Spectateur, lui répondit neuve, & lui dit, est-ce cela ? non, Monsieur, reprit le Libraire : le Spectateur ne paroît que par Feuilles, & le voilà. Fy, repartit l’autre : que voulez-vous qu’on fasse de ces Feuilles-là ? cela ne peut être rempli que de fadaises, & vous êtes bien de loisir, d’imprimer de pareilles choses.
L’avez-vous lû, ce Spectateur, lui dit le Libraire ? moi ! le lire, répondit-il : non, je ne lis que du bon, du raisonnable, de l’instructif, & ce qu’il me faut n’est pas dans vos Feuilles. Ce ne sont ordinairement que de petits ouvrages de jeunes gens qui ont quelque vivacité d’Ecoliers, quelques saillies plus étourdies que brillantes, & qui prennent les mauvaises contorsions de leur Esprit, pour des façons de penser légeres, délicates & cavalieres. Je n’en veux point, mon cher ; je ne suis point curieux d’originalités pueriles.
En effet, je suis du sentiment de Monsieur, dis-je alors, en me mêlant de la conversation ; il parle en In-folio, de gros tomes respectables par leur pesanteur, & qui, lorsqu’il les lit, le mettent en posture décente ; de sorte qu’à la vue du titre seul, & retournant chaque feuillet du gros livre, il puisse se dire familierement en lui-même ; voilà ce qu’il faut à un homme aussi sérieux que moi, & d’une aussi profonde réfléxion. Là-dessus il se
Ce discours surprit un peu mon homme. Il ne sçavoit, s’il devoit se fâcher ou se taire ; je ne lui donnai pas le temps de se déterminer. Monsieur, lui dis-je encore, en lui présentant un assez gros livre que je tenois : voici un Traité de morale ; Le volume n’est pas extrêmement gros, & à la rigueur on pourroit le chicaner sur la médiocrité de sa forme ; mais je vous conseille pourtant de lui faire grâce en faveur de sa matière ; c’est de la morale, & de la morale déterminée, toute crue. Malepeste ! vous voyez bien que cela fait une lecture importante, & digne du flegme d’un homme sensé ; peut-être même la trouverez-vous ennuyeuse, & tant mieux : à notre âge, il est beau de soutenir l’ennui que peut donner une matière naturelle-
Chacun a son goût, & je vois bien que vous n’êtes pas du mien, me dit alors le Personnage qui se retira mécontent & décontenancé, & que peut-être notre conversation réconciliera dans la suite avec les brochures : si ce n’est avec les miennes, qui peuvent ne le pas mériter, ce sera du moins avec celles des autres.
Rêve que j’ai promis, tout frivole qu’en paroîtra le sujet aux personnes qui lui ressemblent. Amour dont il s’agit. Eh bien, de l’amour ! le croyez-vous une bagatelle, Messieurs ? je ne suis pas de votre avis, & je ne connois guère de sujet sur lequel le sage puisse exercer ses réflexions avec plus de profit pour les hommes.
Dirai-je aux personnes, qui n’ont pas daigné lire mes feuilles précédentes, l’origine du rêve en question ? non : mon Libraire me sçauroit mauvais gré de leur épargner l’achat des brochures qui peuvent les mettre au fait de celle-ci, s’ils veulent y être. Quant à ceux qui me lisent, ils se souviendront que c’est un Espagnol qui parle.
Alors, en jetant ma vûe un peu plus loin, je découvris un Palais. L’Architecture en étoit noble & majestueuse ; les grâces s’y marioient avec la majesté, & leur accord donnoit à l’édifice un aspect touchant & respectable.
Je jugeai par quelques ruines que ce devoit être un ancien monument ; & je regardois avec application, quand, au travers de quelques arbres, il parut une femme dont la beauté me surprit : cependant, je remarquai quelque tristesse sur son visage ; elle sourit, en me voyant, & je m’avançai respectueusement vers elle, pour lui demander où j’étois.
Estime, compagne inséparable de ce Dieu.
Tout ce que vous voyez, me dit-elle, n’est fait que pour votre instruction ; c’est une image des effets que produisit autrefois l’amour chez les hommes. Cette Terre figure leur ame ; ces fleurs & ces arbres sont les vertus que l’amour y faisoit naître ; l’état mourant dans lequel vous paroissent toutes ces choses, vous marque qu’elles sont anciennes. Cette Terre ne produit aujourd’hui ni fleurs fraîches ni arbres nouveaux ; c’est que l’amour ne regne plus parmi les hommes, & qu’il n’échauffe plus leur ame du goût des vertus qu’il y faisoit germer autrefois.
Remarquez tous ces arbres fruitiers de différente espece ; ils sont le symbole de la noblesse, de la
Parmi ces arbres, vous en voyez quelques-uns dont il semble qu’on ait arraché quelques racines ; & ces racines arrachées signifient les vices que l’amour a détruit dans ces grands hommes, ou bien expriment ce qu’il a retranché de vicieux dans des sentimens mal réglés, & qu’il a rendus plus humains & plus louables.
Regardez cet arbre plus haut que les autres, & dont, en quelques endroits, on a coupé les racines ; il figure les vertus d’un jeune Héros, qui dut à son attachement pour une aimable & vertueuse personne l’estime & l’admiration que son siecle eut pour lui. Avant que l’amour l’eût assujetti sous ses Loix, la grandeur de sa naissance lui inspiroit un noble orgueil ; mais un peu d’excès dans cet orgueil en altéroit la dignité. Ce Héros étoit généreux, quand il s’offroit des occasions de l’être ; mais il ne sçavoit pas encore chercher ces occasions
Dès qu’il aima, ce ne fut plus le même homme : l’envie de devenir digne de celle qu’il aimoit, fit disparoître tous ses défauts ; l’amour purifia sa valeur & sa fierté de cet excès qui les déshonoroit toutes deux. Tout l’Empire retentit bien-tôt du bruit de ses vertus.
Je ne vous dirai rien des autres arbres, me dit alors cette femme : parcourez dans votre imagination les vertus les plus éclatantes, ces arbres les représentent toutes. A l’égard de ces fleurs, dont le nombre est presque infini, elles figurent de bonnes qualités, d’un prix
Mais avançons vers ce Palais qui a frappé vos regards ; il est temps que vous connoissiez l’amour & sa suite ; que vous appreniez ce qu’étoit autrefois son regne ; par quelles actions éclatoit le penchant dont il lioit les ames, & comment s’aimoient les deux sexes : nous descendrons dans les Jardins de l’amour, vous y verrez des Amans ; vous y verrez du moins des figures qui vous instruiront autant que feroit la réalité ; & quand vous aurez visité ce canton où nous sommes, on vous conduira dans cette autre Terre que vous avez remarquée différente de celle où vous êtes. Là, vous verrez un Monstre qu’on appelle Amour ; mais marchons, & songez à profiter de tout ce qu’on va vous montrer.
Dans la feuille suivante, je donnerai le reste du Rêve, & j’espere