvoit que je ne jouois pas mal, ensuite assez bien ; après quoi : ◀Metatextualität Allgemeine Erzählung► mais ce garçon-là sera bon, s’écrioit-elle à haute voix, je vous assure qu’il sera bon : car elle ne s’embarrossoit pas de nous interrompre, nous n’étions pas un spectacle assez grave pour elle : cet Acteur-là promet beaucoup, il me surprend : comment donc ! il a du feu, des attitudes, une voix touchante : & ce n’étoit pas là ce qu’elle vouloit dire, elle trichoit sur sa véritable pensée, car je crois qu’elle n’entendoit [178] rien à ce que je valois, non plus qu’à ce que je ne valois pas : mais comme j’étois un gros garçon de bonne mine, qualité qui étoit fort de sa compétence ; & qu’elle voyoit aussi que les autres femmes me trouvoient ragoûtant, je suis persuadé qu’en me louant son intention étoit de me donner encore plus de relief dans l’esprit des autres, afin que le goût que je prendrois pour elle en fît plus d’honneur à ses charmes, car elle avoit résolu que j’en prendrois, parce qu’elle avoit dessein par galanterie d’en prendre elle-même, non pas à cause de mes beaux yeux, mais à cause du bel air : elle s’étoit mis dans l’esprit que c’étoit la maniere du grand monde ; voilà ce qu’elle avoit rapporté de son voyage de Paris.

Mais, la pauvre Dame ! il ne lui appartenoit pas de se donner de pareils airs avec son cœur de Province ; ces cœurs-là n’entendent pas raillerie, ils ne sont pas assez dégourdis pour cela, & cette femme du grand monde fit bientôt avec moi la franche Provinciale ; elle m’aima tout de bon, mais d’un amour de Roman, [179] de cet amour qui fait qu’on soupire, qui a des délicatesses qui ne finissent point, des langueurs de sentiments à perte de vue ; elle alloit au grand dessein, car elle en vouloit à mon cœur directement ; nous ne traitions que de cela ensemble, & que de la beauté sublime qu’il y avoit à aimer bien tendrement : & effectivement, je crois que cela est beau quand on peut s’en entêter : mais moi je ne trouvois point de prise à ce beau-là, sa tendre spiritualité me faisoit bâiller, il me sembloit qu’elle passoit tout son temps à admirer la finesse des choses qu’elle sentoit, je crois que mon ingratitude l’amusoit ; car c’est ainsi qu’elle appeloit mon défaut d’attention et de délicatesse ; jamais elle n’étoit si fort en goût de tendresse que quand elle n’étoit pas contente de moi, son cœur se délectoit dans les reproches qu’elle me faisoit ; cela m’auroit pénétré l’âme, si j’avois pu y entendre quelque chose : ah ! les admirables sentiments ! mais je n’en eus que cela, il ne tint qu’à mon cœur de faire bonne chere, & voilà tout : si j’avois passé un an dans cette Ville, peut-être cette âme si délicate [180] se seroit-elle humanisée ; car, comme on dit, il n’y a point de chemin qui ne mène à Rome : ces personnes qui en fait d’amour ne veulent qu’un commerce de purs sentiments, qui ont mis toute leur complaisance à soupirer tendrement, & qui ne cherchent qu’à lutter de délicatesse avec vous, laissez-les faire les pauvres gens ; tenez, toute cette tendresse les apprivoise pour l’amour, c’est un circuit que le diable leur fait faire, & qui les mene sans qu’ils le sçachent, où vous les attendez, ils y viendront, ne vous embarrassez pa ; c’est seulement qu’ils prennent le plus long : mais on vous les étourdit pendant la marche, & ils arriveront comme vous les voulez:

Pour moi, je n’eus pas le loisir d’attendre la Dame en question, & je la quittai dans le fort de ses délicatesses : je ne m’en souciois gueres ; car outre que je n’y trouvois pas grand ragoût, c’est qu’elle y mettoit un ridicule qui les rendoit encore plus fades. ◀Allgemeine Erzählung

Metatextualität► Mais j’ai mal arrangé mon récit ; voilà cette Dame que je quitte, & je ne vous ai pas encore conté comme quoi nous fîmes connoissance ensem-[181]ble : ma foi, arrangez cela vous-même, ou bien prenez que je n’aye encore rien dit de nos amours ; allons, retournons où j’en étois : je sçais bien que je voulois boire, & jamais je ne me trompe, quand je me reprends là : c’est toujours où j’en suis; versez de rechef, à vous, que le Ciel vous le rende ; ah ! je me retrouve. ◀Metatextualität Allgemeine Erzählung► Je jouois une Tragédie, & la Dame louoit mon jeu, n’est-ce pas ? Voilà ce que c’est que le vin, je lui découvre tous les jours de nouvelles qualités, il me donne de la mémoire, il me l’ôte, il fait comme je veux : aussi je l’aime, aussi j’en bois : & plus j’en bois, plus je l’aime, caractère du véritable amour.

Or donc Metatextualität► (car si je me laissois faire, je ne finirois jamais, quand je parle du vin : c’est un grand présent que le Ciel nous a fait, primò la vie, ensuite du vin ; car si on ne vivoit pas, comment boire ? mais quelquefois boire, console de vivre ;) ◀Metatextualität or donc cette Dame en question trouva que je jouois à son goût, & les éloges qu’elle me donna me firent tant de bien qu’on ne parloit plus de moi dans la Ville que comme d’un petit prodige : Madame une [182] telle le trouve bon, disoit-on, elle qui revient de Paris ; & là-dessus, quand je passois, on me montroit du doigt, le voilà, & puis on me contemploit ; Metatextualität► mais passons cela, car je ne sçaurois le raconter sans rougir: ◀Metatextualität

Quand la Tragédie fut finie, tout le monde vint me féliciter, je ne sçavois à qui répondre ; vous m’avez enchanté, me disoit l’un, du ton d’un homme à qui il étoit bien glorieux d’avoir plû, & puis s’en tenoit là, mystérieusement ; l’autre se brouilloit dans un compliment qu’il vouloit me faire ; celui-ci cherchoit des termes scientifiques qui ne s’attendoient pas de servir jamais à mon éloge ; j’étois au milieu de tous ces admirateurs, quand la Dame cria : qu’il vienne, je veux lui parler : j’obéis, & j’allai saluer cette grande connoisseuse ; Fremdportrait► elle étoit encore jeune, passablement jolie, d’un embonpoint entre le gras et le maigre, veuve par-dessus le marché : ◀Fremdportrait elle étoit assise, & la compagnie faisoit un cercle autour d’elle, comme font des écoliers autour de leur Magister. Ebene 4► Dialog► Vous irez loin, me dit-elle, d’un air prophétique & sans appel, [183] vous irez loin; et toute la compagnie, faisant chorus, répétoit il ira loin. Quel âge avez-vous ? me dit-elle : vingt ans, Madame ; & par ma foi, je lui répondois par hazard, car je n’en sçavois rien moi-même : mais je le sçaurai toujours bien quand il me plaira, je n’en suis pas en peine : toujours vit qui n’est pas mort, & je pense que je suis au monde du jouer que je naquis. Avez-vous été à Paris ? oui, Madame : oh ! je ne m’étonne plus de la finesse de son jeu, il a vu les Comédiens de Sa Majesté ; mais à vingt ans jouer de cette force-là ! en vérité, il effacera tout : Madame, vous avez bien de la bonté, je suis charmé d’avoir pu vous divertir : oui, vous m’avez fait beaucoup de plaisir.

Tout le monde écoutoit notre conversation en silence & la bouche ouverte, on croyoit, en me voyant, voir tous les Comédiens de Sa Majesté : Lieutenante, dit-elle alors, nous soupons ce soir chez vous, emmenons-le avec nous. Lieutenante aussitôt de répondre qu’elle ne demandoit pas mieux : Lieutenant son mari, qui étoit dans la foule, de crier brusque-[184]ment : oui-da, c’est bien dit, nous rirons, car il a de l’esprit ; allons, notre cher, c’est fort bien imaginé ; avez-vous de l’appétit ? il est en âge de cela ; mais il se fait tard, donnez-moi la main : ◀Dialog ◀Ebene 4 Metatextualität► (c’est notre connoisseuse qui finit ainsi), ◀Metatextualität & qui, en s’appuyant sur moi sans façon, humilioit par là les Bourgeoises qui l’entouroient, & qui n’auroient pas osé être si dégagées qu’elle : c’étoit comme si elle leur avoit dit, vous êtes trop sottes pour être aussi hardies que moi, &il sembloit à la mine stupéfaite de ces Bourgeoises qu’elles répondoient que cela étoit vrai.

Or je tenois donc cette Dame sur le poing : Lieutenant marchoit derriere nous avec sa femme qu’il tenoit de même, & ce n’étoit qu’une singerie que sa femme lui faisoit faire ; car en retournant la tête pour voir cet Ecuyer, je vis qu’il étoit tout étonné de l’être, & qu’il étoit pris de respect pour cette cérémonie : il marchoit comme s’il avoit eu des entraves, & sa femme à son tour étoit toute émue de plaisir de se trouver menée par son mari : cela ne faisoit plus un ménage de Provin-[185]ce, & elle rougissoit de vanité.

Pour moi, la Dame que je menois m’entretenoit agréablement de mes talents pour le Théâtre, il y avoit même de la cajolerie dans ce qu’elle me disoit, mais des cajoleries qui ne craignoient point d’être entendues, & qui se moquoient de la retenue Provinciale : elle me trouvoit hardiment de bonne mine & d’une physionomie avantageuse ; & moi je m’extasiois à mon tour sur la gloire de ne pas déplaire à de si beaux yeux : c’étoit là ce qu’elle demandoit ; car en Province mettre de beaux yeux en avant, c’est dire qu’on aime, c’est donner son cœur, & demander celui des gens : je sentis tout cela à ses réponses, & nous n’étions pas encore arrivés chez le Lieutenant, que je lui en contois dans les formes ; il y eut un endroit de notre conversation où je lui baisai la main, & il n’y eut point d’inconvénient à cela, je ne vis jamais de main si souple ; cette main-là savoit fort bien son grand monde, c’est ce qui fit que je répétai : badin, je crois que ce n’est qu’une Scene que vous jouez : Dialog► ah ! Madame, c’est une vérité que je [186] sens ; Je n’en crois rien : ah ! ma belle Dame, repartois-je : oh ! pour belle, non; tout au plus jolie, à ce qu’on dit. ◀Dialog

Nous en étions là, quand nous entrames dans la maison ; on se mit à table, il y avoit assez bonne chere, nous mangeames en gens qui ne se régalent pas tous les jours, & je m’apercevois que ma Dame faisoit tout ce qu’elle pouvoit pour m’escamoter une partie de son appétit Bourgeois, & qu’elle vouloit me paroître familiarisée avec les bons morceaux ; mais ma foi l’appétit prenoit le dessus sur la vanité, elle avoit beau faire l’hypocrite sur sa gourmandise, les mêts la gagnoient malgré elle, & je voyois clairement qu’elle profitoit de la fête aussi bien que moi, & de même que nos hôtes qui avaloient de grand cœur : au reste on boit en mangeant, c’est la coutume, il faut la suivre ; allons, camarade, point de singularité, vivons comme tout le monde vit. Y a-t-il encore de ce jus dans le pot ? achevons s’il n’y en a gueres ; s’il y en a beaucoup, ne l’épargnons pas. ◀Allgemeine Erzählung

Allgemeine Erzählung► Metatextualität► Ecoutez bien, je vais vous conter maintenant ce qui advint des galante-[187]ries que nous nous dimes, cette Dame & moi, entre la poire & le fromage. ◀Metatextualität La Lieutenante, qui se piquoit d’être belle, m’avoit sourdement lorgné pendant le repas, non pas qu’elle sentît rien pour moi, mais c’est qu’il lui fâchoit d’être-là, sans tirer de moi à son tour une attestation qu’elle étoit aimable aussi-bien que son amie, & peut-être plus : son amie s’étoit aperçue de la diversion que la Lieutenante tâchoit de faire, & je vis bien qu’elle trouvoit cela ridicule, elle en sourioit en me parlant; l’autre s’en aperçut aussi ; le Lieutenant, qui aimoit le vin, s’amusoit à le boire sans remarquer ce qui se passoit, & moi je ne sçavois plus comment regarder pour ne point faire de jalouse : je ne me mettois à mon aise qu’en buvant ; car alors je n’étois obligé qu’à regarder mon verre : hors de là j’étois épié pour voir ce que je ferois de mes yeux : l’une à droite sembloit me dire, ne regardez donc que moi ; l’autre me disoit à gauche, pourquoi regardez-vous à droite ? & pour ne fâcher personne, je ne regardois souvent que devant moi.

L’amie de la Lieutenante ne pou-[188]voit pas comprendre comment mon goût hésitoit, je connoissois cela à son air ; & la Lieutenante, oubliant le respect qu’elle devoit à une femme qui avoit été à Paris, étoit fort scandalisée de la hauteur avec laquelle son amie prétendoit l’emporter sur elle : Paris tant qu’il vous plaira, on n’a que faire de l’avoir vu, pour avoir un beau visage ; & moi, malgré mon embarras, j’étois pourtant bien aise de me trouver comme cela entre deux vanités que j’avois fait naître, qui se disputoient ma faveur, & qui toutes deux attendoient leur sort de la fantaisie qui me prendroit ; je crus à la fin devoir partager mes faveurs, & honorer ces deux femmes de mes attentions à tour de rôle : mais cela ne décidoit rien : la Lieutenante se seroit bien contentée de mon indécision, car elle n’aspiroit qu’à mettre les choses en litige ; c’étoit assez pour ses charmes que d’être aussi avancés que des appas qui avoient pris le bon tour à Paris ; mais les appas façonnés à Paris se croyoient insultés de ne lutter qu’à force égale contre de si rustiques rivaux : le combat n’étoit pas supportable, & la Da-[189]me de Paris étoit outrée d’impatience ; enfin, n’y pouvant plus tenir : Ebene 4► Dialog► ecoutez-moi, me dit-elle en me tirant par le bras avec véhémence & brusquerie, je veux vous voir jouer dans le Comique, & mes avis ne vous seront pas inutiles ; car je m’y connois, & personne ici ne sçauroit ce que vous valez sans moi : ah ! Madame, dit alors la Lieutenante, d’un souris moqueur, tout le monde n’a pas comme vous trois mois de séjour à Paris : trois mois, Madame ! c’est l’autre qui répart ; dites cinq, s’il vous plaît, & quinze jours avec, entendez-vous ? & ces cinq mois-là, sans vanité, m’en ont plus appris que vous n’en sçaurez peut-être de votre vie : ah ! Madame, je ne suis pas curieuse de sçavoir mépriser les autres, & il me paroit que vous n’avez que cet avantage-là : vous ne vous y connoissez pas, Madame, je n’ai appris là-dessus qu’à avoir pitié de leur ignorance : & ici, Madame, on a compassion de ces pitiés-là, dit l’autre : et ici, Madame, on devroit prendre garde à qui l’on parle, reprit-on : hélas ! Madame, ne sçait-on pas qui vous êtes ? [190] faut-il des lunettes pour vous reconnoître ? en ce cas-là, prêtez-moi les vôtres : qu’appelez-vous mes lunettes ? mais vous êtes bien hardie, femme d’Elu : eh bien, qu’est-ce ? que vous a-t-il fait cet Elu, reprit le mari de l’Elue ? quel mal y a-t-il à porter lunettes ? Je m’en servois à vingt-cinq ans, moi ; vous pouvez bien en user à quarante, & vous n’en êtes pas plus vieille : ah ! Monsieur me dit-elle alors en se levant, j’étouffe, voilà des grossieretés qui me tuent ; je me meurs, reconduisez-moi, je vous prie : Jasmin, éclairez, partons ; moi, quarante ans, à une femme comme moi ! Et palsambleu, reprit l’Elu, est-ce que c’est offenser Dieu que d’avoir sa quarantaine ? A qui en avez-vous donc, notre bonne amie Taisez-vous, idiot, avec vos quarante sottises, s’écria-t-elle, en me prenant sous le bras, plus rouge que le feu ; vous ne méritez pas l’honneur que je vous ai fait de venir chez vous : eh bien, femme, il n’y a qu’à le reprendre, dit le bon homme : oh ! la reprise sera petite, ajouta l’Elu ; ◀Dialog ◀Ebene 4 mais l’autre étoit déjà en marche à ce dernier coup de langue, & se con-[191]tenta de jetter un regard qui auroit voulu être un coup de foudre ; & puis nous partimes. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 3

Mon camarade en étoit-là de son histoire, quand nous entendimes du bruit dans la rue ; c’étoit un Ambassadeur qui alloit passer ; nous n’avions plus de vin : mon camarade paya, & nous descendimes; après quoi nous nous perdimes dans la foule, & je ne le vis plus du reste de la journée : il me promit en me quittant de continuer son histoire, quand nous nous reverrions, l’occasion ne s’en est pas encore trouvée, & cela viendra : c’est un gaillard qui me fera rire ; mais je le lui rendrai bien, ma vie vaut bien la sienne.

Selbstportrait► Par ma foi, plus j’examine mon état, & plus je m’en loue : si j’étois dans le monde, apparemment que j’aurois quelque charge, je serois marié, j’aurois des enfants : sa charge, il faut la faire ; sa femme, il faut la supporter ; ses enfants, il faut les élever, & puis les marier après, c’est-à-dire ne garder que la moitié de sa vie, & se défaire de l’autre en leur faveur, c’est la règle : ◀Selbstportrait n’est-ce pas là quelque [192] chose de bien touchant que ce tracas ? Allgemeine Erzählung► je connois des gens qui ont tout ce que je dis là, femme, charge, & enfants, & qui sont riches: je les vois pensants, ils rêvent creux, ils ont des physionomies sérieuses, qui servent de reméde à l’envie de rire ; parlez-leur, ils se plaignent toujours : c’est de leur femme qui joue : c’est de l’Etat qui va mal ; c’est du Ciel ; il ne pleut pas à leur fantaisie ; c’est du chaud, c’est du froid, d’un fils libertin, d’une fille coquette, d’une troupe de valets qui les servent mal, & les pillent bien ; après cela, c’est des amis qu’il faut régaler, & qui ne seront peut-être pas contents, qui ont plus d’envie de compter vos plats que de les manger ; c’est leur vanité qui vient voir si la vôtre soutient Noblesse ; leur faites-vous trop bonne chere ? ils vous trouvent superbes & fastueux, vous les irritez, parce que vous leur rendez la revanche onéreuse : Les régalez-vous de bon cœur, mais frugalement, faute de pouvoir faire mieux ? votre bon cœur est un sot qui ne leur apprête qu’à turlupiner de vos moyens : serez-vous assez bien meublé pour eux, avez-vous [193] assez de valets ? ils prendront garde à tout cela : vous le sçavez, vous craignez ce qu’ils en penseront, vous avez peur de rougir devant eux, il s’agit de leur considération ou de leur mépris, le coup de chapeau désormais sera plus honnête ou plus cavalier, selon l’état où ils vous trouveront : car enfin, tâtez-vous vous-même, voyez si, suivant le hazard de ces choses-là, un homme ne vous est pas plus ou moins important dans le monde. Allez-vous manger volontiers chez des gens d’un étalage médiocre, qui donnent de tout leur cœur, mais qui ne peuvent que donner peu ? leur amitié vous pique-t-elle ? vous honorez-vous fort de les connoître ? parlez-vous d’eux souvent ? non, ce sont de bonnes gens que vous aimez bien ; mais pour les laisser là ; leur commerce ne vous pare point, votre orgueil n’y gagne rien, ce ne sont point-là les connoissances qui vous donnent du nom, qui vous vantent dans l’esprit des autres ; vous-même vous ne vous souciez gueres de ceux qui n’ont que de pareils amis, vous voulez que les vôtres fassent du fracas, & vous vou-[194]lez en faire aussi, pour être recommandé à leur amour propre, pour être sur la liste de ceux qu’on peut voir en toute sûreté d’orgueil. Avec qui est-il ? dira-t-on en vous montrant. Avec Monsieur un tel, avec Madame une telle. Oh ! voilà qui va bien, on parlera de vous, on vous citera, vous en serez digne : & qui est ce Monsieur un tel dont le commerce vous est si honorable ? Hélas ! le plus souvent il n’est rien lui, quant à son esprit, son cœur & ses vertus ; mais il a bon équipage, un bon cuisinier, il fait de la dépense, il se donne de bons airs, on le voit aux spectacles, les Dames le saluent, les hommes l’accueillent : c’est un homme enfin. Non, je dis mal, ce n’est pas un homme, c’est un riche, un possesseur de grandes places, un Seigneur ; & on voit partout des gens qui sont tout cela, sans mériter le grand nom d’homme ; car qu’est-ce qu’un homme ? Est-ce la naissance qui le fait ? non, appellez-le comme vous voudrez, elle ne le fait que le fils de son père, &c. ◀Allgemeine Erzählung ◀Ebene 2 ◀Ebene 1