XII. Discours Anonym Moralische Wochenschriften Klaus-Dieter Ertler Herausgeber Michaela Fischer-Pernkopf Herausgeber Martin Stocker Mitarbeiter Katharina Tez Mitarbeiter Sarah Lang Gerlinde Schneider Martina Scholger Johannes Stigler Gunter Vasold Datenmodellierung Applikationsentwicklung Institut für Romanistik, Universität Graz Zentrum für Informationsmodellierung, Universität Graz Graz 24.05.2019 o:mws-11C-1271 Anonym: Le Spectateur français ou le Socrate moderne. Paris: Etienne Papillon 1716, 71-75, Le Spectateur ou le Socrate moderne 3 012 1716 Frankreich Ebene 1 Ebene 2 Ebene 3 Ebene 4 Ebene 5 Ebene 6 Allgemeine Erzählung Selbstportrait Fremdportrait Dialog Allegorisches Erzählen Traumerzählung Fabelerzählung Satirisches Erzählen Exemplarisches Erzählen Utopische Erzählung Metatextualität Zitat/Motto Leserbrief Graz, Austria French Menschenbild Immagine dell'Umanità Idea of Man Imagen de los Hombres Image de l’humanité Imagem humana France 2.0,46.0

XII. Discours

Cur alter fratrum cessare, & ludere, & ungi Præferat Herodis palmetis pinbuibus ; alter Dives & importunus, ad umbram lucis ab ortu Sylvestrem flammis & ferro mitiget agrum ?

Hor. L. ii. Ep. ii. 183.

Mais de dire pourquoi, de deux Freres, l’un préféra le repos, les jeux & une vie délicieuse à tous les Oliviers de la Palestine ; & l’autre, riche & puissant, se tourmentera, depuis le matin jusqu’au soir, à cultiver son champ, à en brûler les mauvaises herbes ?

D’où vient que les Hommes ne suivent pas dans la pratique, les Maximes qu’ils adoptent dans la speculation ?

Mr. le Spectateur,

« Il y a une chose que j’ai souvent attendue dans vos Discours, & que je m’étonne de n’y avoit pas trouvée jusques-ici, d’autant plus que c’est un sujet tout nouveau, qui n’a jamais été manié par un autre, qu’il me paroît digne de votre plume, & qu’il me semble quadrer le mieux du monde avec votre Dessein : Je veux dire, d’où peut venir que les plus beaux Esprits & les plus vastes Genies, qui ont tous les talens nécessaires pour se bien aquiter de leur devoir, & de outre sorte d’Emplois dans la Vie civile ; qui ont des idées fort justes à cet égard, & qui en ont même donné de très-bonnes leçons au Public ; d’où peut venir, dis-je, que leur conduire est presque toûjours oposée à leurs Maximes, & qu’ils pratiquent si mal ce qu’ils enseignent aux autres ? C’est un déréglement qui tient sans doute du prodige, & qui n’est pas moins odieux, dans la Morale qu’un Monstre l’est dans la Nature, avec cette seule différence qu’il arrive plus souvent que le dernier ; ce qui en aggrave beaucoup l’horreur. Quel nuage ne répand-il pas sur l’Esprit & sur le Savoir ; & quelle idée peut-on se former de ces Gens, qui, malgré toutes leurs belles qualitez, sont incapables de se rendre heureux & de servir leurs Amis ; lorsque tout le monde voie qu’ils pourroient se distinguer à ces deux égards ? Pour moi, je ne trouve rien de plus surprenant que de voir un de ces Hommes illustres dépenser un Bien considérable s’endetter jusqu’aux oreilles, & laisser à la fin, dans la misere, non seulement sa propre famille, mais aussi celles des autres, sans se mettre en peine de l’avenir, ni du compte qu’il sera obligé d’en rendre un jour ; pendant qu’un Homme de néant qu’on ne soupçonneroit presque pas d’avoir une ame raisonnable, s’éleve à une haute fortune, & devient le Chef d’une famille, qui a les moyens & la volonté de s’attirer l’estime de sa Patrie, par des services réels. C’est ce que l’expérience de tous les jours nous aprend ; mais quoique le Fait faute aux yeux de tout le monde, nous en ignorons les causes, & je ne doute pas que le Public ne vous en remerciât, si vous aviez la bonté de nous les découvrir. Je suis, &c. »

Mon Correspondant n’est pas le seul qui soit frapé de cette bizarrerie de l’Esprit Humain ; on l’a remarquée de tout tems. Horace reflechit là-dessus d’une maniere fort agréable dans le Il est cité au long dans le ii. Tome p. 232.Caractere qu’il nous donne de Tigellius. Ce bon ménager, à l’entendre philosopher, se bornoit quelquefois aux simples nécessitez de la Vie, & méprisoit tout le reste ; mais trois jours après, il auroit dépensé quatre mille Pistoles, s’il les avoit eues. Il n’étoit pas moins inégal en toute autre chose ; & si l’on examine bien cette contradiction perpetuelle où les Hommes tombent, on verra qu’elle naît d’une certaine incapacité où ils sont de se posseder eux-mêmes, & de s’entretenir de leurs propres pensées. Feu Mr. Boileau nous a décrit cette humeur bizarre en des termes si vifs & si naturels, que je ne saurois m’empêcher d’en copier ici un endroit, où il s’exprime en ces mots :

Ces fix Vers sont dans sa viii. Satire, & je les ai mis à la place d’une douzaine du fameux Poëte Dryden, qui se trouvent dans l’Original.Voilà l’Homme en effet. Il va du blanc au noir. Il condamne au matin ses sentimens du soir. Importun à tout autre, à soi même incommode, Il change à tous momens d’esprit comme de mode ; Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc : Aujourd’hui dans un casque, & demain dans un froc.

Quoiqu’il en soit, cette inatention de l’Ame, qui se fuit elle-même, entraîne le Prodigue d’objet en objet, & s’il dépense beaucoup plus qu’un autre c’est parce qu’il est affailli d’une plus grande foule de besoins. Mais s’il y a tant d’Hommes qui suivent ce malheureux train de vie jusques à leur dernier soupir, cela vient de ce qu’ils ignorent que les autres les regardent avec mépris, ou plutôt de ce qu’ils ne sont pas méprisez au point qu’ils le méritent. Habenda autem est ratio rei familiaris, quam quidem dilabi finere, flagitiosum est. De Officis Lib. ii. c. 18.Ciceron nous dit que c’est un crime de laisser dépérir son Patrimoine. En effet, l’exil n’est rien, comparé à la mortification que ressent un jeune Homme à la vue d’un beau Domaine, dont il se voit privé par l’injustice de son Pere. Y a-t-il rien aussi qui aproche de la douleur d’un Pere, qui vient à penser que son Fils seroit plus heureux, s’il étoit né de tout autre que de lui & ne faut-il pas être Pere, pour en concevoir toute l’amertume ?

Peut-être qu’on n’y fait pas beaucoup d’attention ; mais il est de la derniere importance de savoir jouir de la Vie, & la goûter, sans aucun mélange des paillons tumultueuses, ou de quelque apétit criminel. Faute de réfléchir, le Monde est plein de Mangeurs & de Buveurs, & d’une troupe innombrable de Fainéans, qui, pour ne pas demeurer les bras croisez, s’occupent toute leur vie à exercer leur Attouchement, ou leur Goût. Que dirons-nous de la tranquille societé des Fumeurs, & de ceux qui prennent du Tabac en poudre ?

Mon Correspondant a beau s’étonner que les plus lourds Esprits gagnent du bien dans le Monde, & qu’ils s’enrichissent plutôt que les autres ; ils sont taillez pour cela, & ils peuvent attendre, avec patience, un profit éloigné, puis qu’aucune passion violente, ni aucun desir immoderé, ne les détourne jamais de leur but. Pour ceux qui sont adonnez au Plaisir, les Affaires ne sauroient que les interrompre ; mais pour ceux qui ont de l’indifférence à l’égard du premier, les Affaires leur servent d’entretien. & de passe-tems. Aussi a-t-on dit d’une de ces Têtes pesantes qui s’aplique beaucoup, qu’on ne doit pas l’en estimer davantage, puis-qu’il seroit bien embarrassé de sa personne, s’il n avoit quelque chose qui l’occupât.

T.

XII. Discours Cur alter fratrum cessare, & ludere, & ungi Præferat Herodis palmetis pinbuibus ; alter Dives & importunus, ad umbram lucis ab ortu Sylvestrem flammis & ferro mitiget agrum ? Hor. L. ii. Ep. ii. 183. Mais de dire pourquoi, de deux Freres, l’un préféra le repos, les jeux & une vie délicieuse à tous les Oliviers de la Palestine ; & l’autre, riche & puissant, se tourmentera, depuis le matin jusqu’au soir, à cultiver son champ, à en brûler les mauvaises herbes ? D’où vient que les Hommes ne suivent pas dans la pratique, les Maximes qu’ils adoptent dans la speculation ? Mr. le Spectateur, « Il y a une chose que j’ai souvent attendue dans vos Discours, & que je m’étonne de n’y avoit pas trouvée jusques-ici, d’autant plus que c’est un sujet tout nouveau, qui n’a jamais été manié par un autre, qu’il me paroît digne de votre plume, & qu’il me semble quadrer le mieux du monde avec votre Dessein : Je veux dire, d’où peut venir que les plus beaux Esprits & les plus vastes Genies, qui ont tous les talens nécessaires pour se bien aquiter de leur devoir, & de outre sorte d’Emplois dans la Vie civile ; qui ont des idées fort justes à cet égard, & qui en ont même donné de très-bonnes leçons au Public ; d’où peut venir, dis-je, que leur conduire est presque toûjours oposée à leurs Maximes, & qu’ils pratiquent si mal ce qu’ils enseignent aux autres ? C’est un déréglement qui tient sans doute du prodige, & qui n’est pas moins odieux, dans la Morale qu’un Monstre l’est dans la Nature, avec cette seule différence qu’il arrive plus souvent que le dernier ; ce qui en aggrave beaucoup l’horreur. Quel nuage ne répand-il pas sur l’Esprit & sur le Savoir ; & quelle idée peut-on se former de ces Gens, qui, malgré toutes leurs belles qualitez, sont incapables de se rendre heureux & de servir leurs Amis ; lorsque tout le monde voie qu’ils pourroient se distinguer à ces deux égards ? Pour moi, je ne trouve rien de plus surprenant que de voir un de ces Hommes illustres dépenser un Bien considérable s’endetter jusqu’aux oreilles, & laisser à la fin, dans la misere, non seulement sa propre famille, mais aussi celles des autres, sans se mettre en peine de l’avenir, ni du compte qu’il sera obligé d’en rendre un jour ; pendant qu’un Homme de néant qu’on ne soupçonneroit presque pas d’avoir une ame raisonnable, s’éleve à une haute fortune, & devient le Chef d’une famille, qui a les moyens & la volonté de s’attirer l’estime de sa Patrie, par des services réels. C’est ce que l’expérience de tous les jours nous aprend ; mais quoique le Fait faute aux yeux de tout le monde, nous en ignorons les causes, & je ne doute pas que le Public ne vous en remerciât, si vous aviez la bonté de nous les découvrir. Je suis, &c. » Mon Correspondant n’est pas le seul qui soit frapé de cette bizarrerie de l’Esprit Humain ; on l’a remarquée de tout tems. Horace reflechit là-dessus d’une maniere fort agréable dans le Il est cité au long dans le ii. Tome p. 232.Caractere qu’il nous donne de Tigellius. Ce bon ménager, à l’entendre philosopher, se bornoit quelquefois aux simples nécessitez de la Vie, & méprisoit tout le reste ; mais trois jours après, il auroit dépensé quatre mille Pistoles, s’il les avoit eues. Il n’étoit pas moins inégal en toute autre chose ; & si l’on examine bien cette contradiction perpetuelle où les Hommes tombent, on verra qu’elle naît d’une certaine incapacité où ils sont de se posseder eux-mêmes, & de s’entretenir de leurs propres pensées. Feu Mr. Boileau nous a décrit cette humeur bizarre en des termes si vifs & si naturels, que je ne saurois m’empêcher d’en copier ici un endroit, où il s’exprime en ces mots : Ces fix Vers sont dans sa viii. Satire, & je les ai mis à la place d’une douzaine du fameux Poëte Dryden, qui se trouvent dans l’Original.Voilà l’Homme en effet. Il va du blanc au noir. Il condamne au matin ses sentimens du soir. Importun à tout autre, à soi même incommode, Il change à tous momens d’esprit comme de mode ; Il tourne au moindre vent, il tombe au moindre choc : Aujourd’hui dans un casque, & demain dans un froc. Quoiqu’il en soit, cette inatention de l’Ame, qui se fuit elle-même, entraîne le Prodigue d’objet en objet, & s’il dépense beaucoup plus qu’un autre c’est parce qu’il est affailli d’une plus grande foule de besoins. Mais s’il y a tant d’Hommes qui suivent ce malheureux train de vie jusques à leur dernier soupir, cela vient de ce qu’ils ignorent que les autres les regardent avec mépris, ou plutôt de ce qu’ils ne sont pas méprisez au point qu’ils le méritent. Habenda autem est ratio rei familiaris, quam quidem dilabi finere, flagitiosum est. De Officis Lib. ii. c. 18.Ciceron nous dit que c’est un crime de laisser dépérir son Patrimoine. En effet, l’exil n’est rien, comparé à la mortification que ressent un jeune Homme à la vue d’un beau Domaine, dont il se voit privé par l’injustice de son Pere. Y a-t-il rien aussi qui aproche de la douleur d’un Pere, qui vient à penser que son Fils seroit plus heureux, s’il étoit né de tout autre que de lui & ne faut-il pas être Pere, pour en concevoir toute l’amertume ? Peut-être qu’on n’y fait pas beaucoup d’attention ; mais il est de la derniere importance de savoir jouir de la Vie, & la goûter, sans aucun mélange des paillons tumultueuses, ou de quelque apétit criminel. Faute de réfléchir, le Monde est plein de Mangeurs & de Buveurs, & d’une troupe innombrable de Fainéans, qui, pour ne pas demeurer les bras croisez, s’occupent toute leur vie à exercer leur Attouchement, ou leur Goût. Que dirons-nous de la tranquille societé des Fumeurs, & de ceux qui prennent du Tabac en poudre ? Mon Correspondant a beau s’étonner que les plus lourds Esprits gagnent du bien dans le Monde, & qu’ils s’enrichissent plutôt que les autres ; ils sont taillez pour cela, & ils peuvent attendre, avec patience, un profit éloigné, puis qu’aucune passion violente, ni aucun desir immoderé, ne les détourne jamais de leur but. Pour ceux qui sont adonnez au Plaisir, les Affaires ne sauroient que les interrompre ; mais pour ceux qui ont de l’indifférence à l’égard du premier, les Affaires leur servent d’entretien. & de passe-tems. Aussi a-t-on dit d’une de ces Têtes pesantes qui s’aplique beaucoup, qu’on ne doit pas l’en estimer davantage, puis-qu’il seroit bien embarrassé de sa personne, s’il n avoit quelque chose qui l’occupât. T.