Spectateur Anglois avoit établi des Bureaux d’adresse, où differens Particuliers lui envoyoient des lettres, qu’à leur priere il inseroit dans ses discours. Or mon confrere vaut mieux que moi, puisqu’il pense mieux & qu’il est venu le premier. Ainsi, je
Monsieur le Spectateur,
Peut-être êtes-vous quelquefois embarrassé de trouver le sujet de vos Feuilles, & ma situation vous en fournit un que vous pouvez rendre utile & agréable.
Sur cela, vous allez croire que je suis heureux. Eh ! non, mon cher Monsieur ; j’ai une femme qui broche sur le tout, & qui m’enleve tous les avantages de ma fortune, de mon tempérament, & de mon caractere : je suis triste, en dépit de mon humeur joyeuse ; je vis dans la pauvreté, en dépit de mon bien, dont j’ai bonne envie de jouir, & suis toujours valétudinaire, en dépit de la meilleure santé du monde.
C’est qu’elle est jalouse, direz-vous : Non, je ne lui vis jamais la moindre vapeur de jalousie. Si c’étoit-là son mal, je l’en guérirois. Je laisse la femme d’autrui en repos ; la mienne me plaît, comme je vous dis ; & je suis trop paresseux pour me donner la peine d’être coquet. D’où vient donc qu’elle est mon fléau ? c’est qu’elle est avare ; mais dans un excès qui feroit plus l’admiration que l’exemple de l’Avare le plus déterminé : je ne suis pas même assez méchant pour donner ici son portrait en entier, & pour exposer fidelement toute l’industrie de son avarice : je supprimerai ce détail par charité pour les Avares, que je regarde encore comme mon prochain, quoique bien des personnes leur disputent cette qualité. Ces pauvres gens se pendroient peut-être à la vue de mille petites dépenses qu’ils font depuis long-tems, qu’ils croyent bonne-
D’ailleurs, je suis trop bon serviteur du Roi ; & dans le détail qu’il faudroit faire, il y auroit bien des choses qui instruiroient à blesser ses interêts, aussi bien que ceux d’un nombre de marchands, dont je pourrois causer la banqueroute.
Par exemple, ma femme n’écrit jamais de lettre, & n’en reçoit jamais. Pour en écrire, il en coute une feuille de papier : pour en recevoir, il en coûte le port. Oh ! voyez, s’il vous plaît, ce que deviendroient la vente du papier & le revenu des Postes, si tous les avares pensoient de même.
Et c’est-là le moindre des articles que je pourrois citer. Tous les jours elle en imagine de nouveaux, qui, s’ils prenoient crédit, couperoient la gorge aux Cuisiniers, aux Artisans, aux Ouvriers ; livreroient toutes les marchandises aux vers, casseroient aux gages les deux tiers des matelots, parce que la navigation pour le commerce seroit inutile, feroient cesser les Manufactures & tomber la Répu-
L’heure du souper arrive ; deux moineaux bien affamés n’auraient pas eu trop de ce qu’on apporta sur la table. Ma foi, mes enfans & moi nous changeames de couleur à notre tour : lui dis-je, il n’y a pas là de quoi manger. Vous vous trompez, me dit-elle ; car je ne souperai point. La condition de votre estomac est bien malheureuse, lui répondis-je, en plaisantant d’un air contraint ; mais je vous avertis que le mien n’est pas si endurant. Là-dessus je mangeai un morceau, faute d’en pouvoir manger deux, à moins que de voler la part de quelqu’autre : ensuite, je me retirai : deux heures après ma femme tomba en foiblesse de pure me dit-elle, c’est ce chapon que je n’ai pu digerer.
Vous concevez bien, Monsieur, que cette abstinence presque éternelle doit répandre un air de langueur sur tous les visages de ma maison ; aussi, quand je reviens chez moi, je crois rentrer dans un désert ; car il y règne un calme si triste ; la cuisine est si froide ; mes enfans sont si sobres, si sérieux ; leur sang apparemment a si peu d’esprits ; il circule si lentement ; moi-même, à l’aspect de tout cela, je demeure si abattu, si consterné, qu’actuellement en vous racontant seulement la chose, & quoiqu’absent de chez moi, il me prend, de mélancholie, un engourdissement par tout le corps.
Vous ne manquerez pas de me dire que je suis le maître, & que, si je souffre, c’est à ma complaisance à qui je dois m’en prendre. Il est vrai ; je n’ai pû jusqu’ici me résoudre à dire d’un ton ferme à ma femme, je veux. Je suis l’homme du monde le plus foi-
Sçavez-vous, Monsieur, comment je me comporte, quand la patience m’échappe avec elle ? Je retiens ma colere ; je pars subitement de chez moi, & vais du même pas lui faire emplette d’un habit neuf. Cet habit est plus ou moins magnifique, suivant que je suis plus ou moins en colere. Il y a deux mois que j’étois si outré, que je lui levai une étoffe toute d’or : elle s’évanouit en la voyant, &
Après quoi, si vous ne réussissez point, mon parti est pris ; & tout franc, j’ai résolu de m’en délivrer : non que je veuille employer ni fer, ni poison contr’elle au moins ; je n’en suis pas capable, & ce n’est pas là ce que je veux dire. J’ai, pour la faire mourir, des moyens plus innocens, qui se mocquent de toute recherche, & qui, je crois, ne blessent presque point ma conscience. Je ne la tuerai point, je serai seulement cause de sa
Depuis dix ou douze ans, quand je veux me divertir, voir mes amis, leur donner à manger, je les mene dans une petite maison que j’ai louée à l’insçu de ma femme. D’ailleurs, je fais quelquefois des parties de campagne ; je vais aux spectacles avec des Dames ; je joue ; de tems en tems je perds. Ma femme ne sçait rien de tout cela ; & moi, par je ne sçais quel pressentiment qu’un jour elle me pousseroit à bout, & qu’il me seroit impossible de vivre avec elle, j’ai toujours eu la précaution de tenir un mémoire, & de mes pertes, & de ces dépenses qu’elle ignore. Oh ! c’est avec ce mémoire que je la tuerai, Monsieur : voilà mon poignard ; il est en bon état ; il ne la manquera pas ; le numéro des sommes écrites dessus se monte à vingt mille francs. Je le tiens tout prêt. Hier, j’avois déja tiré mon arme de ma cassette ; j’allois faire mon coup : je ne me suis jamais trouvé Monsieur, je sens bien que ce n’est que partie à remettre. Je n’en puis plus ;
Monsieur le Spectateur.
Avant que de vous entretenir sur ce qui me regarde, je suis bien aise de vous dire que je lis exactement vos discours, & que je m’y plais beaucoup, quand vous ne parlez ni d’Anciens, ni de Modernes, ni de bel esprit ; car dans ce cas, je prens, ne vous déplaise, la liberté de vous sauter ; parce que je n’aime pas les raisonnemens
Je me doute pourtant que vous pensez à merveille dans ces raisonnemens-là ; mais comme ils m’ennuyent, dès que j’en ai lu deux lignes, je n’y sçais d’autre façon que de les quitter, & de les passer pour bons, & cela fait justement votre compte & le mien. Ainsi, vous devez être content de mon procédé, & j’espere qu’en revanche vous ne me refuserez pas ce que je vous demande.
il faut avouer que cette Demoiselle est faite à peindre ; je le sçais bien, lui répondit-elle à son tour d’un ton de Confessional, & je crains bien qu’elle ne le sçache aussi.
Mais je m’amuse à babiller, sans venir au fait. Il faut me le pardonner, Monsieur : une fille de mon âge, qui parle de sa taille & de son visage, c’est tout comme si elle étoit à sa toilette : elle ne peut finir ; finissons pourtant. Je ne vous dirai rien de mon cœur ; la suite de ma lettre vous expliquera ce qu’il est. Il suffit que vous compreniez que je suis aimable ; moi je le comprends encore mieux, & voilà ma peine. Ma mere est extrêmement dévote, & veut que je le sois autant qu’elle, qui a cinquante ans passés ; n’a-t-elle pas tort ?
Quand je vous dis cela, ne croyez pas que je blâme la dévotion ; j’en ai moi-même ce qu’il m’en faut ; je suis
Je prenois déja ma secousse pour l’aller trouver, quand on m’apprit qu’elle venoit d’avoir une crise qui
Ce matin, de même que tous les matins que Dieu fit, au sortir du lit, nous avons été une heure en oraison ; ce soir, avant que de nous coucher, autre oraison de fondation & de la même durée, & le tout toujours précédé d’une lecture. Pour moi, dans toutes ces oraisons-là, j’y paye de mine. Quand le hazard nous dérange, & que je suis ma maîtresse, je fais ma priere soir & matin d’aussi bon courage qu’on le puisse. Un Pater récité à ma liberté me profite plus, que ne feroient dix années de piété
Avant-hier, j’étois seule dans la chambre de ma mere ; il entra un Ecclésiastique. Comme je ne songeois à rien, je me trouvai presque mal en le voyant, seulement à cause de son habit qui a rapport à nos fonctions dévotes.
Sçavez-vous bien, Monsieur, que je crains les suites de mes dégoûts là-dessus ? sçavez-vous bien qu’une prédication me donne la fiévre, moi qui aimerois à entendre prêcher, si je n’en avois satiété ? Ce n’est pas là tout ; si vous voyiez comme ma mère m’habille, au voile près, vous me prendriez pour une religieuse ; encore, au voile près, je me trompe, ma coëffe en est un, de la maniere dont je la mets. A l’égard de mon corps, il me va jusqu’au menton ; il me sert de guimpe : vous jugez bien qu’une ame de seize ans n’est pas à